Morales et sexualités
Colloque du 22 avril 1989
Auditorium du Musée d’Histoire (Marseille)
Association Mémoire des Sexualités
Transcription : Anne Guérin – mise en page : Pascal Janvier
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SOMMAIRE
Pierre BELS : présentation de l’association Mémoire des Sexualités et présentation de la journée.
Morales, sexualités et histoire
Rapports sociaux, sexuels et rapport de domination (Léon-Robert Ménager) .. P. 3
Les Pères de l’Elise et la sexualité (Christian Bruschi) … P. 6
Représentations religieuses et christianisation Fêtes et sexualité (Jean Pierre Poly) …….……..… P. 9
Ordre, désordre, marginalité et marginalisation (Annick Riani) …. P.12
L’imitation de Jésus-Christ (Christian de Leusse) ..…..…… P.17
Sida et sexualité
L’épidémie, peur de la faute, peurs de la contagion (Bernard Paillard) .……..…… P.19
Vénérologie et sexualité, vénérologie et séropositivité (Thierry Gamby) ..P.24
Sida, prévention, éducation sexuelle (Denis Duprez) ……. P.28
Psychologie et séropositivité (M. Alessandri) ….…. P.31
Sexualité en milieu clos
Sexualité en milieu carcéral (Mme Bartolomei) …… P.33
Psychiatrie et sexualité (Béatrice Stamboul ) …….. P.35
Léon-Robert MENAGER : professeurà l’Université d’Aix-Marseille
Christian BRUSCHI : professeur des Facultés de Droit, Université de Lyon II
Jean-Pierre POLY : professeur à l’Université de Paris X
Annick RIANI : documentaliste, auteur d’une thèse de doctorat de 3e
cycle, « Pouvoirs et contestations. La Prostitution à Marseille au XVIIIe siècle (1650-
1830) », Université de Provence, décembre 1982
Christian de LEUSSE : fondateur de l’association Mémoire des Sexualités (Marseille),
Bernard PAILLARD : sociologue, chargé de recherches au CNRS (Centre d’études transdisciplinaires- sociologie, anthropologie, politique)
Thierry GAMBY : dermato-vénérologue, président d’Aides Provence
Denis DUPREZ : médecin
Alain MOLLA :avocat au barreau d’Aix-en Provence.
Pierre BELS :agrégé d’Histoire des Institutions, professeur des Facultés de Droit
M. ALESSANDRI : psychologue, dispensaire central de la Direction des interventions sanitaires et sociales (DISS) des Bouches-du-Rhône.
Mme BARTOLOMEÏ : juge d’application des peines, Marseille
Béatrice STAMBOUL : psychiatre, Aix-en-Provence
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RAPPORTS SOCIAUX, RAPPORTS
SEXUELS et RAPPORTS de
DOMINATION
Léon-Robert MENAGER : La curiosité qu’on peut porter sur les sexualités part essentiellement d’un questionnement
personnel. J’ai abordé ce domaine à partir d’un constat sur l’actualité dans un contexte de libération de la sexualité ou du discours sur la sexualité. J’ai
pensé à un aphorisme de Claude Lévi-Strauss qui dit qu’à chaque instant nous sommes soumis à des contraintes qui procèdent elles mêmes de
contraintes antérieures. J’ai donc été amené à rechercher depuis quand ce discours contre la liberté de parole, ou des gestes sur le sexe, a commencé. J’ai
procédé, comme l’écrevisse, à reculons, et je suis remonté à l’an zéro de notre ère, à Auguste. La première question, c’est : quand s’est fixé cet interdit
portant sur le sexe, ou les interdits portant sur le sexe ? Si on arrive à définir cette période, on peut être amené à définir des raisons. Les trois questions de
l’historien sont : Pourquoi ? Quand ? Comment ?
POURQUOI ?
Si on pénètre dans l’ombre des prohibitions touchant le sexe, on est conduit à vérifier, pour le temps des premières qualifications des
délinquances chamelles, ce que Foucault a écrit pour l’époque moderne, que « l’idée du sexe s’est formée à travers les différentes
stratégies du pouvoir ». Cela me parait être le regard le plus sûr qui ait été donné sur la sexualité. Qu’est-ce que le pouvoir a bien pu
chercher à protéger en investissant pénalement le champ intime des relations sexuelles ? Dans la mesure où on peut attribuer à César
les premiers pas sur ce terrain, il est clair que ce n’est pas un souci pressant de vertu qui l’inspirait, on connaît la formule d’un de ses
biographes: l’amant de toutes les femmes et le mari de tous les hommes.
Ce n’était pas vraiment le problème de la sexualité en soi qui préoccupait César. Son petit neveu Auguste, dont la conduite était aussi
peu économe d’appétits sexuels, s’est fait, lui aussi, le chantre de la pudeur et a prétendu la préserver par des sanctions pénales. Mais
ce sont deux séries d’interdictions (ou de décisions, pour César). On connaît les titres des lois mais pas leur contenu. On sortait à ce
moment-là du cauchemar sanglant de plusieurs décennies de guerre civile. Il est légitime de tenir ces appels à la rigueur pour une
satisfaction donnée à la clientèle politique de César et d’Auguste, c’est-à-dire ceux qui attendaient d’un pouvoir fort la correction du
relâchement des moeurs qui, aux yeux de cette clientèle, était la source des désordres romains. L’effet de ces pressions a été durable.
Théâtre, littérature, expression plastique ou figurée (comme les lampes à huile qui éclairaient les pièces : leur nombre qui représentent
des scènes de la vie sexuelle est assez extraordinaire jusqu’à la fin du IIème siècle de notre ère et jusqu’au début du même siècle).Tout
cela témoigne d’un retour à laliberté des moeurs et des consciences pour plus de deux siècles.
QUAND ?
C’est au IVème siècle que l’attitude impériale s’est passablement modifiée vis-à-vis de l’éthique sexuelle. La répression s’est enrichie du crime d’atteinte
aux bonnes moeurs qui visait « celui qui poursuit quelqu’un avec insistance dans un but obscène, ou après avoir dénudé la moitié inférieure de son
corps. » C’est alors que l’homosexualité masculine est l’objet de sanctions pénales de plus en plus dures. En 342, il n’est pas encore question de la frapper
de « peines choisies » mais en 390 les homosexuels sont condamnés à expier leur crime dans les flammes en présence du peuple. La date à laquelle l’Etat
définit ce qui appartient au corpus des pratiques sexuelles « normales » correspond, à l’époque durant laquelle la doctrine chrétienne a été imposée par la
cour impériale comme doctrine obligatoire pour tous les sujets de l’Empire. Le IVème siècle est très important à cet égard. Les chrétiens sortent de la
clandestinité, l’Empire les favorise (Constantin). La doctrine, alors, c’est que tout le monde devra être chrétien. C’est de là que coulait la source des
prescriptions touchant l’œuvre de chair.
