Mouvement homosexuel français

Le mouvement homosexuel français face aux stratégies identitaires

Yves ROUSSEL

Les Temps Modernes, mai-juin 1995

La société française considère avec désinvolture les formes de mobilisation politique désignées sous le nom de « politique des identités ». Peu d’analyses ont porté sur l’ensemble de ce modèle, qui est pourtant l’un des traits constitutifs de la gauche aux États-Unis. Ce désintérêt relatif s’accompagne d’une conviction largement répandue : les mécanismes qui ont produit ce type de mobilisation aux États-Unis ne fonctionnent pas en France. Pourtant, la France connaît elle aussi des phénomènes d’exclusions, sur des critères de sexe, de race, de situation sociale ou liés à l’orientation sexuelle. Pourquoi les catégories visées par cette exclusion n’adopteraient-elles pas les formes identitaires de mobilisation qui ont fait leurs preuves aux États-Unis ? Il est un exemple précis qui remet sérieusement en question cette conviction d’une exception française : il s’agit du mouvement homosexuel.

Le mouvement homosexuel ou plus exactement les différentes associations et les médias homosexuels français ont toujours subi la séduction exercée par le modèle qu’offrait la communauté gaie et lesbienne américaine. Cette séduction a laissé place, depuis le début de la décennie 1990, à une véritable influence du modèle de la « politique des identités ». Influence que l’évolution récente et rapide du mouvement homosexuel français rend désormais perceptible. En effet, le printemps 1994 a été marqué par deux événements majeurs. D’une part, une marche d’affirmation homosexuelle, organisée par l’association Gay Pride, a réuni près de vingt mille manifestants le samedi 18 juin 1994 à Paris. D’autre part un « Centre Gai et Lesbien » s’est ouvert à Paris en mars 1994, un lieu d’accueil et d’information ouvert au public, lieu visible et d’un accès facile. Ces deux événements manifestent de manière évidente un renouveau militant du mouvement homosexuel. Or la plupart des artisans de ce renouveau formulent un discours où les thèmes caractéristiques d’une revendication de type identitaire occupent le premier plan : nombreux sont ceux et celles qui se perçoivent comme appartenant à un groupe minoritaire, victime d’un processus d’exclusion ; à ce sentiment d’exclusion s’ajoute le désir intense de constituer et de structurer une communauté homosexuelle ; et parmi les effets de la mobilisation vient en bonne place l’élaboration d’une idéologie de l’identité homosexuelle qui légitime la structuration de cette communauté.

l faut cependant reconnaître que cette influence de la « politique des identités » se borne à l’emprunt d’une certaine rhétorique. Le mouvement homosexuel français, qui revendique son appartenance au mouvement gay et lesbien international, demeure un consommateur périphérique de productions idéologiques dont il semble ignorer la complexité. La contribution française à l’invention d’une « politique des identités » est bien faible et paraît devoir le rester. Cela dit, la manière dont certains des militants homosexuels acclimatent en France une politique identitaire, les procédures par lesquelles ils fondent la légitimité de nouvelles pratiques militantes, méritent en revanche l’attention la plus vive. Comment rendre légitime une revendication identitaire ? En montrant qu’elle est la continuité d’un héritage militant plus ancien. Le trait dominant du discours du mouvement homosexuel français depuis deux ans est d’annoncer sa  » renaissance », et de l’inscrire dans une interprétation nouvelle de son histoire.

Cette interprétation se résume ainsi : le mouvement homosexuel des années 70, enfant turbulent et revendicatif de Mai 68, a sombré au début des années 80, victime de l’individualisme forcené et de l’absence de solidarité communautaire ; la mobilisation de ces dernières années renoue avec le mouvement des années 70, et manifeste la prise de conscience communautaire et identitaire d’un groupe doublement menacé, par l’homophobie et par l’épidémie de sida. L’interprétation qui précède mérite un examen approfondi. Le mouvement homosexuel français des années 70 a-t-il été l’étape d’une « politique des identités » avant la lettre ? Répondre à cette question est l’ambition mesurée du travail qui suit.

Qu’est-ce qu’une « politique des identités » ?

Une récente étude de Kate Glazer et Brian Holmes a admirablement défini la notion de « politique des identités »[1]. Trois moments caractérisent une stratégie de mobilisation identitaire. Dans un premier temps, l’existence préalable d’une situation d’exclusion : une qualité particulière (raciale, sexuelle, culturelle ou comportementale) place son détenteur en situation de marginalité, et le prive de l’exercice de certains droits et privilèges. Cette situation d’exclusion s’appuie sur la construction d’une identité marginale, imposée aux exclus et socialement ressentie comme infamante. Dans un deuxième temps, la mise en oeuvre d’une stratégie communautaire : elle vise à consolider le groupe minoritaire qui rassemble les exclus et à revendiquer le plein usage des droits spoliés. Cette stratégie s’accompagne d’un combat culturel destiné à valoriser l’identité à l’origine de l’exclusion, à donner un contenu positif à cette spécificité. C’est là que réside la grande originalité de la « politique des identités  » : l’auto-définition et l’auto-représentation d’un groupe sont précisément l’enjeu de sa mobilisation. Cette mobilisation s’accompagne d’une pratique politique spécifique, qui a pour but de contester le caractère prétendument neutre de l’espace public, en rendant visible la différence, en rendant visible une identité culturelle ordinairement occultée : c’est la démarche de visibilité. Dans un troisième temps, les succès de cette mobilisation rendent possible une problématisation de cette identité marginale : dans certains cas le groupe prend conscience que la catégorie qui le définit résulte d’une configuration historique particulière et sans doute éphémère. Le découpage identitaire est alors déstabilisé dans des couches sociales toujours plus vastes, situation où Kate Glazer et Brian Holmes reconnaissent le « sens des confusions légales, institutionnelles et artistiques qui prévalent actuellement aux États-Unis. »

