Conférence-débat du 18 juin 1991
Auditorium du Musée d’Histoire (Marseille)
Françoise HERITIER-AUGE, Professeur au Collège de France,
Directeur du Laboratoire d’Anthropologie sociale, présidente du Comité National du SIDA
Association Mémoire des Sexualités
Transcription : Anne Guérin – mise en forme : Pascal Janvier
Sexe biologique,
sexe social
La construction sociale du genre
Mon approche est celle d’une anthropologue qui s’intéresse moins à la réalité concrète des rôles assumés par l’un et l’autre sexe dans diverses sociétés
qu’aux systèmes idéologiques de représentation de la différence sexuelle, ce point de butoir de toute pensée humaine, différence radicale, scandale
permanent si l’on veut, mais dont l’humanité a dû s’accommoder à un double point de vue. Primo dans la matérialité des faits : la conjonction nécessaire
des sexes pour la reproduction et l’échange des femmes pour la paix, l’alliance entre groupes et la constitution de sociétés viables. Secundo, dans la
représentation de cette réalité pour en tirer non seulement le système des oppositions qui fondent toute pensée scientifique ou populaire (abstraites :
identique / différent, continu / discontinu, un / multiple… mais aussi concrètes : chaud / froid, sec / humide, fort / faible, sombre / clair, plein / vide…..).
Oppositions concrètes où l’on reconnaîtra aisément un double classement des valeurs contrastées usuellement appliquées au masculin et au féminin.
Je vais donc, pour commencer :
• Brosser un tableau rapide et partiel de certains modèles récurrents, peut-être des invariants, de la façon dont des sociétés humaines,
les hommes qui les constituent, se sont représentés les mécanismes de la reproduction, plus particulièrement ceux de la
détermination du sexe.
• Dire comment ils ont perçu et classé la différence substantielle du masculin et du féminin.
• Enfin, dire comment le genre est àconstruire parce qu’il n’est pas de fait naturellement donné par la différence sexuelle. Se greffe sur
la différence initiale un apprentissage dont la nature même dans certaines sociétés conduit, statutairement, institutionnellement, à
ce que j’ai appelé les ambiguïtés de l’identité sexuelle.
La détermination à l’avance du sexe de l’enfant à naître n’est pas le point qui semble avoir le plus préoccupé les hommes, encore qu’on trouve la trace de
cette curiosité dans de nombreux textes de littérature orale, notamment africaine. Dans la plupart des sociétés pour lesquelles il existe une
documentation ethnographique sur la question, il semble qu’avec sagesse on ait placé la question du sexe de l’enfant à naître sous le signe de la
contingence et du hasard. Mais parfois, peuvent influer des diètes particulières, ou des températures ambiantes, l’âge des parents, le moment de la
conception, ou plus souvent, la victoire d’un sexe sur l’autre, lors du rapport sexuel dans ce qui est conçu comme un conflit de forces ou d’intérêts. Nous
verrons cela un peu plusavant.
De l’IMPORTANCE de la NORME SOCIALE
Ce qu’il importe de dire tout d’abord, c’est qu’il faut entendre ces représentations, ces conceptions comme faisant parties pour chaque population d’un
système général d’interprétation qui cherche à rendre compte de façon cohérente de la totalité des faits observables et surtout de justifier la norme
sociale qu’il convient de respecter. Or, la matière première du symbolique, ce qui est donné à voir depuis les origines de l’homme en société, c’est le
corps. La mise en contact intime des corps est nécessaire pour procréer. Et il n’existe pas de sociétés où l’on ne pense et n’articule le fait que lors de cette
mise en contact, les substances humorales sont amenées à se toucher, à circuler de l’un à l’autre, à s’échanger. Passe du corps masculin au corps féminin
une substance qui n’est pas du sang, le sperme, mais qui est censé le convoyer, bien souvent, dans tous les cas à coup sûr où les théories locales (y
compris dans des sociétés matrilinéaires) font que l’enfant reçoit tout de son père, la mère fournissant seulement le lieu de passage. On dit qu’elle est
une besace, un sac, une marmite où cuit l’enfant, la pirogue qu’il emprunte pour passer d’une rive à une autre, le portefeuille où le mari enferme ses
richesses… toutes métaphores dont on use plus ou moins élégamment.
De la DIFFERENCE SEXUELLE
HISTORIQUE
D’ou de multiples questions. D’où proviennent le sang et le sperme ? Par quels mécanismes se constituent-ils dans le corps ? Quels rapports
entretiennent-ils entre eux ? Que se passe-t-il lors de la conception ? Quel est le rapport entre lien biologique et lien social ? Qu’est-ce qui fonde la
filiation, la continuité entre les vivants et les morts selon les lignes croisées de l’engendrement ? Qu’est-ce que la personne ? Comment est-elle constituée
? Que transmet-elle ? Comment se combinent dans l’enfant les apports qu’il tient de se deux parents, ou sinon, quel est celui des deux qui domine ?
Comment s’expliquent les ressemblances ? Comment faut-il agir et à quelles règles se conformer ?
Chaque groupe humain secrète sa propre théorie. On peut prétendre que ces théories sont dépourvues de fondement scientifique
(encore qu’on puisse caractériser comme d’ordre rationnel une démarche de pensée qui part de l’observation, de l’expérience sinon de
l’expérimentation pour aboutir à une théorie explicative) mais sont tenues pour vraies car elles suffisent à rendre efficacement compte
des faits étalés au regard.
Par ailleurs, il faut comprendre que seul un petit nombre de modèles explicatifs est à même de répondre à ces questions centrales.