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C’est de l’Eglise que partent les premières condamnations. Un théologien peu connu, Passien, à la fin du IVème siècle, dit : « doivent être punis de la peine
de mort » tous ceux dont les désirs se donnent libre cours en dehors du lit conjugal et en dehors des étreintes permises ». Saint Ambroise, l’un des pères
de l’Eglise, dans son Traité sur la Pénitence, dit « Si quelqu’un a regardé avec concupiscence une femme, il a déjà commis l’adultère dans son cœur ». Le
décret de Gratien dit : « Si tu vois ta femme nue, tu commets l’adultère ». Pour l’Eglise, l’œuvre de chair est une souillure. Jean Chrisostome dit ; « La vierge
a eu scrupule de l’œuvre de chair sans avoir scrupule de l’œuvre de Dieu et tandis qu’elle a tout fait pour que son corps demeurât sans souillure, elle n’a
point eu cure que Dieu fût outragé ». Donc la seule pensée de l’œuvre de chair est une souillure et une offense faite à Dieu. Jean Chrisostome a occupé
une place centrale dans ce débat en déclarant, par ailleurs : « Là où on ne rencontre point d’amour surnaturel, la jalousie doit forcément se produire. De là
les chutes continuelles, de là les défloraisons, Par là les vierges deviennent viles et effrontées ; même si leur corps n’a pas été défloré, leur sentiment se
déflore. Quand elle a appris à discuter franchement avec un homme, à s’asseoir à ses côtés, à le regarder en face, à rire en sa présence, à commettre bien
d’autres effronteries sans rien y trouver de déplacé, le voile de la virginité est arraché et sa fleur piétinée ». Ne concevez pas que ceci est excessif; c’est tout
à fait dans la norme de ce qui va continuer à s’écrire.
Dès cette époque, on commence à dater les périodes pendant lesquelles l’œuvre de chair, dans le cadre normal, celui du mariage, peut être limitée.
Flandrin, un des spécialistes de la sexualité, a calculé, avec grand soin, le nombre de jours durant lesquels l’œuvre de chair était permise, s’il n’y a pas
d’enfantement, on arrive à 50 jours par an. Il y a donc tout un mécanisme qui s’est mis en place. L’institution du Carême, constituée de trois périodes de
quarante jours, date aussi du IVème siècle par un spécialiste de la question. C’est le siècle durant lequel s’élabore un corpus de normes relatives à la
sexualité. Des décisions impériales de plus en plus dures sont prises, mais dans les faits, que se passe-t-il ? Auzone Gaulois, personnage important, préfet
de Rome, deuxième dignitaire de l’Empire, à la fin de sa vie, a écrit des textes sur « les fantaisies ou les exploits sexuels de la bonne société ». On se rend
compte que les prescriptions, les interdictions n’avaient guère cours dans les « bons milieux »aux IVème et Vème siècle.
COMMENT ?
Il faut considérer les moyens par lesquels s’est exprimée l’hostilité pour tout ce qui concerne l’activité sexuelle. Le moyen qui a été
inventé est la pénitence, mise à la disposition du monde laïc, avec son corollaire la confession. L’aveu des fautes en tant que vertu
thérapeutique occupait une place importante dans l’ascèse des premiers porteurs de la plus extrême doctrine chrétienne, celle des
anachorètes, ceux qui allaient dans le désert pour fustiger leur corps. Le corps, pour eux, était porteur de péché. Pour aller vers Dieu, il
fallait limiter le plus possible tous ses désirs. L’extrême, ce sont les « stylites » qui se mettent au sommet d’une colonne à qui il fallait
porter à manger. Ils ont une corde et un petit panier dans lequel ils font monter la nourriture que les chrétiens veulent bien leur donner
pour qu’ils continuent leur œuvre de mortification et d’exaltation hors du monde.
Cette doctrine va provoquer dans le milieu chrétien, le passage de l’aveu public à l’aveu privé dans la confession avec des spécialistes
de la confession, au départ l’évêque puis les prêtres. Il y a eu passage de l’aveu public à l’aveu privé parce qu’on ne voulait pas risquer
le scandale public que provoquerait l’aveu public des fautes de la part d’hommes responsables politiquement. La confession vient
alors au premier rang des moyens destinés à exorciser la pratique sexuelle. « Le corps est la demeure de Dieu; tout ce qui le flétrit ou le
salit est mauvais et l’acte générateur porte en lui même la blessure du péché » (Saint Augustin). Pour laver le chrétien de sa faute, il
convient que l’acte de chair soit limité à la procréation, »toute recherche du plaisir doit être condamnée ». Nous sommes là dans la
doctrine qui va être à son sommet à la fin du IVème siècle et au début du Vème siècle. C’est par le moyen de la confession que l’on va
pouvoir étendre les proscriptions décidées par l’Eglise, conjointement avec l’Etat, touchant aux questions sexuelles. On voit mal
comment les déviances sexuelles auraient pu être avouées devant une assemblée, elles peuvent l’être beaucoup plus facilement dans
un confessionnal, c’est une question d’habilité du confesseur.
La pénitence est l’instrument même de la proscription des activités sexuelles hors de la doctrine ecclésiastique. Ces proscriptions
s’adressent au commun. Pour en comprendre le pourquoi, il faut opposer deux types d’autorisations sexuelles, et d’abord ce que l’on
appelle aujourd’hui le droit de cuissage. Le plusancien responsable de ce « droit » est un co-empereur, Maximin Daya, qui a été éliminé
par Constantin en 313. Maximin Daya prit l’habitude d’exiger de ses subordonnés la connaissance charnelle de leurs épouses lors de la
nuit de noces.