Le mouvement gay américain est un exemple original d’une politique des identités. Quels en sont les éléments constitutifs ? Ce mouvement est officiellement né en juin 1969, lors de trois journées d’émeute à New York dans Christopher Street. Ces émeutes répondaient aux persécutions policières, et avaient été déclenchées par un contrôle et des arrestations dans un bar gay nommé Stonewall Inn. Vingt-quatre ans plus tard, le 25 avril 1993, une grande marche a rassemblé un million de manifestants à Washington, pour défendre les droits civiques des personnes lesbiennes, gaies, bisexuelles et transsexuelles (Lesbian, Gay, Bisexual and Transgender people.) Entre ces deux dates, les États-Unis ont ainsi connu l’apparition d’un mouvement gay puissant, mais aussi de modes de vie communautaires gay, dont la ville de San Francisco a donné l’exemple le plus spectaculaire. Cette apparition s’est produite sur un horizon d’exclusions manifestes : dans plusieurs États de la fédération, des lois criminalisant la sodomie et les pratiques homosexuelles sont toujours en vigueur ; des campagnes d’une grande violence ont régulièrement été organisées pour combattre les mesures favorables à l’homosexualité. Il en résulte que les succès remportés par le mouvement gay américain ont toujours été menacés et susceptibles d’une remise en cause complète. Dans le même temps, ce mouvement revendicatif et

ces pratiques communautaires ont été accompagnés par l’élaboration d’un discours sur la culture et l’identité gay : l’une des exigences de la plate-forme de la marche sur Washington en 1993 était précisément l’intégration des Lesbian, Gay, Bisexual and Transgender studies dans les contenus de l’enseignement multiculturel. Un dernier élément autorise à considérer le mouvement gay américain comme un paradigme de la  » politique des identités » : l’étape plus avancée d’une problématisation de la question identitaire. Cette problématisation est généralement l’oeuvre de commentateurs de Michel Foucault, qui soutiennent une conception historicisée de l’homosexualité et de la sexualité en général. Une fois l’identité homosexuelle reconsidérée dans sa généalogie historique et par conséquent dépouillée d’une essence à découvrir, un programme se dessine : dans cette configuration propre à l’époque contemporaine, les gays sont amenés à inventer un nouveau sens à leurs modes de vies et leurs pratiques sexuelles repérées et valorisées par le terme générique de gay (et depuis peu par le terme « queer« ).

Une hypothèse sur le cas français

La comparaison entre l’histoire du mouvement homosexuel français et celle du mouvement américain fait apparaître d’emblée des différences majeures. Tout d’abord, la problématisation de l’identité homosexuelle est présente dès l’origine du mouvement homosexuel français – on peut presque dire qu’elle précède la naissance d’un mouvement homosexuel. Ensuite, le sentiment d’exclusion a rarement été exprimé en des termes explicites : seule l’existence juridique de l’exclusion a été combattue, avec succès puisque les lois discriminatoires relatives à l’homosexualité ont été abrogées. Au coeur des luttes politiques de la décennie 70, l’ennemi désigné du mouvement français avait davantage le visage de la répression, de la normalisation, avec pour corollaire un objectif de contestation, que celui de l’exclusion avec pour corollaire une demande d’intégration. Ce constat amène à formuler l’hypothèse suivante : le mouvement homosexuel français n’a pas été véritablement une mobilisation contre l’exclusion des homosexuels de l’espace public ; il a été essentiellement une mobilisation contre l’assignation des homosexuels à une identité, dans le cadre d’un vaste système de normalisation. La distinction entre mouvement français et mouvement américain est élégamment résumée par l’écart entre leurs mythes fondateurs respectifs. L’acte fondateur du mouvement gay américain est une révolte contre des vexations policières ; l’acte de naissance mythifié du mouvement homosexuel français est une action commando destinée à interrompre une émission radiophonique à prétention psychologique, intitulée « Ce douloureux problème, l’homosexualité ». Cette attaque, soutenue par les cris de « Ce n’est pas vrai, on ne souffre pas », marquait la révolte contre le discours normalisateur des détenteurs officiels de la vérité, contre les discours des psychiatres, des psychologues construisant le personnage pathologique de l’homosexuel. La logique de cette mobilisation explique une autre différence entre le cas français et le cas américain : l’absence de théorisation du fait communautaire. Le souci du mouvement homosexuel français n’a jamais été de constituer une communauté homosexuelle. Il y eut même des réactions d’hostilité lorsque se constitua de fait une communauté de mode de vie autour des lieux de rencontres, et du réseau commercial gai. La nécessité de consolider une communauté pour aider les individus lorsqu’ils sont victimes de préjudices liés à leur homosexualité est une idée récente, née des mouvements de lutte contre le sida. Cela ne signifie pas que le mouvement homosexuel était auparavant indifférent aux cas concrets de situation discriminatoire. Mais les justifications données aux actions de soutien des personnes victimes de préjudices n’empruntaient pas la rhétorique de la solidarité communautaire, propre aux réflexes des groupes minoritaires.