Pour la raison que « les possibilités sont limitées ». Expression que je reprends à un anthropologue un peu oublié du début de ce siècle,
Alexander Goldenweiser. Cela signifie que la réflexion qui y conduit est contrainte de rendre compte du même donné empirique
directement observable, qui laisse peu de possibilités de choix. La forme de la réponse est déjà dans les choses. La réflexion sur la
genèse du sperme et du sang et sur leurs rapports, par exemple, est si fortement ancrée dans l’anatomie et la physiologie du corps,
animal et humain, qu’en des lieux et à des époques divers ont été élaborées des théories étonnamment semblables d’une part, et dont
la pénétration explicative et la sophistication rencontrent parfois celles des connaissances les plus modernes d’autre part. Je veux parler
du modèle très courant et trèsarchaïque, puisqu’on le trouve dans des papyrus d’art vétérinaire dès la deuxième dynastie pharaonique,
fondée sur une propriété de l’appareil génital du taureau (et de bien d’autres mammifères). Le taureau est le substitut de Pharaon dont
il représente la force. Le pénis taurin est solidement arrimé par un muscle aux dernières vertèbres avant la queue. Les anatomistes
égyptiens voyaient l’ensemble vertèbres/pénis comme un même organe, le « générateur ». L’épine dorsale avec la moelle jouait le rôle
de collecteur et de diffuseur de la semence qui trouvait son origine dans la moelle rougeâtre des os. Le sperme provient ainsi des os et
aussi de la tête, du crâne, et descend le long de l’épine dorsale. Une confusion est établie entre les deux types de moelle. La « semence
dans les os » est un modèle extrêmement répandu (qui justifie notamment la chasse aux têtes et toute une série d’autres usages).
Léonard de Vinci, dans certaines de ses coupes anatomiques sagittales, montre la liaison entre canaux spermatiques et épine dorsale,
tout comme des textes anatomiques illustrés chinois dits « des trois cuiseurs », qui montrent la communication directe entre les os,
l’épine dorsale et le système génital masculin.
Abstraction faite du rôle de collecteur de l’épine et de l’assimilation qui est faite entre moelle épinière, cerveau et semence, l’idée
maîtresse est toujours le stockage, le renouvellement de la semence dans les os, dans la moelle des os, ce qui rencontre notre
connaissance moderne de la fonction hématopoïétique de cette moelle, dans la mesure où la semence est l’aboutissement dans les
théories locales d’un processus plus ou moins compliqué et où les étapes peuvent être différemment disposées, mais qui unit toujours
moelle -> sang -> semence, ou moelle -> graisse -> semence -> sang…, que s’intercalent ou non d’autres composantes comme les
tendons, la chair, la lymphe… comme dans les modèles hindous par exemple.
BIOLOGIQUE et SOCIAL
Sur la sophistication des modèles qui conjuguent le biologique et le social et qui impliquent des réflexions sur des paradigmes fondamentaux, je
prendrai le cas, exemplaire à plus d’un titre des Samo du Burkina-Faso ont un système d’alliance, dit semi complexe, qui interdit toute alliance dans des
lignages, définis par la filiation patrilinéaire, avec des consanguins cognatiques sur trois générations. C’est ainsi que Ego ne peut épouser quiconque
appartient aux groupes de filiation de sa mère, et de ses grands-mères, ni toute personne dont la mère ou les grands-mères sortent du même groupe que
sa mère ou ses grands-mères, ou appartiennent à son propre groupe patrilinéaire de filiation, évidemment. L’explication qu’ils en donnent est qu’il n’est
pas possible de combiner par l’alliance des souches sanguines identiques. La rencontre sexuelle de deux personnes ayant, même partiellement, une
substance commune, a des effets néfastes pour les individus, le groupe, le monde qui les entoure.
Il faut que je précise que nous touchons là un point fondamental de la réflexion des groupes humains : celui qui veut que le monde soit en équilibre, et
en équilibre instable. Les agencements structuraux sont très simples. Il n’y a de choix qu’entre deux possibilités. Ou bien le cumul d’identique est censé
produire de mauvais effets : il est alors prohibé, et on recherche à l’inverse l’association, la juxtaposition ou la combinaison d’éléments de nature
différente. Ou le cumul d’identiques est censé produire de bons effets, et il est alors recherché. Dans les sociétés qui les interdisent, les cumuls
d’identiques entraînent la stérilité du monde et des humains selon deux modes apparemment contradictoires, mais qui aboutissent au même résultat. A
savoir, par desséchement (assèchement du sol, tarissement de la pluie et pour l’homme : chaleur, fièvre, émaciation, aménorrhée) ou par liquéfaction
(pluies, inondations, écoulement divers : hémorragies, diarrhées, pourrissement, lorsque l’humide coule dans le même sens, lorsque l’humide attire
l’humide, ou également hydropisie, ascite, hydrocéphalie….., éléphantiasis des parties génitales c’est-à-dire des retentions de fluides, lorsque ces mêmes
éléments humides se repoussent).
Donc les Samo refusent le cumul d’identique, mais pour ce qui est des cognats par les lignages de la mère et des grands-mères, le mariage est possible,
lorsque trois générations ont passé après l’ancêtre commun. Or l’enfant tient son sang de son père, porte par la semence du père, et il en produit sa vie
durant à partir de la moelle de ses os qu’il renouvelle par son alimentation. Dans ce modèle Samo de répartition des apports paternels et maternels, il
tient ses os de sa mère, qui les a fabriqués à partir du sang qu’elle a reçu de son père et de celui qu’elle a fabriqué à partir des os qui lui viennent du sang
de son grand-père maternel par l’intermédiaire de sa mère. Aussi le sang que l’enfant reçoit de son père est aussi un composée, puisqu’il est pour partie
produit par la moelle des os du père, ce qui le fait dériver partiellement de la souche du père de sa mère (le père de la mère du père de cet enfant de
référence ; ligne 2 du schémaci-dessous).
Ce produit composite n’est cependant pas
homogène. Les pondérations des apports
varient. Au premier plan, du côté du père, la
marque de la souche sanguine du père,
transmise de père en fils (ligne 1 du schéma) ;
puis vient celle de la souche agnatique de la
mère du père (ligne 2), et à titre résiduel les
marques des souches agnatiques des deux
grands-mères du père (lignes 3 et 4).
Du côté de la mère de l’enfant, qui lui donne ses os dont la moelle sera productrice de sang, on distingue également les quatre souches
: en note majeure, celle du lignage agnatique dont la mère est issue (ligne 1’), puis en mineur, celle de la mère de la mère (ligne 2′), et
de façon résiduelle, celles des deux grands-mères de la mère (lignes 3′ et 4′). Ainsi tout enfant porte en lui huit souches sanguines,
deux majeures, deux mineures, quatre résiduelles. Mais il n’en transmet que quatre à ses propres enfants, sous forme de sang ou d’os.