Divers textes à travers l’histoire illustrent l’évolution de ce « droit ». Un acte de 1238, à Pierrecourt en Normandie, dans l’arrondissement
de Dieppe : ‘ »un dénommé Simon, seigneur de Pierrecourt, chevalier, avec l’agrément de sa femme Agnès et de son fils aîné
Guillaume, exempte tous les hommes de la taille et dispense également Ies dits hommes d’une taxe de trois sous que chaque homme
donnait quand il mariait sa fille ». A ce moment-là, les bourgeois ont assez de ressources pour éviter cet affront qu’est le droit du
Seigneur de prétendre à la connaissance charnelle de l’épousée, sensée être vierge selon l’enseignement de l’Eglise et dont le
seigneur était dispensé. Un procès s’est tenu à Bourges aux environs de 1500. Un clerc de haut rang témoigne et dit qu’il a entendu à
la Cours de Bourges, en présence du métropolite (l’archevêque), un procès dans lequel le recteur, ou curé, de la ville prétendait, en
vertu de la coutume d’avoir la première connaissance charnelle de l’épouse. Le recteur, seigneur de la ville, fut condamné à compenser
le délit commis. Et cette coutume fut annulée.
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Une TIMIDE EVOLUTION ?
Au début du XVIème siècle, on commence à respirer un peu mieux du point de vue de la vie sexuelle. On franchit là une étape. On voit que cette
proscription de la vie sexuelle concerne les gens du peuple, mais pas l’autorité publique. Un témoignage, hélas oral, veut que vers 1900, dans un village
des Landes (Barts), le chef de village exigeait la connaissance chamelle de la jeune épouse lors de la première nuit de noces. Je voudrais terminer par un
petit témoignage intéressant qui émane, lui aussi, d’une grande autorité ecclésiastique : « Il faut contraindre les corps pour mieux plier les esprits ».
Une contrainte d’autant plus omniprésente et immanente qu’elle s’étendait aux actes les plus intimes, les plus secrets et les plus dissimulables à tous les
regards. Sur cette contrainte, nous avons les pénitentiels qui nous donnent un état très précis des interrogations faites par les confesseurs lors de la
confession. C’est extraordinaire, il y a un détail précis de ce qu’il faut faire et de ce qu’il ne faut pas faire. Les interdits sont tels qu’on arrive à un
misérabilisme sexuel effrayant (exemple : des hommes qui faisaient un trou dans une planche). Je suis grand-père, je ne suis pas ancêtre, je sais qu’il n’y
a pas si longtemps, les curés avaient des curiosités qui paraissaient comme violant même les consciences des petits garçons et des petites filles. C’est un
phénomène marquant qui est très daté et qui a longtemps persévéré. « Introduire la discipline de l’Eglise dans l’épaisseur des consciences c’est assurer la
suprématie de la loi divine (qui ne fait qu’une avec la loi civile) et l’ordre des esprits. Domptons les corps pour la prophylaxie des âmes », voilà ce qu’on
trouve sous la plume des clercs entourant l’autorité politique, l’Empereur, puis les Rois.
Ce sont des hypothèses personnelles fondées sur divers documents triés de façon non tendancieuse. Je suis entré en communication avec Michel
Foucault alors qu’il était en train, dans les années 70, de terminer sa « Volonté de savoir »: j’avais été ému par le fait que sa leçon inaugurale au Collège de
France avait fait scandale par ce qu’il avait déclaré : « Je vais m’occuper de la sexualité ». Cela fait à peine 19 ans, Foucault a ouvert les portes, Barthes après
lui, de façon plus discrète. Nous sommes dans une époque assez centrale dans l’histoire de la sexualité où il faut considérer ce qui a été fait et dit avec
beaucoup d’attention.
Léon-Robert MENAGER
Christian BRUSCHI : Mon propos portera sur la question suivante : à quel moment s’est produit la rupture dans l’attitude de
la société occidentale face à la sexualité ? Pour essayer de mieux saisir le pourquoi et le comment de cette rupture, j’ai voulu porter un regard plus précis
sur l’homosexualité. Parce qu’en définitive, celle-ci est admise dans l’antiquité, nous le savons bien, dans des conditions d’ailleurs différentes dans
Les PERES de L’EGLISE
et la SEXUALITE
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l’antiquité grecque et romaine, où ce ne sont pas nécessairement le même type d’homosexualité .Mais nous sommes persuadés qu’au début de
l’Empire, l’homosexualité masculine, au moins, est tout à fait tolérée, tout à fait admise à Rome. Et nous sommes aussi persuadés, à partir de textes sûrs,
qu’au VIème siècle (et là nous allons peut-être avoir un débat chronologique) Justinien, dont nous avons au moins trois textes, un de 533 dans les
Institutes, puis deux lois de 538 et 544, l’Empire byzantin donc punit effectivement de mort l’homosexualité. L’homosexualité tout cour, il ne s’agit pas
de l’homosexualité en direction des jeunes garçons ou d’une homosexualité avec violence, l’homosexualité en tant que telle est punie de mort.
Donc de ce point de vue-là, s’est produit, en quelques siècles, un changement considérable d’attitude qui se traduit sur le plan juridique, mais qui traduit
incontestablement un changement de mentalité. Un livre récent dont la traduction en français est paru il y a trois ans, ‘Christianisme, tolérance sociale et
homosexualité » de John Boswell. Ce livre est très intéressant, il pose beaucoup de problèmes, il n’apporte pas toujours toutes les réponses, je le
critiquerais sur les sources. Boswell a privilégié certaines sources, il en a oublié d’autres non négligeables, notamment ce texte absolument admirable de
Salvien de Marseille – autant lui rendre hommage puisque nous sommes dans cette ville – qui dans « Le gouvernement de Dieu » développe sur plusieurs
pages sa critique de l’homosexualité. Ce que j’en ai retenu, c’est que cette critique de l’homosexualité est différente d’autres écrivains ou auteurs
chrétiens. Il n’y a pas, au IVème et V
ème siècle, de doctrine chrétienne homogène sur l’homosexualité. Et il y a bien une critique généralisée, mais il n’y a
pas de doctrine homogène. Cela pose des questions.
Peut-on dire, comme l’a dit Léon-Robert Ménager, que le christianisme a joué un rôle décisif dans ce changement d’attitude, si l’on prend toujours
homosexualité comme révélateur d’une attitude générale par rapport aux sexualités ?