Ces hypothèses préalables suggèrent des repères de lecture pour aborder plus en détail l’histoire du mouvement homosexuel français des années 1970. À chaque épisode il faudra interroger les

convictions des acteurs et des organisations relativement à la question de l’identité homosexuelle, aux pratiques de visibilité, et au projet politique et communautaire. Ce projet historiographique appelle malheureusement quelques réserves. Peu de travaux ont été consacrés à l’histoire du mouvement homosexuel français. Le seul ouvrage d’envergure consacré à cette période est celui de Jacques Girard, auquel on peut ajouter l’exposition élaborée en 1978 par Frank Arnal[3]. Peut-être faut-il voir dans cette pauvreté éditoriale une preuve de l’absence de conviction identitaire de ce mouvement : un groupe fermement consolidé dans la conviction de son appartenance identitaire s’efforce de conserver l’histoire de sa mobilisation, et d’élaborer l’histoire qui légitime sa constitution[4]. Cela dit, d’autres mouvements nés de l’après-Mai 68 sont, à l’égal du mouvement homosexuel, maintenus dans le purgatoire silencieux des histoires à écrire.

Peuple d’Arcadie, perdu parmi les autres peuples…

« Avec le FHAR, les homosexuels, pédés et gouines, prennent la parole » (F. Arnal). « Le FHAR est une brusque irruption à l’air libre d’une parole homosexuelle refoulée pendant des siècles. C’est, trois ans après, le mai 68 des homosexuels » (J. Girard). L’irruption de la parole, voilà effectivement l’essentiel de ce qu’a apporté le Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire. Fait significatif, sa constitution en mars 1971 est habituellement considérée comme l’acte de naissance du mouvement homosexuel français. Pourtant, une autre organisation homosexuelle lui préexistait. Depuis 1954, une revue intitulée Arcadie s’adressait aux homosexuels : « Peuple dispersé, peuple perdu, peuple sans rituel, peuple affamé d’amour… pour une étreinte fugace perdant tout et tout, peuple sans souvenir, peuple perdu parmi les autres peuples… » [5] Revue diffusée par abonnement, elle touchait jusqu’à 10 000 personnes en 1960, et atteignit les 20 000 exemplaires au milieu des années 1970. Autour de cette revue s’était structuré un club de rencontre et de danse, occasion de congrès, de conférences et de tables rondes. Sous le nom d’Arcadie, qui désignait tout à la fois la revue et le regroupement de ses abonnés, une véritable sociabilité homosexuelle a été rendue possible. Homosexuelle ou plutôt « homophile « . Car la question de l’identité avait ainsi été résolue par le fondateur de la revue, un ancien séminariste appelé André Baudry, qui donnait cette définition : « Le mot « homosexuel  » qualifiera les relations sexuelles entre partenaires d’un même sexe, tandis que « homophile » qualifiera les personnes qui ne peuvent trouver leur épanouissement érotique (entendu au sens le plus large du mot : physique, psychologique, affectif et intellectuel) qu’avec une autre personne de leur sexe. » [6] Paradoxalement, la stratégie d’Arcadie fut, dans ses prémisses, très proche de celle d’une politique identitaire : Arcadie percevait l’homosexualité comme l’apanage d’une minorité, et visait à améliorer le sort de cette minorité. Minorité qui se réappropriait la définition de son identité, en l’intitulant « homophilie ». Mais la comparaison s’arrête là. Une dimension essentielle manquait à Arcadie : la démarche de visibilité. Bien au contraire, la démarche d’Arcadie fut empreinte d’une grande discrétion : le calcul était de s’adresser aux seules élites, pour les informer et détruire les préjugés.  » Nous aurions aimé apporter des informations à l’élite française : aux magistrats, au corps médical, aux enseignants, aux dirigeants des partis politiques.. « [7] Cette démarche prudente impliquait le respect de l’ordre établi, et le refus de la contestation. La seule possibilité qui s’ouvrait dans ce combat sur le terrain des discours et de la vérité, était de faire jouer une vérité contre une autre. Il semble qu’Arcadie dialoguait essentiellement avec la morale sexuelle de l’Église, et cherchait à s’appuyer sur la science pour faire évoluer le discours religieux. Ceci explique bien des aspects à venir du mouvement homosexuel français ; car un certain nombre d’initiatives militantes ont vu le jour au sein d’Arcadie, et par opposition à la ligne de cette organisation. C’est précisément dans la rupture du dialogue avec l’Église, mais plus encore dans la contestation radicale du discours scientifique sur l’homosexualité que s’est fondé le mouvement homosexuel « légitime « .

Il faudrait mesurer exactement ce que furent les discours scientifiques sur l’homosexualité dans les années d’après-guerre. D’après J. Girard, ces discours se multiplièrent dans les années 1950 ; resterait à mieux cerner leur importance, leurs orientations, et leur impact sur la société française. Quoiqu’il en soit, à la fin des années 1960, le discours dominant des médias sur l’homosexualité n’était pas un appel à la répression, pas davantage un silence de dénégation, mais bien un discours de médicalisation. Ce contexte explique l’importance et le retentissement du « Rapport Kinsey sur le comportement sexuel de l’homme », paru aux États-Unis en 1948, et aussitôt traduit en France. Cette enquête faisait apparaître que la moitié de la population pouvait être considérée comme n’étant pas exclusivement hétérosexuelle, que les comportements sexuels pouvaient être répartis de manière continue depuis l’hétérosexualité exclusive jusqu’à l’homosexualité exclusive, enfin que l’homosexualité exclusive concernait une population statistiquement appréciable. Élément d’ouverture dans le débat scientifique, ce rapport a vraisemblablement pesé sur les orientations à venir du mouvement homosexuel. Le caractère behavioriste de la méthode d’analyse de Kinsey a pu favoriser la théorisation de l’homosexualité comme un comportement et non comme le trait constitutif d’une identité.