Selon qu’il est homme ou femme, il transmet la dominante de ses deux séries, puis la mineure. Son conjoint fournissant à l’enfant ses
quatre autres souches, dans le même ordre. Par mariage, Ego transmet à ses enfants ses lignes de sang 1+1′, puis 2+2′, son conjoint
fournissant les quatre autres lignées sanguines de l’enfant.
Ainsi, le classement hiérarchiquement ordonné de sangs qui s’associent et se dissocient fait du sang une substance variable, non homogène, où le sang
paternel est toujours au premier plan, ce qui conforte l’idéologie patrilinéaire de la filiation. Par ailleurs, il apparaît qu’il faut effectivement trois
générations pour que disparaissent dans deux individus (homme et femme) apparentés, les marques résiduelles provenant des lignages des grandsmères
de leurs parents. Ainsi, les deux séries constituées par les règles sociales de l’alliance d’une part, qui interdisent cette alliance entre les
consanguins dont j’ai parlé plus haut, les représentations d’ordre génétique de la création et de la transmission du sang et du sperme d’autre part,
convergent étroitement. Sont interdites comme incestueuses, desséchant le corps de ses humeurs et conduisant à la stérilité des individus, à la stérilité
des troupeaux, à la sécheresse climatique, l’assèchement des nappes phréatiques….., des unions qui, traduites en termes de marques sanguines,
rapprochent deux individus qui auraient en commun une même marque majeure ou mineure dans l’un ou l’autre des deux registres : sang du père, os et
moelle de la mère. Il est possible d’épouser un partenaire qui aurait de façon résiduelle une des marques majeures ou mineures d’Ego. Mais c’est entre
porteurs de
mêmes marques résiduelles, celles des arrière-grands-mères, qui ne sont pas transmises à la génération suivante, que l’on trouve les meilleurs conjoints
potentiels. Si trop d’identités nuit : deux marques majeures ou mineures semblables tarissent les possibilités de descendance, il est bon cependant que
des sangs différents soient quelque peu familiers l’un à l’autre. La recherche de la distance parfaitement équilibrée entre le milieu proche et le monde
lointain, entre l’inceste et le total étranger, est aussi la recherche de la parfaite harmonie des sangs.
On le voit, c’est là une théorie complexe et savante. Ailleurs, on cherche à familiariser les sangs étrangers l’un avec l’autre en faisant ingérer par la future
épouse, dès son enfance, des substances végétales censées être le support du sang du mari, et qui vont la mithridatiser en quelque sorte, lors du choc du
premier contact. Ainsi chez les Nyakyusa. Chez les Hima, cette mithridatisation de l’épouse, pour lui permettre de concevoir, se fait par le substitut de
l’urine du futur mari avec laquelle on lui frotte périodiquement les cuisses. Il s’agit toujours, dans ces différents cas, de sociétés qui refusent le cumul
d’identique, tout en ne recherchant pas la différence absolue. Si des raisons démographiques y contraignent, il faut apprivoiser la différence par diverses
techniques, comme celles-ci.
Ne pas CROISER les SANGS
De toutes façons, tirons un premier enseignement : la reproduction implique qu’on ne peut jamais « croiser les sangs », les faire se rencontrer, de
n’importe quelle façon. Entrent en compte les théories locales sur la part qui provient de chacun des parents dans l’individu, et l’idée fondamentale que
l’on se fait de l’identité. Les règles matrimoniales en découlent, ou pour parler plus justement, sont compatibles avec ces représentations. La
détermination du sexe est fonction de la plus ou moins grande force des humeurs dans l’individu reproducteur à un moment donné ou de certaines des
composantes de sa personne qui sont associées à ces humeurs, d’ou le malheur ou la dérision qui s’attachera par exemple à l’homme qui n’engendre
que des filles, dans certaines sociétés.
Ajoutons sans s’y attarder, deux autres contraintes, que l’on peut présenter comme des invariants. Il est rare que l’on puisse « croiser les
générations » : l’apanage de la reproduction appartient à une génération et à une seule, le plus souvent, et les parents doivent s’arrêter
de procréer lorsque le premier fils, ou la première fille, a commencé à son tour à le faire. Inversement, les enfants ne peuvent
commencer à procréer sans en avoir reçu l’assentiment des parents. On ne peut non plus croiser les « genres » ; qu’il s’agisse d’un en
deçà : relations incestueuses, homosexuelles, auto-sexuelles, ou d’un au-delà : relations avec le monde des dieux, des morts, des
animaux, ou même certains objets inanimés, mais qui représentent la divinité (pierres sacrées et intouchables de la royauté, par
exemple). Ces contacts entraînent les mêmes effets stérilisants par assèchement ou liquéfaction, ce que les Grecs appelaient le loimos,
la malédiction, ou la naissance du monstre, celui dans lequel l’espèce ne se reconnaît pas. Le monstre, le « produit mal formé » des
Sumériens, le teras des Grecs, l’androgyne ou l’hermaphrodite des Romains, enfants néfastes que l’on jette à l’eau, sont les signes du
fléau, du loimos, de la pestilentia.
Sanction du sacrilège contre un sanctuaire d’Apollon, Eschyle décrit ainsi la malédiction divine : « Que la terre ne porte plus de fruits,
que les femmes ne mettent plus au monde d’enfants semblables à leurs parents, mais des monstres, que même dans les troupeaux,
les nouveaux-nés ne soient pas conformes à la nature de leur genre ». Mal envoyé par les dieux, le loimos frappe la collectivité tout
entière de stérilité ; stérilité de la terre, des femmes, des animaux. Tite-Live rapporte des calamités survenues en 200 av J.C : « Toutes
ces choses affreuses, hideuses, parurent être le fait d’une nature qui aurait confondu et brouillé les germes. On eut surtout horreur des
hermaphrodites. On en trouva qui furent conduits à la mer comme l’avait été un foetus atteint de la même étrangeté ». Seuls les dieux
peuvent mêler les genres et les générations. Hésiode pensait que la race humaine s’éteindrait quand les hommes naîtraient avec les
cheveux blancs (autre forme de monstruosité), autrement dit lorsque serait interverti l’ordre naturel des choses, et l’ordre apparent des
générations.