Si on privilégie le IVème siècle, siècle de l’Empire chrétien, bien évidemment on est obligé de dire que le christianisme a joué un rôle essentiel. Le passage
des premières mesures de Constantin aux premières mesures de Théodose de la fin du IVème siècle, prouve parfaitement que l’Eglise a donné le dernier
coup d’accélérateur, le coup décisif dans le changement de mentalité, changement d’attitude du pouvoir avec tout un arsenal répressif qui va finir sans
doute par se traduire par un changement de mentalité. Il faut là faire une distinction entre ce qui est juridique et ce qui est mentalité. Si en revanche, on
privilégie une autre périodisation, et si on fait remonter le changement au même siècle, alors que le christianisme n’est pas encore triomphant, bien
évidemment on va être obligé de désigner, peut-être, d’autres responsables et on va voir que le christianisme a vraisemblablement encouragé un
processus qui avait commencé avant lui.
Je pose la question, c’est assez important, par rapport au débat que nous avons ce matin. Il n’y a pas de doctrine homogène du refus de l’homosexualité
au IVème et au Vème siècle, cela ne viendra que plus tard. Certes, on cite les textes du Lévitique concernant l’homosexualité qui punit de mort
l’homosexualité. Il y en a deux dans le Lévitique, et ils sont sans nuance. On cite le texte de l’apôtre Paul « l’Epître aux Corinthiens » dans laquelle il évoque
l’homosexualité. C’est intéressant parce que c’est un texte très riche qui évoque sur un plan total d’égalité l’homosexualité masculine et féminine, alors
que l’homosexualité féminine disparaît dans les textes au IVème et V
ème siècle. Et d’autre part, il fait de l’homosexualité la conséquence du paganisme, du
refus de croire au seul et vrai Dieu, c’est en quelque sorte une punition de Dieu, alors qu’au IVème et V
ème siècle, on va un peu changer d’attitude et
considérer que le désastre qui s’abat sur l’Occident romain est la sanction de la débauche notamment la sanction des perversions sexuelles et de
l’homosexualité. Donc, on ne va pas hésiter à manipuler, voire à tronquer le texte de Paul, pour justifier des positions en fait très différentes.
Maintenant, si je me réfère à trois écrivains chrétiens dont deux sont des piliers : Augustin, Chrisostome et Salvien, on s’aperçoit que tous les trois
condamnent en terme assez vigoureux l’homosexualité masculine. Mais ils le font sur des bases véritablement différentes. Quand Augustin parle de
l’homosexualité, il la condamne parce qu’elle est contre nature (contra natura).
Mais la nature dont il est question chez Augustin, c’est la société ou la compagnie qui unit l’homme à Dieu, et le fait d’avoir un comportement
homosexuel rompt cette nature qui fait que l’homme peut se rapprocher de Dieu. Ce n’est pas la nature de l’homme d’un côté, de la femme de l’autre,
c’est en fait cette nature qui est particulière à l’homme créé à l’image de Dieu. Une perversion sexuelle, à la limite n’importe laquelle, nuit à cette société
de l’homme et de Dieu, et fait que l’homme est en rupture avec Dieu.
Quand Jean Chrisostome, lui, parle longuement de l’homosexualité, il nous dit d’abord qu’elle est un phénomène extrêmement répandu chez les
chrétiens. Cela est intéressant, et Salvien va nous dire exactement la même chose. Au IVème et au Vème siècle, l’homosexualité n’a pas du tout disparu de la
mentalité courante et les chrétiens eux-mêmes continuent à la pratiquer. De ce point de vue, Chrisostome a une position tout à fait différente quand il
parle de l’homosexualité comme étant contre nature. Ce qu’il vise c’est la nature de l’homme et la nature de la femme, et le passage de l’une à l’autre,
c’est cela qui est contre nature. C’est donc tout à fait différent de la démarche d’Augustin.
Et quand Salvien intervient, il fait totalement abstraction du concept contre nature, il n’en parle plus. Pour lui, simplement c’est une dégénérescence de la
nature de chacun. C’est tout à fait différent. Il a comme référentiel le fait que chacun a sa nature, en la poussant en avant, il la fait en quelque sorte
dégénérer sans que pour autant, ce soit contre nature. Vous le voyez, d’un simple point de vue des fondements de la condamnation de l’homosexualité,
j’estime qu’au IVème – V
ème
siècle, il n’y a pas de doctrine homogène.
Si on rapporte ces attitudes au mouvement juridique, législatif sur le problème, il y a cette interdiction générale punie de mort sous Justinien, mais
auparavant, il faut constater que les premières mentions de condamnation de l’homosexualité datent en fait du IIIème siècle et non pas du IVème siècle.
Quand Paul, non plus l’apôtre cette fois mais le juriste, nous dit que celui qui a entraîné le jeune garçon dans la débauche doit être puni de mort, il vise
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une homosexualité précise qui est celle qui concerne le rapport entre les adultes et les adolescents. C’est au début du IIIème siècle que, Paul dit encore
que celui qui a été homosexuel passif n’a plus le droit de représenter un individu dans le domaine judiciaire parce qu’il est assimilé à une femme.
C’est encore au début du IIIème siècle que cela se produit, ce n’est pas négligeable. Quand Paul dit que l’homosexuel passif doit être privé, dans les
héritages, de la moitié des biens qu’il aurait dû recevoir si il n’avait pas été homosexuel passif, cela se produit encore au début du IIIème siècle. Il y a un
texte dont nous n’avons malheureusement pas le contenu exact, dont il est fait mention dans « L’histoire d’Auguste ». C’est, à mon avis, un texte-clef. Il
nous dit : Alexandre Sévère aurait voulu interdire toute prostitution masculine, homosexuelle ; il n’a pas pu le faire parce qu’il a considéré, somme toute,
que s’il le faisait, il transformait un vice public en un vice privé et que les hommes on généralement plus d’ardeur pour ce qui est interdit que pour ce qui
ne l’est pas. Texte très intéressant. Et il ajoute que Philippe l’Arabe, successeur d’Alexandre Sévère a interdit en définitive la prostitution masculine, au
milieu du IIème siècle (il est dénommé l’Arabe non pour son origine mais du fait qu’il avait mené une campagne militaire en Arabie).
De ce point de vue-là, nous pouvons voir que ce IIIème siècle sur lequel nous sommes quand même assez mal renseignés et qui reste un siècle obscur, ce
même siècle me semble, d’un point de vue juridique, assez riche déjà en limitations concernant l’homosexualité. C’est vrai que le IVème siècle apporte un
certain nombre de compléments non négligeables, notamment la loi de 342 de Constantin sur l’interdiction du « mariage homosexuel » mais c’est quand
même le mariage homosexuel qui est interdit, ce n’est pas l’homosexualité ? Ou la loi Théodore 390 qui punit des flammes l’homosexualité, mais
uniquement à Rome et pas dans le reste de l’Empire. Et uniquement ceux qui se sont livrés à la prostitution masculine. Dans une certaine mesure ce n’est
jamais qu’un remake de la loi de Philippe l’Arabe, évidemment accentué, accusé.