Toubib, soigne-toi toi-même

Sur cet horizon de discours scientifiques, Mai 68 a fait irruption. Événement énigmatique, qu’il serait bien ambitieux de vouloir élucider. Une anecdote fera l’affaire : c’est avec une indignation intacte qu’un vieillard d’un âge remarquable racontait vingt-cinq ans après ce qu’il avait alors vécu ; lors de l’occupation de la Sorbonne, un couple d’étudiants avait fait l’amour au lieu précis où lui-même professait. Qu’y avait-il là de définitivement scandaleux ? Non pas tant l’acte, que la conjonction de l’acte et du lieu. Si Mai 68 a provoqué une mise en visibilité de la sexualité, cette mise en visibilité s’est effectuée dans l’espace de l’Université, c’est-à-dire dans l’ordre de la maîtrise de la vérité. Pour comprendre l’enjeu même des luttes politiques de 1968, il faudrait mieux connaître les mécanismes institutionnels de la production de la vérité dans la société française : qu’est-ce qui fait que cette société reconnaît tel ou tel discours comme vrai ? Toujours est-il que l’une des spécificités des luttes de 1968 fut l’adoption massive de la rhétorique marxiste. Précisément un discours révolutionnaire qui se donne comme scientifique. Théorie contre théorie. Dans le combat mené pour la maîtrise de la vérité, la science marxiste était le cheval de Troie introduit dans la citadelle du savoir universitaire[8].

Le mouvement homosexuel est apparu quant à lui dans l’après-coup de Mai 1968, en réaction à certaines caractéristiques des organisations d’extrême-gauche. Sa naissance est en cela comparable à celle du mouvement féministe. Ce fut le comportement très « macho » des leaders révolutionnaires de l’après 68 qui détermina l’émergence d’une parole féministe et d’une parole homosexuelle[9]. Paroles tout d’abord mêlées. Des femmes membres d’Arcadie, parmi lesquelles Françoise d’Eaubonne, lancèrent l’idée d’un mouvement homosexuel révolutionnaire. Elles prirent contact avec le Mouvement de Libération des Femmes, qui offrit le premier cadre de leurs réunions. La première action du groupe fut dirigée contre l’association « Laissez-les vivre « , organisation qui faisait et fait toujours campagne contre le droit à l’avortement. Aux côtés du MLF, le groupe constitué en « commando saucisson »[10] interrompit un meeting organisé le 5 mars 1971 à la Mutualité par « Laissez-les vivre » et le professeur Lejeune. Le 10 mars 1971, le groupe obligeait Ménie Grégoire à suspendre l’émission qu’elle consacrait sur Radio Luxembourg à « Ce douloureux problème, l’homosexualité ». Le FHAR, Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire, était né. Son premier communiqué déclarait : « Les homosexuels en ont marre d’être un « douloureux problème « . Ils veulent faire éclater la famille patriarcale, base de

cette société préoccupée de thérapeutique. Toubib, soigne-toi toi-même. » Peu de temps après, le numéro 12 du journal Tout, organe du groupe « Vive La Révolution », publiait ce qui peut être considéré comme le manifeste du FHAR : quatre pages centrales consacrées à l’homosexualité. Les titres de ce numéro spécial étaient les suivants : « Libre disposition de notre corps » ; « Avortement et contraception libres et gratuits. Droits à l’homosexualité et à toutes les sexualités. Droits des mineurs à la liberté du désir et à son accomplissement. »

Voilà qui précise la situation de la  » revendication » homosexuelle d’alors. Le FHAR était l’outil d’une contestation radicale de tous les discours d’autorité visant à légitimer la normalisation des désirs et de l’usage du corps. Il s’agissait d’une lutte idéologique destinée à détruire certaines valeurs. La démarche était identique à celle du mouvement féministe : le rapport d’exploitation économique et politique entre hommes et femmes fondait sa permanence sur le système de valeurs patriarcales ; la normalisation des sexualités était considérée comme un effet de cet ordre patriarcal, qu’il fallait définitivement abolir. « L’homosexuel n’aura pas de patrie tant que ne sera pas abolie la cellule familiale ni la société patriarcale. » Conformément à cette logique, le FHAR participa à toutes les initiatives du MLF. Pendant environ deux ans, le FHAR a vécu d’assemblées générales informelles et libératrices, et d’initiatives éclatées, actions, créations de groupes et de journaux. Le relais politique fut pris à partir de 1974 par un groupe de jeunes issus d’Arcadie, qui adoptèrent l’appellation de GLH : Groupe de Libération Homosexuelle. Ce groupe se divisa finalement en trois organisations ; nous évoquerons ici deux d’entre elles, le GLH Groupes de base, dont l’activité fut significative de 1975 à 1976, et le GLH Politique et Quotidien, qui occupa rapidement le devant de la scène, et le conserva jusqu’en 1978.