Le « choix » du sexe
Ce qui noua amène à Aristote et à la raison pour laquelle, au-delà des modèles de la reproduction et de la répartition des apports paternels et maternels,
naissent tantôt des filles, tantôt des garçons, car la première monstruosité pour Aristote est la naissance de filles. Ce sera mon deuxième point
Nous avons évoqué plus haut un rapport de forces entre les semences et les sexes. C’est vrai dans nombre de théories locales. Chez les Azandé, par
exemple, sperme et mucus féminin contiennent des mbismo ou « âmes d’enfants », à partir du moment, après la puberté, où ces liqueurs prennent de la
consistance, s’épaississent. Le choix du sexe dépend du nombre en présence de mbismo dans chacun des deux fluides. Chez les Navajo, c’est un combat
sauvage qui est censé se passer. Si l’homme domine, il concevra un fils ; s’il est dominé, la plus forte des probabilités est que la femme ne concevra pas
du fait de la croyance que la nature féminine est hostile par essence à la reproduction, et qu’elle doit y être contrainte. Mais revenons à Aristote qui a
élaboré en ce domaine un des plus beaux modèles explicatifs qui soient. Modèle où nous allons retrouver bien des points de la génétique sauvage des
populations censées être primitives que nous avons citées. La source est le Livre IV de l’ouvrage « De la Génération des Animaux » (Les Belles Lettres,
1961).
Pour Anaxagore, la détermination du sexe vient du père. Les garçons provenant du testicule droit, le plus chaud, les filles du gauche. Pour Empédocle,
c’est la plus ou moins forte chaleur de la matrice, selon l’état du sang menstruel, qui fait naître un garçon ou une fille. Aristote critique ses devanciers sur
certains points, car ce n’est pas une mince affaire, dit-il, que de démontrer que la mise au froid déclenche la production d’un utérus, bien qu’il conserve
l’opposition entre chaud et froid. De façon plus fondamentale, il postule que le sperme n’apporte aucune matière au fœtus. Il est pur pneuma, souffle et
puissance.
Le mâle est celui qui est capable de réaliser, par la force de sa chaleur, la coction du sang, qui est le résidu ultime de la nourriture, et de la transformer en
sperme. « Il émet un sperme qui contient le principe de la forme », et par principe il faut entendre le premier moteur, que l’action soit menée en lui-même
ou en un autre être. Or, la femelle, matière, n’est que « réceptacle ». Si toute coction exige la chaleur, le sperme étant l’aboutissement épuré de la coction
du sang, le mâle est donc doté d’une chaleur plus grande que la femelle. C’est d’ailleurs parce qu’elle est froide que la femelle a plus de sang et qu’elle
en perd. Sinon, elle en ferait du sperme. Cette différence fondamentale en chaud et froid implique la différence en taille des organes. Un sexe, chaud,
secrète un résidu pur en petite quantité que les testicules suffisent à stocker. L’autre, froid, incapable d’arriver à cette coction, a besoin d’un organe plus
vaste, l’utérus. A chaque puissance correspond un organe approprié.
Pourquoi l’homme engendre-t-il cependant des filles, et même des filles qui ressemblent parfois à leurs mères ? C’est « quand le
principe du mâle ne domine pas, qu’il est incapable d’opérer la coction faute de chaleur et n’impose pas sa propre forme. Il se montre
inférieur à ses taches, il est nécessaire alors qu’il se change en son contraire ». L’engendrement de filles est ainsi le résultat
d’impuissance partielle. « Car le contraire du male est le femelle ». Cela se vérifie, dit-il, dans les faits. Jeunes et vieux parents donnent
plus souvent naissance à des filles qu’à des garçons. « Chez les premiers, la chaleur n’est pas encore parfaite, chez les autres, elle fait
défaut ». Ils ont des spermes fluides et humides, ce qui signe le manque de chaleur du corps. On fait d’ailleurs plus de mâles quand le
vent est au Nord, car le vent du Sud apporte l’humidité, et l’homme a plus de mal à opérer alors la coction. D’autres causes
accidentelles jouent, car les règles viennent aux moments les plus froids et humides et à la disparition de la lune. Interviennent aussi
les conditions atmosphériques, la nature des aliments, de l’eau. Dure et froide, elle facilite la naissance de femelles. C’est du froid qui
s’ajoute à du froid, et rend plus ingrate la tâche de coction et de transformation du sang en sperme qui incombe àl’homme.
Encore ne s’agit-il là que de causes accidentelles. Si seule la puissance était en acte, il n’y aurait que des mâles engendrés. « Le tout
premier écart, écrit-il, est la naissance d’une femelle au lieu d’un mâle. Mais elle est nécessitée par la nature, car il faut sauvegarder le
genre des animaux où mâles et femelles sont distincts ». Eidos et non Genos. Toute chose peut s’altérer. S’altérant, elle se transforme en
son contraire. Nous retrouvons cette opposition fondamentale entre identique et différent, le même et son contraire. D’ou, dans la
génération, ce qui ne domine pas s’altère en son contraire, selon la nature de la puissance qui a manqué à l’agent générateur.
Aristote distingue trois éléments dans la puissance mâle du sperme qui peuvent s’altérer en leur contraire :
– La puissance générique masculine, qui donne le mâle. Dominée, le produit sera féminin.
– La puissance individuelle, qui fait que ce mâle est cet individu particulier. Si celle-la seule est dominée, le produit mâle, issu de la puissance générique,
ressemblera non pas à son père, mais à sa mère. La puissance générique, dominée ou non, donne le sexe. La puissance individuelle, dominée ou non,
donne les lignes de la ressemblance. Si les deux puissances mâles, générique et individuelle, n’arrivent pas à dominer, à créer la forme, sur la matière
féminine, le produit sera une fille qui ressemble à sa mère. Il n’y a cependant pas de symétrie. De la défaillance du masculin ne s’ensuit pas l’existence
d’une authentique puissance féminine qui imposerait forme et ressemblance, comme chez les Navajo. Pour Aristote, seule importe la défaillance du
masculin.