Ce texte est quand même intéressant parce qu’on le retrouve dans le recueil de textes mosaïco-romain qui est un essai d’établir un certain nombre de
correspondances entre le droit mosaïque et le droit romain, il est en bonne place. Ce qui prouve qu’à ce moment là, au moment où l’Empire devient
chrétien, on essaie d’établir un certain nombre de correspondances entre le Lévitique et le droit romain, c’est une démarche qui n’est pas inintéressante
et qui concerne directement la sexualité.
Je crois que l’on doit essayer de se livrer à des explications sur ce phénomène tout à fait extraordinaire de changement d’attitude par rapport aux
sexualités. L’homosexualité n’est qu’un révélateur c’est toute l’attitude par rapport aux sexualités qui va se modifier.
Les choses ne sont pas simples. Quand on prend, par exemple, la question de la virginité, le judaïsme dans lequel, pourtant, se fonde le christianisme,
n’a aucun développement sur ce problème, tandis que les religions païennes ont un développement sur la virginité, les vestales par exemple. Et l’on va
voir que le christianisme va exalter la virginité, donc vous le voyez, les choses ne sont pas nécessairement simples. C’est ce que je voulais dire là-dessus. Il
y a peut-être trois pistes d’explications qui sont encore, à mon avis, ma] déblayées.
Le Pr. Ménager a parlé du passage de la confession publique à la confession privée. Il faudrait sans doute relier à tout ce qui a été l’évolution de la
juridiction de l’évêque ou des anciens « épiscopalis » comment s’est fait le passage d’un rôle de juge à un rôle de confesseur. Tout se noue un peu dans
cette période beaucoup d’évolutions se produisent.
De façon générale, on assiste entre le IVème et le Vème
siècle à l’apparition d’une nouvelle ligne de démarcation entre espace public et espace privé. Et on
renvoie systématiquement ce qui est sexuel dans l’espace privé. Cela va durer pendant quinze ou seize siècles ; c’est à peine si aujourd’hui, et encore
timidement on est en train d’en sortir. Le texte de Salvien là-dessus est très significatif mais de façon plus générale il y a la Constitution de 326 de
Constantin sur l’adultère, où il revient sur la loi d’Auguste qui en faisait une infraction dont la poursuite était publique.
Constantin dit : il faut qu’elle reste uniquement dans la sphère familiale, c’est à dire qu’en définitive, ne pourront diligenter de poursuite concernant
l’adultère que ceux qui appartiennent à la famille de celui qui en a été victime, lui-même et ses proches uniquement. C’est très significatif, de ce point de
vue-là, on peut dire que c’est un texte beaucoup moins sévère que le texte d’Auguste qui permettait à chacun de poursuivre la femme adultère. Mais
justement, ce qui est important et très révélateur, c’est que ce texte fait passer ce qui était à l’époque considéré comme une infraction sexuelle – ce qu’elle
a été jusqu’en 1975 – de l’espace public à l’espace privé.
Et c’est exactement la même problématique que nous trouvions dans Lamprius, dans « L’histoire d’Auguste » concernant la prostitution masculine. Va-t-on
devoir passer de ce qui est public à ce qui est privé ? Philippe l’Arabe le fait et l’Empire chrétien va amplifier le mouvement ? C’est une toute autre
conception de l’Agora ou du Forum qui est en train de se dessiner à ce moment, et qui change fondamentalement le comportement à l’égard de la
sexualité.
Deuxième piste, on ne peut pas dissocier les attitudes par rapport aux sexualités des contextes historiques généraux. La crise que connaît l’occident
romain dès le IIIème siècle, et qui va continuer jusqu’au Vème siècle, bien évidemment explique très largement ce changement d’attitude par rapport aux
sexualités. Dans un monde qui s’écroule, on a besoin de points de repère, on le voit bien aujourd’hui, de lignes de démarcation qui soient relativement
fixes, qui soient les plus fixes possibles. Parce que, comme tout s’écroule, y compris le pouvoir politique qui est beaucoup moins sûr de lui qu’on ne
l’était précédemment, il faut trouver d’autres points de repère. Là, je crois que c’est très clair dans les Pères de l’Eglise, la démarcation entre les sexes
devient fondamentale (ce qu’elle n’était pas, en définitive, dans l’antiquité grecque et dans l’antiquité romaine) parce que cela permet à chacun
normalement, tout compte fait c’est comme cela que c’est conçu de disposer de points de repère nécessaires.
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Enfin, la troisième piste, c’est le rapport au corps, c’est une vieille idée que j’ai. On peut faire une comparaison entre l’attitude vis-à-vis de l’exercice sportif
au IVème siècle, et l’attitude par rapport au corps. Nous touchons quelque chose qui est très semblable dans les deux domaines. En effet, quand on lit
Zozime, cet historien byzantin extrêmement tardif – il écrit à la fin du Vème siècle – mais qui est resté païen, il arrive à faire une histoire admirable où il
explique que tout ce qui a été décadence et qu’il vient de vivre, c’est uniquement la faute du christianisme, de Constantin…
C’est un texte très puissant et en plus très précieux du point de vue d’un certain nombre de détails historiques qu’il nous donne. Pour lui, c’est simple
c’est parce que Constantin n’a pas organisé les jeux séculaires que l’Empire romain s’est effondrent, il développe en quoi le changement du rapport au
corps sous l’angle de l’exercice sportif, de l’émulation sportive, est une explication de la chute de l’Empire. Vraisemblablement, nous avons une même
cause qui pourrait expliquer deux changements d’attitude dans des domaines différents : l’exercice sportif qu’on va retrouver après au Moyen Age, de
façon tout à fait différente sous l’angle de lachevalerie.
Il y a là un changement profond qui s’est produit entre les deux, et aussi sous l’angle de la sexualité. Je crois que si nous sommes tous persuadés que
cette période du IIIème au Vème siècle est une période décisive, nous sommes encore à l’orée de nos interrogations et encore plusà l’orée des réponses que
nous pouvons apporter aux interrogations. Le Christianisme a incontestablement joué un rôle ; a-t-il été réellement le fond qui a expliqué le changement
? Pour le moment, mais je peux me tromper, j’aurais plutôt tendance à dire qu’il a plus joué le rôle de forme que de fond.