Interpréter selon le paradigme identitaire

Est-il possible de rapporter le discours du FHAR et des organisations qui lui succédèrent aux critères qui définissent une « politique des identités  » ? Une telle démarche pose de difficiles problèmes d’interprétation. Comment rendre compte par exemple de l’affirmation suivante ? « L’éclatement de la notion d’homosexuel s’impose… Plus d’étiquettes[11]. » Prise à la lettre, cette déclaration signifie que l’objectif du FHAR a été l’éclatement de la notion d’homosexuel. La réalité fut moins univoque. L’histoire du FHAR et des organisations qui lui succédèrent a été marquée par une oscillation permanente entre deux pôles : d’une part, la contestation d’un ordre normatif hétérosexuel, que l’on supposait par contrecoup tout entier traversé d’une homosexualité latente et refoulée ; d’autre part l’affirmation d’une fierté homosexuelle passant par la valorisation positive d’une identité spécifique. En fait, le FHAR fut le réceptacle d’une multitude d’idées et de théories souvent contradictoires. Ces contradictions importaient peu à l’époque. Elles importent davantage aujourd’hui, à la lumière des débats contemporains, lorsque s’engage un processus d’interprétation de l’histoire du mouvement homosexuel français. Car ce processus d’interprétation conduit inéluctablement à distinguer deux démarches politiques, et à les opposer comme fondatrices de deux paradigmes inconciliables. La première de ces démarches consiste à revendiquer le droit à être homosexuel, droit absent d’une société dont on ne conteste pas par ailleurs les valeurs fondamentales. Cette revendication fonde le paradigme identitaire, qui s’élabore sur l’enchaînement suivant : l’existence d’une exclusion est constitutive d’une identité (une communauté de solidarité se construit autour de cette identité) cette communauté engage une démarche de visibilité. L’autre démarche consiste à revendiquer un droit à l’homosexualité pour chacun des membres d’une société dont elle conteste les valeurs et la légitimité. Dans cette dernière perspective, la question de l’identité de l’homosexuel devient caduque. Car la contestation de la société affecte jusqu’au vocabulaire qu’elle met en circulation, et aux repérages de genres qui la déterminent.

Il est clair que le FHAR procéda classiquement à un renversement positif de l’identité infamante, dans une démarche de come out directement inspirée du « Gay Liberation Front » américain. Les formules suivantes en témoignent : « On n’est jamais trop pédé », « Nous sommes homosexuels et nous en sommes fiers », « Nous sommes plus de 343 salopes, nous nous sommes fait enculer par des Arabes. Nous en sommes fiers et nous recommencerons »[12]. Il est en revanche difficile de repérer la moindre préoccupation communautaire. Le FHAR marqua en particulier son hostilité pour les lieux de rencontres homosexuels, en lançant l’expression qui les désignait sous le terme péjoratif de « ghetto homosexuel ». Il serait plus juste de reconnaître que la communauté d’appartenance du FHAR était le mouvement féministe, puis l’extrême gauche. En ce qui concerne le GLH Politique et Quotidien, les positions étaient plus tranchées encore. Pour certains militants, ce n’était pas un groupe homosexuel qu’il fallait construire, mais un groupe de réflexion sur la sexualité : « On reste au seuil de l’analyse si l’on croit comprendre l’homosexualité sur la seule perception de son propre « mal » ; c’est se gratter le nombril et se condamner à l’impuissance… nous devons poser la question de l’homosexualité au niveau global de la sexualité et de sa fonction sociale[13]« .

Dans l’hypothèse où l’enjeu d’un mouvement homosexuel est l’affirmation et la mise en visibilité d’une identité, on peut observer que le FHAR et le GLH Politique et Quotidien mirent en oeuvre, chacun à leur manière, des stratégies de contournement. Pour le FHAR, l’homosexualité participait d’un vaste dessein subversif. La libération sexuelle portait en germe l’éclatement de la société capitaliste. Cela faisait de l’homosexuel un héros en puissance : comme si l’homosexuel ne pouvait s’avouer tel sans cette valorisation lyrique. De même, le GLH Politique et Quotidien ne pouvait aborder la question de l’homosexualité sans l’intégrer dans une vaste machine idéologique estampillée par le matérialisme dialectique. En empruntant le vocabulaire dont usent volontiers aujourd’hui certains militants gay parisiens, pour qui dire  » je suis homosexuel » est l’acte libérateur préalable, le rejet de la honte passait par des emprunts théoriques et des procédures d’auto-justification inutilement complexes. Mais on pourrait retourner le compliment. Se percevoir comme constituant une communauté minoritaire en butte aux discriminations participe pareillement d’une représentation idéologique autonome ; cette représentation a vu le jour dans les systèmes politiques où les individus sont amenés à penser leur rapport à l’État à travers une appartenance communautaire ; une telle élaboration est indépendante de la question homosexuelle. L’emprunt du concept de communauté peut très bien être à son tour analysé comme une manière détournée de dire son homosexualité, ou de donner sens et contenu à une obligation d’avouer.

Le projet communautaire et l’expérience de la communauté

Pendant la décennie 70, le discours le plus comparable à une perception communautaire fut celui du GLH Groupes de base. Plus précisément, le GLH Groupes de base commença à porter une attention plus concrète aux formes de discrimination visant les homosexuels. Pour cette organisation, les homosexuels étaient « victimes de la discrimination dans les lois, l’emploi, le logement, soumis à l’arbitraire policier et au mépris de l’opinion publique, privés de moyens d’expression[14] « . Un tel constat amenait à proposer un rassemblement de tous les homosexuels, indépendamment de leurs opinions politiques et de leur appartenance de classe, pour lutter contre ce qui pouvait être considéré comme une forme particulière de racisme. Cet objectif d’une lutte spécifique contre les discriminations visant les homosexuels et cette démarche d’un rassemblement de tous les homosexuels autorisent à considérer le GLH Groupes de base comme le précurseur d’une politique identitaire gay. Faut-il voir là l’effet d’une continuité entre cette organisation et l’association Arcadie dont elle était issue ? En effet, les conceptions développées