– Ce n’est pas tout. Aux puissances génériques et individuelles, s’adjoint le mouvement, en acte et en puissance. Les mouvements qui façonnent
l’embryon (ils le façonnent, ils ne lui apportent pas de matière), peuvent être soutenus ou relâches. C’est le relâchement plus ou moins accentué des
mouvements, associé aux défaillances des puissances, qui explique la ressemblance des enfants non à leurs parents mais à des ancêtres plus éloignés.
Modèle parfait :
– Domination de la puissance générique : il naît un garçon
– Domination ensuite de la puissance individuelle : il ressemble à son père
– Le mouvement est soutenu : parfaite ressemblance au père
– Au pire, si le mouvement est relâché : il ressemble au grand-père ou àl’arrière-grand-père paternel
Modèle le plus imparfait :
– Abaissement de la puissance générique : l’enfant est une fille
– Abaissement de la puissance individuelle : elle ressemble àsa mère
– Si le mouvement est soutenu, on fera l’hypothèse qu’elle ressemble particulièrementàsa mère
– Si le mouvement se relâche, la fille ressemble àla mère de sa mère ou àson arrière-grand-mère maternelle.
Si la puissance générique male est abaissée mais que domine la puissance individuelle, l’enfant sera une fille qui ressemble à son
père, mais si le mouvement se relâche, selon l’importance du relâchement, elle ressemblera plutôt à son grand-père ou son arrièregrand-père
paternel. Si la puissance générique domine et que soit abaissée la puissance individuelle, l’enfant sera un garçon qui
ressemble à sa mère et si le mouvement était relâché, qui pourra même ressembler à sa grand-mère ou son arrière-grand-mère
maternelle. Et puis parfois, « naît un être qui finit par n’avoir plus apparence humaine, mais seulement animale : c’est d’ailleurs ce
qu’on appelle les monstres ». Pourquoi existent-ils ?
Je cite ici Aristote : « Ce qui reste en fin de compte, quand les mouvements se relâchent et que la matière n’est pas dominée, c’est
essentiellement le caractère général, c’est-à-dire l’animal ». Ici tout a manqué : la puissance générique mâle, la puissance individuelle,
le mouvement, c’est ce qui vient de l’homme et caractérise la puissance générique et individuelle de l’homme. La matière est ce qui
vient de la féminité et nous avons vu que, de façon explicite, pour Aristote, le premier état de l’anormalité, de la monstruosité, c’est que
la conception donne une femelle et non un mâle. Lorsque les puissances sont dominées et que le mouvement est le plus fortement
relâché, il ne reste plus que la matière brute du féminin, c’est-à-dire la matière animale. Le monstre hybride, c’est en quelque sorte une
forme de clonage du féminin. C’est la défaite de la puissance masculine, l’irruption des forces brutes et animales de la matière. Il n’y a
plus aucune harmonie dans le rapport des forces en présence. L’excès du féminin, qui en résulte, donc de la matière, c’est le monstre. Il
ne peut y avoir d’excès du masculin. Non pas qu’Aristote pense que des hybrides d’hommes et d’animaux puissent naître. « La
production de tous ces monstres dépend des causes que nous avons données, mais ils ne sont jamais ce que l’on dit, ils n’en ont que la
ressemblance » (lV.3.769a). En effet la naissance d’un animal dans un autre est impossible, car (ajoute-t-il raisonnablement), « les
durées de gestation ne sont pas les mêmes ». Mais il existe d’autres monstres que des hybrides : ceux qui ont des parties en surnombre
ou en moins.
Contrairement à Démocrite qui expliquait la naissance du monstre par le conflit de deux semences qui pénètrent toutes deux dans un utérus, Aristote à
nouveau considère que la cause n’est pas à attribuer à la semence volatile du mâle mais à la matière fournie par la femelle : « Il est préférable de
considérer que cette cause se trouve dans la matière et dans les embryons en gestation (IV.3.769b) ». Il observe en effet que lorsque l’utérus est en
longueur, comme chez les serpents, où les oeufs se suivent, ou lorsque le oeufs sont disposés dans des cellules séparées (comme chez les abeilles) on ne
trouve pas de monstruosité. Il faut donc qu’elle tienne à la matière elle-même et surtout à la disposition de cette matière féminine dans certaines
espèces, tout particulièrement chez les espèces multipares où il y a gêne mutuelle dans la croissance des individus au sein d’un même organe.
« D’ailleurs, même chez l’homme, écrit-il, c’est dans les régions où les femmes sont multipares qu’il y a surtout des monstres, par exemple en Egypte ». On
considérait en effet, des textes divers l’indiquent et Aristote lui-même dans « L’Histoire des animaux », que les femmes égyptiennes mettaient
fréquemmentau monde des jumeaux.
La MULTIPARITE, une MONSTRUOSITE ?
Le problème qu’il se pose à ce point de sa réflexion, et très logiquement semble-t-il, est de savoir s’il faut considérer de la même manière, le
développement de parties superflues dans la monstruosité et la multiparité. Pour nous, anthropologues, qui savons bien que la multiparité n’est jamais
vécue comme une chose ordinaire, cette question vaut effectivement d’être posée. La multiparité est-elle, après la féminité, la deuxième monstruosité
possible, dans la logique aristotélicienne s’entend ?
On sait que la conception résulte d’une seule copulation, dit-il. « Le sperme du mâle concentre et façonne la matière qui est dans la femelle à la manière
dont agit la presure sur la partie liquide du lait » ~IV.4.731b). Mais quand la présure agit sur le lait, elle le concentre en une seule masse. « Si le mâle
émet plus de sperme (qu’il n’est nécessaire), cette surabondance n’aboutira à rien de plus grand, mais tout au contraire amènera une destruction par
desséchement ». Le desséchement est donc, dans cette argumentation logique, envisage comme représentant la figure contraire de la monstruosité : si
l’excès de froid dans la matière féminine produit la monstruosité, l’excès de chaleur due à une excessive production spermatique fait que Ie sperme
s’annihile lui-même en se consumant. Pour se faire mieux comprendre, Aristote emploie une métaphore : l’excès de violence du feu ne chauffe pas
davantage l’eau mais la fait s’évaporer et disparaître.