Christian BRUSCHI
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REPRESENTATION RELIGIEUSE
ET CHRISTIANISATION :
FETES ET SEXUALITES
Jean-Pierre POLY : Je vais aussi me greffer sur l’exposé du Pr. Ménager mais en vous parlant de la période qui est venue après
cette phase de départ de la répression, de cet espèce de vide noir du Haut Moyen Age ou de l’Antiquité tardive parce qu’au fond, les deux ne sont pas
sans rapport.
Vous avez sans doute remarqué que nous connaissons la sexualité essentiellement par sa répression, c’est un peu triste, d’abord, et surtout cela fausse un
peu le regard. Nous avons l’impression qu’au fond, la sexualité n’est qu’un appendice de la répression. Alors que c’est, tout de même je l’espère, le
contraire.
Je vais, dans cette espèce de vide, vous présenter quelques éléments de connaissance qui nous montrent une sexualité qui n’est pas réprimée et qui, au
contraire, s’affiche et se manifeste.
Il y a toutes sortes de paganismes, mais il ne faut pas oublier que le IVème siècle est une époque de crise et que ce qui est le plus inquiétant, c’est que le
paganisme non seulement se poursuit chez certains nobles de l’Empire comme le fameux Zozime, mais est revitalisé par l’arrivée des barbares qui sont,
bien avant les invasions, partout, comme esclaves cultivateurs, comme soldats parfois devenus officiers des troupes étrangères qui deviennent de plus en
plus importantes, et à la fin certains seront généraux, général en chef des armées de Gaule par exemple. Et la plupart d’entre eux sont encore
officiellement païens, pas tous, certains sont devenus chrétiens.
L’interdiction du paganisme ne s’étend pas à l’armée. Ces gens continuent à afficher une sexualité notamment festive, leurs grandes fêtes, leurs
habitudes païennes, comme si de rien n’était. Quand on sait que le nord de la Gaule est pratiquement passé sous commandement militaire, et que les
officiers ne veulent surtout pas mécontenter les troupes, on comprend pourquoi la répression, les interdictions tout cela c’est bien gentil.
Cela a existé sans nul doute évidemment mais il y a des secteurs entiers de l’activité, à l’intérieur de l’Empire, sans parler de l’Europe, qui est loin d’être
aux mains de l’Empire romain qui échappent à cette répression.
Je me suis occupé d’une fête qui est connue, déjà considérée comme un des ancêtres du carnaval. Le carnaval a des ancêtres très multiples, évidemment.
Cette fête est celle d’un chariot bénéfique et fécondant qui circule en fin février à peu près. Elle est attestée par un texte plus que célèbre qui a beaucoup
fait rêver les vieux professeurs germaniques, allemands ou autrichiens, au XIXème siècle et au début du XXème siècle, un texte de Tacite qui nous montre
cette espèce de tournée du chariot, où toute guerre est bannie. On enferme les armes et on se livre à des activités de type ludiques et sexuelles.
Aux premiers siècles les Danois, des îles danoises, les Angles, du Schleswig-Holstein, qui sont un peu des ancêtres des Anglais et ont culturellement
amené des choses à l’Angleterre, connaissent cette fête. Nous la voyons encore en activité au moment où elle disparaît chez les Suédois de Upsala au
début du XIème siècle, tardivement. Probablement, elle était encore en action au Danemark au Xème siècle, ou encore dans la France actuelle au VIIème
siècle où le fameux Eloi, bien connu des enfants et même des adultes à cause de Dagobert et de « sa culotte à l’envers », est tout à fait dans la lignée des
interdiction classiques qui sont devenues une jurisprudence bien établie, on essaie que les gens tiennent leur culotte à l’endroit et tout le reste. On a mis
Eloi, pendant une période de choc, à la ré-évangélisation car on en était là, du Vermandois (le centre de la Picardie aujourd’hui), du Moyonnais, et il est
même allé prêcher jusqu’à Anvers, en Flandres… Il avait du pain sur la planche puisque plus tard, d’autres vies de saints ont montré que le boulot était
toujours à faire, si j’ose dire.
Une fois il est arrivé vers Pérone. Et là, il y avait la « familia », le groupe de parentèle et les guerriers du maire de palais lui même. Et ces gens-la étaient en
train de faire la grande fête de février avec danseries libidineuses et autres joyeusetés dont nous avons peu de détails. Les hommes d’Eglise ne songent
pas évidemment à nous renseigner « éthnologiquement » sur cette fête.
Il était absolument outré, il a prêché contre. Il est parti. A peine a-t-il eu le dos tourné, qu’ils ont recommencé, évidemment. Et même les anciens du
village ont dit : de toutes façons, s’il continue à nous interdire – ce qui montre qu’ils avaient peur tout de même – nous l’assassinerons, on n’a plus le choix
maintenant. Le sang de l’évêque – quand il l’a appris par un informateur – n’a fait qu’un tour, il s’est précipité à nouveaux sur les lieux, il y a fait un prêche
encore plus violent. Il a été obligé de le terminer dans la pagaille et de s’en aller parce que la foule entière rassemblée lui criait des choses comme : tu
n’arriveras jamais à nous faire renoncer à ces fêtes chères à notre coeur, ni toi ni personne. Quand on pense qu’il s’agit de gens qui sont censés tenir au
palais mérovingien, un vide s’ouvre sur nos pas concernant la véritable christianisation de la Gaule du nord à cette époque. Quand on voit d’ailleurs que
l’évêque d’Arras, à une fête où le roi vient, s’aperçoit qu’il y a deux sortes de bières, celle des païens et celle des chrétiens (celle des païens étant droguée)
il pouvait être inquiet.
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La réalité de cette fête est bien établie ; elle était encore en action comme une chose principale sur le Rhin inférieur, dans le territoire de l’ancienne
Belgique presque jusqu’à Mayence, lorsque les missionnaires carolingiens une fois de plus ont à nouveau entamé l’évangélisation du nord de la France,
avec la fameuse lettre de Saint Boniface qui explique que depuis 60 à 70 ans (il écrit vers 760) la religion chrétienne est réduite à rien dans ces régions. A
cette époque, on voit bien les missionnaires lutter contre cette fête de février qui est visiblement une fête sinon de tous les éléments d’origine
germanique ou de culture germanique, au moins d’un courant très important parmi eux.