par Arcadie favorisaient la représentation des homosexuels comme un groupe minoritaire confronté à l’hostilité de la société. De surcroît, l’association Arcadie, de par sa forte représentativité sociale, a pu être davantage sensible au vécu quotidien des homosexuels. J. Girard signale par ailleurs que certains militants du GLH avaient pris connaissance des thèses d’un groupe anglais intitulé le CHE (Campaign for Homosexual Equality). Peut-être faudrait-il là encore repérer une filiation conceptuelle ? Cela dit, il est important de relever que la lutte contre les discriminations n’a jamais signifié pour le GLH Groupes de base la constitution d’une communauté pérenne. L’intention était « d’agir pour qu’il n’existe plus aucune discrimination, dans la loi comme dans les faits, en raison des différents comportements sexuels. C’est agir en sorte qu’il n’existe aucune raison réelle pour personne de dissimuler, voire de réprimer, ses penchants sexuels. C’est à la fin, obtenir que l’on n’attache plus aucune importance au fait d’être ou non homosexuel[15]. » Voilà l’expression achevée du droit à l’indifférence. Ce droit à l’indifférence devint progressivement la revendication d’une grande partie des militants homosexuels.

Il convient d’observer au passage que le mouvement homosexuel français a permis (et sans doute a été rendu possible par) de multiples « expériences communautaires ». Mais le terme de communauté est ici utilisé dans son sens « soixante-huitard », et non dans la signification politique qu’il prend aujourd’hui. Il ne désigne pas la communauté des homosexuels en tant qu’ils constituent une population ; il désigne ce type de lien social qui unit les membres d’un groupe dans un fort rapport affectif, et les fait incidemment partager les gestes du quotidien, d’un quotidien parfois bouleversé et transformé. Les organisations militantes de la décennie 1970 ont donné beaucoup d’exemples de ces groupes qui comptaient rarement plus de quelques dizaines de personnes, rassemblées sous le prétexte d’une idéologie commune. Ce lien social particulier, déterminé par l’engagement politique, a relevé dans le même temps de l’espace privé. Il est intéressant de le voir perdurer dans la décennie 1980, sous la forme d’un grand courant associatif communément appréhendé sous l’étiquette de la « convivialité « .

L’évolution de la législation

FHAR et GLH avaient incarné un mouvement homosexuel qui a exprimé, aux côtés du mouvement féministe, la résistance à la normalisation des moeurs. L’extrême gauche depuis 1970 avait porté et parfois encadré toutes les manifestations de résistance, qu’elle interprétait comme les germes d’un processus révolutionnaire. À partir des municipales de 1977, la perspective d’une victoire de l’Union de la gauche et l’absence de renouvellement des discours de l’extrême gauche favorisèrent une réflexion plus pragmatique. Le temps des thèses réformistes était venu. Par thèses réformistes, il faut entendre ici l’attention portée à la législation et au statut juridique de l’homosexualité. Du point de vue législatif, seuls deux textes faisaient allusion, et de manière discriminatoire, aux pratiques homosexuelles. Le premier avait pour origine une ordonnance de Philippe Pétain, datée du 6 août 1942, reprise en 1945 sous la forme de l’alinéa 3 de l’article 331 du code pénal ; il punissait d’amende et d’emprisonnement tout « acte impudique ou contre nature avec un individu de son sexe mineur de 21 ans ». En juin 1974, l’âge de la majorité civile fut abaissé, affectant automatiquement la portée de cette disposition. Il en résultait cependant qu’à cette date, la notion « d’acte contre nature » était distinguée dans le droit, interdisant toute relation homosexuelle avec un mineur de moins de 18 ans ; la disposition avait un caractère discriminatoire, puisque les relations hétérosexuelles étaient permises avec un mineur de plus de 15 ans. Le second texte concernait l’outrage public à la pudeur. En 1960 fut ajouté un alinéa à l’article 330 du code pénal, alinéa aggravant les peines encourues pour outrage public à la pudeur lorsqu’il consistait en « un acte contre nature avec un individu du même sexe ». La remise en cause de ces deux textes débuta dès 1978, à l’occasion des travaux de la commission de révision du code pénal, durant la présidence de Giscard d’Estaing. Le sénateur Cavaillet fit voter par le Sénat l’abrogation des deux textes discriminatoires le 28 juin 1978. Mais le projet d’abrogation ne fut soumis à l’Assemblée nationale que deux ans plus tard. L’Assemblée nationale confirma en 1980 l’abrogation de l’alinéa 2 de l’article 330 : ce vote a marqué la disparition de toute mesure discriminatoire relative à des actes homosexuels commis entre adultes. En revanche, elle refusa l’abrogation de l’alinéa 3 de l’article 331. L’âge licite des relations sexuelles était donc différent suivant qu’il s’agissait de relations homosexuelles ou hétérosexuelles.

L’apparition du Comité d’Urgence Anti-Répression Homosexuelle (CUARH) fut contemporaine de ces débats parlementaires, de l’évolution de la législation et des résistances que cette évolution souleva. Ce mouvement avait pour origine la décision prise par les différents GLH de France, réunis en une Université homosexuelle d’été à l’initiative du GLH de Marseille en juillet 1979, de réagir de manière organisée aux cas d’interdictions professionnelles pour raisons d’homosexualité. Après quelques péripéties militantes fut créé le CUARH ; il s’agissait d’une coordination des différentes organisations existantes, GLH de province et groupes parisiens. Deux types d’interventions dominèrent son activité. D’une part la défense de plusieurs personnes victimes de discriminations professionnelles ; cette défense passait par l’organisation de manifestations de soutien (conférences de presse et pétitions), mais aussi par l’apport d’une aide juridique, qui impliquait la collaboration d’avocats et de professionnels du droit. D’autre part, l’élaboration d’un certain nombre de revendications et l’approche systématique de tous les partis politiques et organisations syndicales afin qu’ils se prononcent sur ces revendications. Le 4 avril 1981, le CUARH organisa à Paris une marche nationale « Pour les droits et libertés des homosexuels et lesbiennes » avec comme revendication première la suppression de l’alinéa 3 de l’article 331[16]. Ce fut un succès : dix mille personnes défilèrent, participant à la première manifestation de masse organisée par un mouvement homosexuel en France. Une délégation du parti socialiste, qui comptait Jack Lang dans ses rangs, vint saluer les manifestants. L’étape fut décisive. Peu de temps après, François Mitterrand, candidat aux élections présidentielles, prenait position pour l’abrogation de la législation discriminatoire. Il fut élu le 10 mai 1981. L’Assemblée nationale vota le 20 décembre 1981 l’abrogation de l’alinéa discriminatoire de l’article 331, qui devint effective le 5 août 1982.