Donc s’il y a multiparité, c’est que l’agent spermatique agit sur une matière maternelle qui est disposée à cela. Les animaux unipares ne produisent de
matière féminine que la quantité qui convient àla formation d’un seul embryon. « Si jamais il en vient davantage, il y a alors production de jumeaux. C’est
aussi pourquoi une telle production semble plutôt une monstruosité, parce qu’elle se fait contre la règle générale et habituelle »
Ainsi, la monstruosité n’est rien d’autre que l’excès du féminin. La naissance de filles, la multiparité, la monstruosité représentent dans un ordre croissant
les anomalies qui tiennent à la domination de la nature, de la matière, qui est féminine, que l’homme en temps ordinaire façonne à son image, quand il
lui impose sa domination en tous points. La formation contre nature de parties en surnombre a bien la même cause que la production de jumeaux :
« Cette cause se trouve déjà dans les embryons, si la matière qui prend forme est plus abondante que ne l’exige la nature de la partie à former ». Mais la
monstruosité n’est monstrueuse que pour l’homme. « En effet, le monstre appartient à la catégorie des phénomènes contraires à la nature, à la nature
considérée non pas dans sa constance absolue, mais dans son cours ordinaire, que nous observons. Car du point de vue de la nature éternelle, et soumise
à la nécessité, rien ne se produit contre nature ». Discours philosophique qui, à sa manière, rejoint le discours mythique que relaient les croyances
populaires qui se rapportent au teras et au loimos, le fléau.
Dans le cours naturel des choses, et s’ils suivent la loi divine et la loi sociale, les hommes et les animaux produisent des petits qui leur ressemblent et ont
les caractéristiques du genre et de l’espèce. Pour Aristote, la nature, pour le mythe et le discours populaire, la terre et les dieux produisent des monstres
comme objets de nature, nés de leur volonté, qui ne sont contre nature qu’à l’échelle de l’homme, de son histoire et de sa reproduction. Les dieux ne
sont pas liés par une forme contingente. Ils en changent à volonté et nul ne connaît leur visage. Pour eux, les espèces ne sont pas fixées. Ainsi Aristote
nous fournit-il un modèle rationnel, philosophique, complet, de la génération et du rôle de chaque sexe dans la procréation, de la détermination du sexe
et de l’existence de diverses sortes de monstruosité. L’affaire est entendue à la naissance. Les produits sont masculins ou féminins et normalement se
conforment àla définition de leur genre, à l’exception des hermaphrodites, qui sont pour Rome le paradigme de la monstruosité.
En Grèce et dans d’autres sociétés, on a poussé plus loin encore l’idée de la nature animale féminine, Je ne développerai pas ce point
que j’ai analysé il y a quelques années dans un cours, en comparant une réalité ethnographique, celle de nombreuses sociétés
américaines (amérindiennes, mélanésiennes, australiennes, japonaises et sibériennes) où des femmes nourrissent au sein ou
alimentent de la bouche à la bouche avec des nourritures pré-mâchées, toute une série d’animaux, du l’ourson des Aïnu, aux porcelets
mélanésiens, en passant par les dingos (chiens australiens), mais aussi des singes, des oiseaux et autres petits mammifères. Si pour
l’essentiel il s’agit d’ours, de chiens, de porcs, avec des représentations mythiques : celle de l’enfant élève et nourri par une mère
animale, et enfin de représentations mythico fantasmatiques de l’union sexuelle entre la femme et un animal : l’ours le plus souvent.
Le mythe de l’enfant élevé par une mère animale se trouve dans deux aires bien délimitées : le monde gréco-romain et le monde
indien d’Amérique du Nord, sans compter les si populaires histoires d’enfants sauvages (où tous les cas qui ont pu être effectivement
vérifiés se sont avérés être des supercheries). Dans les mythes gréco-romains (trente-six cas) et amérindiens (vingt-cinq), les enfants
sont dans leur très grande majorité des mâles (à l’exception d’Atalante et de Cybèle et d’une fillette zuni, nourrie par un serpent mâle,
d’après les inventaires dressés par Michael P. Carroll). Les animaux nourriciers sont généralement des mammifères femelles : chèvre,
vache, chienne, ourse, jument, louve, panthère, dans le monde gréco-romain, encore qu’on y trouve des serpents, des aigles, buffles,
ourses, panthères, souris, daims, coyotes, blaireaux, mais aussi poissons-chats, oiseaux, grenouilles, dans le monde amérindien, où il
arrive que l’enfant, ou les enfants, soient pris en charge par un couple animal.
L’humain et l’animal
Le motif de l’enfant perdu ou abandonné n’implique pas nécessairement celui de son recueil par des parents nourriciers animaux. S’il s’agit là d’un
opérateur conceptuel effaçant la distinction nature / culture, on devrait buter sur des histoires de ce type un peu partout, ce qui n’est pas le cas. Non
seulement, elles sont très localisées dans l’espace, mais il semble qu’on ne rencontre pas simultanément la pratique réelle de l’allaitement d’animaux au
sein de femme et l’énonciation de la formule imaginaire inverse. Les deux modèles existent, mais apparemment ils ne peuvent pas fonctionner en même
temps. De plus, se pose làaussi la question troublante de la prévalence de la relation mère nourricière animale / enfant mâle humain.
Dans le monde grec, le mythe est doublé par la possibilité, mythique, également d’une symbiose sexuelle entre le divin et l’humain à l’abri de la
métamorphose animale (un dieu, une femme : Léda, Europe) ou entre l’animal et l’humain. C’est le cas de Pasiphaë, insérée dans l’appareillage
trompeur de la vache d’airain. Mais si des enfants mâles sont nourris mythiquement par des mères animales, il n’y a pas d’exemple d’animaux nourris
par des femmes.