Sur le contenu, il semble que théologiquement, c’est la même fête que chez les Suédois, il y a le même nombre de dieux, on y représentait en public le
mariage, d’une façon sans doute très réaliste, de la belle déesse Fraï (la Vénus germanique) avec son « parèdre » le dieu Fraï, qui est gentillet. Il semble
que les gens autour étaient invités à faire la même chose, donc c’était assez mouvementé.
Nous avons un vrai témoignage, si j’ose dire, et non juste des allusions ou quelques témoignages iconographiques, représentant le mariage d’une
espèce de Priape avec une grande dame. Celui d’un voyageur arabe au X
ème siècle qui a vu des Varegs (des Suédois sur le fleuve Volga, un camp de
marchands). Ce n’est malheureusement pas la fête de février, c’est une fête funéraire ; mais on a attendu le vendredi pour incinérer le corps et cela, c’est
typique : c’était donc un adorateur de Fraï (Freitag, Friday…). Là, on voit bien que la fête est organisée par une vieille femme qui est une magicienne
professionnelle, qui a deux aides qui sont aussi des femmes. Les hommes font ce qu’on leur dit de faire (nous sommes pourtant dans le milieu fortement
masculin des Varegs, des espèces d’aventuriers, mais qui ont emporté leur sorcière avec eux). Une jeune femme est volontaire pour aller voir ce qui se
passe au royaume des morts, elle aide la vieille aussi, la vieille va la suivre en esprit, elles vont s’en aller toutes les deux dans le royaume des morts,
profitant des funérailles. Et notamment, l’un des temps forts de la fête, c’est que cette jeune femme, qui est traitée comme une reine, qui a aussi des
suivantes, se déplace, elle entre dans les cabanes des différents groupes qui composent l’assemblée des Varegs sur la Volga, et elle fait l’amour avec les
personnages principaux. Elle va les trouver puis elle les honore de ses faveurs. Il y a bien une activité (que des missionnaires auraient réprouvé
certainement) mais où la femme joue le rôle principal ; ce ne sont pas eux qui vont la trouver, c’est elle qui les visite, c’est un honneur qu’elle leur fait, en
quelque sorte.
Même si nous n’avons pas beaucoup d’éléments, il est évident que tout cela ne pouvait pas plaire aux missionnaires. Nous avons deux problèmes. Un
problème qui a déjà été posé : comment est-ce que la répression réussit à faire interdire quelque chose ? Et comment y arrive-t-elle vraiment ? Et puis :
est-ce que c’était vraiment la liberté, cette fête licencieuse ?
Sur la répression, il y a une chose intéressante dans l’aire du Rhin inférieur au XIIIème siècle après les troubles de la crise féodale. En gros, les textes sont
plus nombreux, on voit qu’il y a une fête qui s’est continuée assez tard et qui porte le même nom qu’avaient fabriqué les missionnaires pour interdire la
fête de février. Et ils l’appelaient sporkalia en latin, et ce mot est passé dans le dialecte des Rhénans sous le vocable de pirkle ou une variante spurkIe.
C’est une espèce de carnaval aussi. D’après ce qu’en disent les folkloristes du XIXème siècle allemand, ce n’est pas un carnaval tellement drôle, on brûle
une vieille femme, il y a un petit côté « pogrom » (mais je suis médiéviste, je ne suis pas spécialiste du folklore). On a dit qu’il y a eu une espèce de
survivance de la fête. Entendons-nous, calendairement, il y a quelque chose mais cette fête porte le nom forgé par les missionnaires pour la combattre.
Sporkalia, cela veut dire les saloperies, les cochonneries, c’est même une blague. C’est lui donner un petit côté comme automnales, lupercales,
saturnales. Il y a un côté fête si vous voulez, c’est les « cochonnales », en quelque sorte. C’est un jeu de mot, il est passé dans le langage des vignerons du
Rhin par exemple, il désigne cette forme de fête un peu ambiguë. Ce qui est certain, c’est qu’ensuite, nous retrouvons un carnaval rhénan qui est encore
aujourd’hui bien connu et dont les activités ludiques émeuvent chaque fois, par exemple, les camionneurs latins qui passent dans le secteur et qui sont
toujours éblouis (et aussi chargés de bière). Il y a toujours des récits, chez les camionneurs, de dames qui se précipitent sur vous et vous accordent leurs
faveurs…..
Ce que je ne peux pas m’empêcher de remarquer, c’est qu’il y a bien toujours l’idée de dames bienveillantes qui dirigent tout cela. Un collègue m’a dit
qu’il y avait aussi des festivals de ce type du côté de Lille et que dans cette région, encore au XIXème siècle, on aurait mis dans les contrats de mariage que
les époux devaient se rester fidèles sauf durant cette période.
Si c’est un mythe, c’est tout de même intéressant pour un juriste, ce sont les faux contrats de mariage. Si les gens le croient,après tout, c’est que c’est vrai
d’une certaine façon. Et s’ils le mettaient dans les contrats, c’est encore plus rigolo, évidemment.
Vous voyez donc, on arrive à l’interdire, peut-être on essaie de lui substituer une contre fête, ou on brûle la vieille année, dans le midi notamment. Brûler
la vieille année, quand c’est une femme, ce sont les jeunes garçons qui le font, on lui tape dessus avec des chansons : tu es toute trouée, vieille salope
(en provençal : touto troucado).
Quand j’étais professeur à Lyon, certains étudiants de la Fac de Droit brûlaient un mannequin représentant une femme à peu près à cette époque, et ils
donnaient comme prétexte qu’ils voulaient protester contre l’égalité des droits de la femme et de l’homme dans le code civil. Les compagnes de ces
jeunes gens y allaient mais sans conviction. Et un beau jour, un petit groupe de gauche, ayant fait une contre-propagande qu’il estimait sans espoir, ça a
marché. Et les demoiselles ont poussé leurs compagnons à arrêter cette fête.
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La répression c’est toujours ambigu. Trouver une fête calendaire à la même époque ? Oui mais peut-être très répressive, peut-être elle peut se changer
petit à petit. On aurait pu imaginer qu’après avoir brûlé une dame, ils se mettent à brûler autre chose de rigolo, et qu’ils fassent une fête licencieuse.