 

 

Les lendemains de la mobilisation

 

Indéniablement, le printemps 1981 a marqué un moment de rupture dans l’histoire du mouvement homosexuel français. La situation de ce mouvement s’est trouvée bouleversée par la conjonction des deux événements, difficiles à démêler l’un de l’autre : d’une part la réussite imprévue[17] de la marche nationale du 4 avril 1981 ; d’autre part, l’élection de François Mitterrand. Or ce moment historique est aujourd’hui diversement interprété. Pour certains responsables des organisations homosexuelles d’aujourd’hui, l’année 1981 a précédé l’effondrement du mouvement homosexuel. À leurs yeux, le mouvement homosexuel français s’est en quelque sorte suspendu en 1981, et a repris progressivement son existence avec la décennie 1990, pour sortir définitivement de l’ombre en 1993. Cette interprétation suppose la disparition du militantisme pendant la décennie 80, et suggère en outre une continuité entre les mouvements de la décennie 70 et la mobilisation contemporaine. Un exemple de cette représentation historique peut être trouvé dans le programme édité par l’association Gay Pride, à l’occasion de la semaine de la Gay Pride 1994. L’effet de la marche de 1981 est ainsi décrit[18] : « Mais cet heureux événement fit s’effondrer le mouvement gai et lesbien, en manque soudain de revendications : le Minitel[19], le quartier du Marais, l’américanisation des looks et des modes de

vie prirent le dessus, négligeant les plus démunis et les plus éloignés de cette effervescence nocturne. La Gay Pride n’était plus qu’un carnaval commercial, auquel n’appelaient plus les médias gays et les associations[20]. » Exprimant les espoirs suscités par la réussite de la marche de la Gay Pride en juin 1993, et l’atmosphère de mobilisation du printemps 1994, le texte concluait ainsi : « Le mouvement homosexuel français vient, en quelques années, de rattraper un retard accumulé au début des années quatre-vingt, où régnait l’individualisme et l’absence de solidarité ». Cette analyse a été partagée par de nombreux militants engagés dans la lutte contre le sida. Ainsi l’ouvrage que Frank Arnal a consacré à la lutte des homosexuels face au sida soulignait l’importance de l’épidémie en France comparée aux autres pays d’Europe, et le retard dans la prise de conscience du danger[21]. F. Arnal expliquait ce retard par l’insuffisance et la faiblesse du mouvement homosexuel français dans la décennie 80. Fondamentalement, cette explication reposait sur l’idée qu’il avait manqué en France une réaction communautaire à l’épidémie, à la différence des pays d’Europe du Nord. Au mouvement homosexuel français des années 80, il est reproché de ne pas avoir organisé la population homosexuelle en une communauté, capable d’influer la politique des pouvoirs publics. « En fait, l’absence de tradition communautaire fait qu’on ne peut parler de communauté homosexuelle en France « [22]. Toute la décennie 1980 est alors interprétée négativement, à la lumière de cette absence, et de la déception qu’elle a fait naître après coup, dans le contexte de l’épidémie de sida : « Il est certain qu’une série de malentendus sont à l’oeuvre dans cette pseudo-reconnaissance exercée à la faveur de l’arrivée de François Mitterrand au pouvoir. Rapidement les ministères (notamment la Culture et le Droit des femmes) négligent la question gaie. C’est qu’ils ont compris les réticences culturelles françaises à socialiser la vie privée. En face, il y a un mouvement homosexuel très fragile qui n’a ni le passé ni l’ampleur de ses voisins du Nord. Très politique et idéologique, ce mouvement a profité de la vague de 1981 mais en retirera peu de fruits. Le gouvernement ne finance ni Homophonies (le mensuel du CUARH), ni Fréquence gaie (la radio gaie de Paris). L’agitation créée fait un peu illusion mais, en 1984, tout est terminé[23]« . Ces derniers propos frappent par leur anachronisme. Écrits en 1992, ils portent la marque d’une époque où les médias homosexuels reçoivent des subventions gouvernementales importantes dans le cadre de projets de prévention contre le sida. Dix ans plus tôt, la question d’une reconnaissance de l’homosexualité par le gouvernement n’obsédait pas les associations homosexuelles, et ne se traduisait pas systématiquement par des exigences de financement[24].