Lorsqu’ on rencontre en revanche, sur le plan de l’ethnographie, des sociétés où se pratique cet élevage nourricier, on n’y trouve par l’image de la
situation inverse. Mais à mi-chemin, pour l’ours exclusivement, on rencontre dans certaines sociétés, une transposition du rapport alimentaire
(allaitement ou nourrissage par les femmes, qu’il soit réel comme chez les Aïnu ou les Ghiliak, ou mythique comme chez les Inuit) en un rapport sexuel
mythique ou imaginaire.
Si l’on considère ces animaux nourris, il semblerait que la limite de l’imaginaire collectif se situerait au bord de l’évocation du rapport sexuel du porc et
du chien avec des femmes (si dans les représentations ordinaires de la bestialité / zoophilie, le rapport de l’homme avec des truies ou des chiennes est
attesté), alors à titre ethnographique s’entend et non dans les représentations modernes romanesques de l’enlèvement par de grands anthropoïdes, on
ne trouve pas de représentations collectives du rapport sexuel entre singe et femme analogues à celles qui impliquent l’ours. Trop humain peut-être.
Puisqu’il y a rapports sexuels entre l’homme et l’animal, c’est entre un mâle-ours et une femme, selon des procédures anormales mais qui donnent
naissance à des hybrides. L’alliance avec le monde animal tourne donc dans un seul sens. Par la sexualité, l’animalité est attirée dans l’humanité, dans le
réseau des alliances, et partant, de la filiation et de l’ancestralité. La transposition sexuelle dans le registre des histoires qui impliquent l’ours, cet animal
qui, ourson, peut être nourri au sein, permet de penser l’allaitement et le nourrissage comme une autre façon de tirer l’animalité dans l’humanité, dans
la filiation et l’ancestralité.
Mais tout est une question d’écart et de rapprochement possible ou non. Nous dirons que les femmes sont pensées, dans ces sociétés, comme le lien
encore animal (car elles n’ont pas totalement émergé de la matière brute et de l’animalité, comme le pensaient Aristote et les philosophes chinois, mais
apparemment comme le présupposent aussi les appareils conceptuels de ces sociétés), le lien qui permet de faire de l’ours, par le sexe ou le lait, un allié
ou un ancêtre, du porc allaité, un enfant et un ancêtre, et du chien, un enfant et un allié plus ou moins docile, un membre nommé du groupe familial,
correctement situe àsa place dans le système des sections australien.
Mais, si pour faire de l’animal mâle, un homme, un enfant, un ancêtre, il est nécessaire de passer par l’intermédiaire des femmes à la nature mixte, et
plus précisément par leur matière, inversement pour faire autant que faire se peut de la femelle d’animal une mère humaine potentielle, il faut
nécessairement passer par l’intermédiaire d’un enfant mâle, comme nous le montrent nos histoires grecques ou indiennes. La substance féminine d’un
bébé fille s’ajoutant à la substance animale de la nourrice n’autoriserait pas cette transmutation. Cela suppose non seulement que le lait animal et
humain ont même valeur indifférenciée, mais qu’il y a possibilité en retour de modifications énergétiques ou substantielles de ces liqueurs
indifférenciées en fonction de la bouche qui tête et qui se nourrit. En quelque sorte, le sexe mâle de l’enfant ennoblit la nourrice, change son statut, et
dans le cas précis du fantasme, en change l’espèce.
De la DETERMINATION SOCIALE du SEXE BIOLOGIQUE
Si l’on synthétise sous forme d’un tableau les écarts rencontrés selon les occurrences locales et les spécifications animales qui
fournissent leurs limites aux imaginaires, on ira de l’écart maximum qui sépare l’homme de la femelle animale à l’écart minimum qui
existe entre l’animal mâle et la femme, les deux branches du compas se réunissent au plan médian qui unit l’enfant mâle à la nourrice
animale. Cependant, la détermination du sexe social n’est pas toujours calquée sur la détermination du sexe biologique. Parfois, elle
doit être matériellement construite, la forme apparente ne suffisant pas à en décider. C’est le cas pour de nombreuses sociétés de
Nouvelle-Guinée. Nous prendrons comme exemple l’une d’entre elles, les Sambia, remarquablement décrits par Gilbert Herdt.
Dans ces populations, le système de représentation global est de nature différente de celui que nous avons envisagé au début de cet exposé et dont nous
avons dit qu’il avait une large extension. Ici, on ne pense pas en termes de chaud et de froid ; on recherche l’identique, le semblable, plutôt qu’on ne le
fuit. La moelle n’a pas partie liée au sang et aucune coction du sang n’intervient dans la production du sperme. Bien au contraire, la semence ne peut
s’autoproduire, elle doit être apportée. Les garçons sont dépourvus de la capacité endogène d’atteindre la masculinité. Ils sont censés posséder le même
organe que celui d’où provient le flux menstruel féminin, mais il est sec et non fonctionnel. L’organe génital masculin est vide à la naissance. Or la
semence est ce qui fait la masculinité : os solides, muscles durs, ventre plat. Ce réservoir vide doit donc être rempli. Corollairement, s’il doit être rempli et
si la semence ne peut s’autoproduire, contrairement au sang, cette réserve est périssable. Les hommes vivent donc avec la préoccupation constante de la
perte de semence : les contacts sexuels l’épuisent et tarissent leur vie même,
Homosexualité – hétérosexualité
Les degrés dans les figures de cette anxiété spécifique distinguent les hommes entre eux. On recherchera les mariages avec des nièces ou sœurs de clan,
car la semence ne se perd pas de la même manière quand elle rencontre une substance corporelle au moins partiellement identique. Dans des cas
pathologiques, certains hommes refusent même tout rapport avec des femmes et l’obligation corollaire de faire des enfants. Le rapport homosexuel
institutionnalise, avec du « même » làaussi, étant infiniment moins risqué pour l’homme. Mais de quels rapports homosexuels s’agit-il ?