 

 

La victoire oubliée du mouvement homosexuel français

 

Les jugements qui précèdent témoignent d’une profonde incompréhension vis-à-vis de la mobilisation du printemps 1981. Après tout, si l’on admet l’hypothèse que le mouvement homosexuel s’est effondré après 1981, il conviendrait peut-être d’expliquer pourquoi. Assurément, le projet révolutionnaire du FHAR et des GLH avait échoué : le capitalisme a survécu. Cela dit, il faut considérer que le combat des années 1970 visait d’abord les discours normatifs, qui jusqu’à Mai 68 étaient en position dominante, et relayés par les discours politiques. Ce combat a remporté des victoires appréciables. Dès la fin de la décennie 1970, et plus encore pendant la décennie 1980, l’homosexualité fut un thème important de création et d’expression artistique, un thème traité librement et sans référence à une interprétation normative. La littérature française offrait depuis toujours une telle liberté. L’attribution du prix Goncourt à Yves Navarre en 1980 vint consacrer cette situation, et lui donner un impact plus vaste. La multiplication des films évoquant l’homosexualité était en revanche une véritable nouveauté. Et plus significatif encore, l’apparition d’émissions de télévision consacrées à l’homosexualité, envisagée comme un fait de société n’appelant pas un jugement de valeur. Ce ne sont là que des indices d’un changement des représentations des moeurs, dont il est en général difficile d’avoir une connaissance directe.

 

Peut-être certains événements politiques ne sont-ils rien d’autre que des symptômes d’un bouleversement culturel. De ce point de vue, l’élection de François Mitterrand marqua la conclusion d’un mouvement général de remise en cause des représentations culturelles dominantes. Faut-il parler de malentendus ? Ce n’est pas sûr. L’habileté de François Mitterrand a été de signifier par sa victoire l’abolition de l’ancien système de production institutionnelle de la vérité, qui faisait du discours politique un relais des discours normatifs. Un tel changement ouvrait pour des milliers d’individus un espace de liberté d’être et d’exister. Ce fut précisément ce contexte qui permit l’apparition et le devenir de nouveaux modes de vie homosexuels, et d’entreprises commerciales ou culturelles liées à l’homosexualité. Cette liberté nouvelle avait pour condition le droit à l’indifférence, plus exactement le droit à l’indifférence de l’État à l’égard de la question homosexuelle. La conquête politique de ce droit se cristallisa autour de l’existence de l’alinéa discriminatoire de l’article 331 du code pénal. La marche nationale du 4 avril 1981 épousait les formes classiques d’une mobilisation contre une loi attentatoire aux libertés individuelles. L’abrogation de ce texte en août 1982 accordait sans équivoque une victoire définitive au mouvement homosexuel français.

 

Le mérite revint au CUARH de concrétiser cette victoire par ses démarches auprès des institutions policières et judiciaires. En particulier, l’appui de Gaston Defferre, ministre d’État et ministre de l’Intérieur, permit de faire aboutir rapidement deux des principales revendications du CUARH : la dissolution du Groupe de contrôle des homosexuels à la Préfecture de police de Paris et la suppression des fichiers de police concernant les homosexuels. De plus, Gaston Defferre intervint pour faire cesser les comportements discriminatoires de la police. Des circulaires furent rédigées à l’intention des policiers pour que cesse la discrimination « à l’égard des individus du seul fait de l’orientation sexuelle ». Cette formulation mérite rétrospectivement une lecture attentive ; elle révèle la logique des réformes obtenues. Aucun concept identitaire ni communautaire n’y est énoncé. L’effort du gouvernement a été à cette date de faire disparaître toute discrimination de l’appareil d’État visant des individus du fait de leur orientation sexuelle. Ceci obtenu, la question d’une identité homosexuelle fondée sur une situation discriminatoire, ou construite par elle, s’effaçait.

 

 

L’identité naît des normes, pour y revenir

 

L’abolition d’une certaine articulation entre institutions politiques et discours normatifs n’a évidemment pas signifié la disparition définitive des normes de comportements socialement admis. Simplement, l’effacement de l’assignation identitaire homosexuelle a été la condition de possibilité d’une grande variété d’événements en rapport avec l’homosexualité, qui ont marqué la décennie 1980 en France. D’une part sont apparues une multitude d’associations homosexuelles ; d’autre part, l’émergence d’un vaste ensemble d’entreprises commerciales gaies a permis la constitution d’une communauté de consommateurs homosexuels, aux modes de vie caractéristiques. Par contre coup ces phénomènes ont produit, en une décennie, de nouvelles exigences et de nouvelles nécessités. Indéniablement, cette vie associative et cette communauté de consommateurs ont rendu manifeste le caractère insupportable de certains aspects du vécu homosexuel contemporain. Cette résistance à l’insupportable se cherche aujourd’hui une expression politique. Celle qu’il s’est apparemment donné est porteuse de plus d’identité, de plus de spécificité, et de plus de rationalité. Paradoxalement, la mobilisation autour de ce projet de politique identitaire se réclame d’une continuité avec le mouvement homosexuel de la décennie 1970. Pourtant, l’irruption d’une revendication identitaire et communautariste semble avoir gommé une part de l’héritage passé du mouvement homosexuel français. Ce mouvement s’était autrefois soucié du caractère pesant et aliénant que prend, dans certaines configurations historiques, l’affirmation identitaire. Cette vigilance s’inscrivait alors dans la perspective d’une revendication politique plus vaste, qui s’est traditionnellement opposée, en France, à la volonté des forces étatiques d’assigner un destin aux individus. Aujourd’hui, certaines organisations homosexuelles envisagent d’un coeur léger de gouverner avec l’État le processus par lequel les individus se reconnaissent comme sujets, et comme sujets de sexualité – puisqu’il s’agit de le faire pour de  » bonnes » raisons. Celles et ceux qui résistent à ce processus de normalisation sont en train de devenir, par le mouvement général de parcellisation du jeu politique, des marginaux au sein de « leur » propre minorité.