Dès sa septième année, dans la « maison » des hommes, l’enfant mâle va être « inséminé », de façon régulière, par fellation, tout d’abord par les maris
des sœurs et des cousines parallèles patrilatérales de son père, ensuite par les jeunes adolescents non encore mariés. L’ordre de l’âge est impératif : les
plus âgés inséminent les plus jeunes. On cherche à éviter autant que faire se peut tout investissement psychologique et affectif entre les partenaires de
l’opération. Au moment du mariage, les jeunes hommes doivent passer exclusivement à l’hétérosexualité (sauf naturellement lorsqu’ils sont tenus
d’accomplir leur devoir en inséminant leurs neveux par alliance, les fils des frères de leurs épouses). Pratiquement presque tous maîtriseraient ces
changements sans éprouver de graves problèmes.
Alors que la féminité est considérée comme complète et naturelle de façon innée, la masculinité doit donc être construite. La semence est nécessaire pour
activer le sang féminin et procréer. Une régulation des rapports s’ensuit. Cependant, et dans le cadre des rapports hétérosexuels seulement, les hommes
peuvent recharger partiellement leur stock en consommant la sève d’un arbre particulier qu’on trouve en forêt. Mais, aussi espacés qu’ils soient, les
rapports conjugaux doivent être assidus auprès de la femme enceinte pour façonner, là aussi, l’enfant à naître. On fait la différence entre être un mâle
(avoir un pénis et des testicules suffit à cela) et être un homme. Un male n’est complet que rempli, doté de sa réserve. Il faut être rempli pour pouvoir
remplir à son tour.
De la PARTERNITE
Avec la paternité vient la crainte de l’épuisement des réserves. Mais tout mâle doit accepter de perdre ce qui fait l’essence de la
masculinité pour devenir un homme comme son père le fit pour lui. L’homosexualité, comme choix de vie, est totalement refusé.
Chez les Inuits (plus connus sous le nom d’Esquimaux), c’est tout autre chose. L’enfant qui vient au monde a certes un sexe apparent,
mais ce sexe n’est pas nécessairement considéré comme son sexe réel. En effet, le sexe réel est celui qui est porté par l’identité, par
l’âme-nom. C’est-à-dire le sexe de l’ancêtre dont l’âme-nom a pénétré telle femme, s’est installée dans sa matrice pour renaître à
nouveau. Ce que les chamanes font connaître publiquement à la naissance de l’enfant. Ainsi Iqallijuq est-elle la réincarnation du père
de sa mère (cf. Saladin d’Anglure). Elle se souvient de sa vie intra-utérine dans un igloo minuscule où, sur deux banquettes situées à
droite et à gauche, reposaient les symboles du travail masculin et du travail féminin. A sa sortie, homme réincarné, elle se saisit, par
choix, des objets masculins. Homme par son âme-nom, elle naquit avec un sexe apparent féminin. C’est l’âme-nom et l’identité qui s’y
rattache qui prennent le pas sur la différentiation physiologique. Les enfants sont alors élevés comme s’ils étaient de l’autre sexe. Vêtus
comme les individus de l’autre sexe, ils participent exclusivement aux activités de celui-ci. Iqallijuq se croyait garçon et excellait dans
les activités de chasse. A la puberté, tout change, brutalement. Les adolescents doivent, du jour au lendemain, adapter leur
comportement à leur sexe apparent. Cela ne va pas sans douleur, pour tous les partenaires. Lorsque Iqallijuq dût revêtir contre son gré
ses premiers vêtements féminins, sa mère de son côté pleurait de voir son « père » soumis àla menstruation.
En fait, on réajuste progressivement la personnalité individuelle au sexe apparent. Certains expédients sont de nature subtile. Ainsi, le
premier compagnon d’Iqallijuq fut-il son cousin, qui vécut de façon inverse la même situation qu’elle. C’était un garçon élevé en fille.
Leur union ne dura pas, chacun trouva ensuite un partenaire dont les deux identités n’étaient pas dissociées, mais chacun s’était entretemps
adapté au mode de vie et aux activités de son sexe apparent. Toutefois, l’identité portée par l’âme-nom ne change pas tout au
long de la vie.
On le voit, pensés par l’homme, le genre, le sexe, sa détermination, l’adaptation de l’individu, ne sont pas des faits relevant simplement de l’ordre
naturel. Constructibles et recrées, il relèvent de l’ordre symbolique, de l’idéologie, alors même que cet ordre symbolique vise à les établir pour tous les
membres de la société comme des faits de nature. Chez Aristote, par exemple, tout part de l’ opposition « naturelle » entre le chaud et le froid, le sec et
l’humide, l’actif et le passif, la puissance et la matière, qui connotent réciproquement le masculin et le féminin. Dirais-je pour conclure, que ces modes de
pensée ne sont pas étrangers à nos discours modernes ? Y compris dans le registre scientifique. On ignore toujours en quoi consiste exactement la
puissance fécondante du sperme. Dans l’édition de 1984 de l’Encyclopaedia Universalis, à l’article Fécondation (de Lavergne et Cohen) on peut lire : « La
particularité des gamètes femelles est un régime métabolique particulier. Une fois différenciées, ces cellules vont témoigner d’une extraordinaire
inaptitude à poursuivre leur développement. Elles entrent dans un état d’inertie physiologique tel qu’elles sont vouées à mourir si elles ne sont pas
activées. C’est alors que se révèle la nécessité de la fécondation : le gamète mâle assurera la fonction activatrice naturelle. Cette vertu séminale a été
reconnue depuis la plus haute antiquité. Et pourtant, la puissance vitalisante de la semence mâle (ou du pollen) reste encore mal expliquée, alors qu’elle
joue un rôle-clé dans la reproduction sexuée ».
On aura noté que le vocabulaire utilisé par les auteurs est le même que celui d’Aristote : la cellule féminine, matière inerte et inapte, doit être activée,
sinon elle meurt, par la cellule mâle dotée de vertu séminale et d’une puissance vitalisante, dont la nature même n’est pas connue. Nous pourrions sans
doute pour rester dans cette logique l’appeler pneuma, par opposition àla matière brute qui est le propre du féminin !
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