Le second problème : cette fête nous apparaît à travers la répression et donc nous avons tendance à n’en voir que les bons côtés, nous avons tendance à
l’embellir, sommes-nous sûrs que cette grande période débridée s’accompagne d’une intense et joyeuse activité sexuelle le reste du temps, dans les
sociétés encore semi-tribales, qui s’intègrent à l’Empire romain ? C’est délicat de répondre : la place des femmes y est importante, est-ce que ces femmes
sont toujours d’accord pour qu’on s’amuse ? Ou est-ce que c’est juste à certaines périodes ? Tacite, notamment, insiste sur la vertu des germains et des
germaines, Vous me direz qu’il tenait à faire la leçon à ses compatriotes. Je ne sais pas quand on jette un coup d’oeil sur des sociétés, on peut à la fois
avoir un grand carnaval et ensuite redevenir un protestant qui épargne et qui travaille et à qui les cinquante jours d’activité sexuelle dans l’année, si j’ose
dire, suffisent largement sans compter les différentes formes. Vu par les missionnaires c’est absolument atroce, s’ils nous donnaient des détails, nous ne
trouverions peut-être pas cela aussi rigolo qu’il y parait. L’histoire a l’air de résoudre des problèmes, mais à peine a-t-on résolu quelque chose, on
s’aperçoit qu’on ne sait pas grand-chose. Il faudrait avoir été là, ce qui est difficile.
Jean-Pierre POLY
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ORDRE, DESODRE, MARGINALITE
et MARGINALISATION
Annick RIANI : Peut-on définir le désordre sans référence à l’ordre ? Le désordre peut-il échapper à la fonction régulatrice qui lui est
souvent assignée ? L’étude du phénomène prostitutionnel à Marseille, entre 1630 et 1850, a permis de soulever certaines hypothèses.
L’ordre et le désordre apparaissent comme la manifestation d’une compréhension du monde : l’ordre philosophique, religieux et symbolique.
Le désordre : une atteinte portée à une vision philosophique et
religieuse du monde
Si par maints aspects de sa vie, la prostituée de l’Ancien Régime contrevenait aux lois édictées par le pouvoir temporel, elle troublait d’abord et
essentiellement l’ordre religieux qui marquait alors fondamentalement les mentalités et imprégnait tous les actes de la vie quotidienne. Certes, les
prostituées provoquaient directement de très nombreuses querelles de mauvais voisinage et perturbaient incontestablement l’ordre social et temporel.
Les accusations d’accouchements clandestins suivis d’infanticides ou d’abandons, et de transmission de mal vénérien à une époque d’épidémie, étaient
gravissimes et rituelles. Les provocations sociales de celles qui se vêtaient au-dessus de leur état (échappant ainsi à la juste place que leur avait assigné le
ciel) ou se travestissaient occasionnellement en homme, afin de racoler plus aisément (transgressant donc. symboliquement et subversivement un ordre
sexuel) heurtaient l’ordre social. Mais la vénalité de la profession aggravait le crime sans le constituer : la cause essentielle du scandale public résidait
dans l’inobservance des jeûnes, l’absence aux offices saints et le péché de luxure qui valaient aux prostituées les fulminations de l’opinion publique et
des autorités temporelles représentant le pouvoir théocratique. Dans cette perspective théologique, l’infraction à la loi divine n’était pas susceptible de
récupération dans un discours d’ordre social et elle justifiait toutes les persécutions visant à l’éradication du mal.
Les fléaux naturels tels les pestes étaient considérés comme de justes châtiments infligés par la colère divine en raison des « débordements des mœurs ».
Ainsi les hommes pieux s’efforçaient-ils de ramener au bercail la centième brebis égarée, mais aussi précieuse que les autres, à une époque où la
solidarité s’exerçait aussi en matière de responsabilité : les dévots qui sauvaient leur prochain garantissaient leur propre salut et celui de l’humanité
entière.
Cette vision chrétienne du monde subit une déviation idéologique avec l’avènement de l’absolutisme : le pauvre secourable de Jésus-Christ, objet de
toutes les attentions de Saint-Vincent de Paul et qui assurait le rachat de l’âme de celui qui agissait charitablement devint le pauvre exclu, traqué par les
chasseurs de gueux royaux, le « pauvre de Satan », né du monde de la Contre-Réforme. Et les fous, puis les mendiants, les bohémiens, les Turcs, les
galériens, les prostituées, les huguenots, les bandes d’enfants—tous les marginaux que l’Age classique rejetait hors de sa vue au nom de cette déviation
furent donc enfermés dans les établissements hospitaliers. Il s’agissait de les protéger du diable en les soustrayant à son action et de procéder à une
remise en ordre générale en enfermant tous ceux qui ne s’intégraient pas aux structures sociales du temps en raison de leur âge, de leurs infirmités ou de
leurs convictions.
Au XVIIIème siècle la conception de l’ordre résultait donc de la déviation idéologique d’une vision religieuse du monde. Celle-ci fondait le salut de
l’humanité sur le sauvetage obligé voire manu militari des païens et des infidèles, et sur la volonté d’un pouvoir monarchique absolu de contrôler
l’ensemble des sujets sans plus souffrir les exceptions du passé. Atteinte portée non à une idéologie mais à une vision du monde, le désordre s’affirmait
essentiellement dans une contestation de l’ordre symbolique.
Le désordre : une ambiguïté dans l’ordre symbolique
Résultat d’une ambiguïté s’inscrivant dans un ordre symbolique, le désordre pouvait aussi, pour un temps, en certaines occasions, échapper à la
récupération sociale ou politique.
Etudiant les fêtes populaires et les carnavals, N.Z.Davis souligne que la règle à l’envers pouvait fonctionner telle une manifestation d’approbation à
l’envers ; mais si l’envers peut être le contraire de la règle, il peut aussi échapper à la règle et donc au contrôle social. La « femme-au-dessus-de-sa-place »
et la « femme-hors-de-sa-place » étaient l’une et l’autre mal perçues dans un monde où chacun devait occuper la juste place attribuée en vertu d’un ordre
religieux, mais la seconde entamait indubitablement plus gravement l’ordre social. Car, dans l’ordre symbolique, grande peut être l’ambiguïté.
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Michel Foucault a observé l’opportunité de la transformation intervenue dans le moyen d’acheminement des condamnés : la charrette se substitue à la
longue et pénible chaîne avant d’être remplacée par le « panier à salade » puis le fourgon cellulaire blindé qui supprimait la torture physique en
garantissant la sécurité des détenus par l’isolement et la « mise au secret ». Misérables objets de rebuts, ridiculisés ou honnis, les condamnés suscitaient
encore des manifestations de haine, d’émotion ou de commisération ; une complicité s’établissait entre les tristes acteurs et les spectateurs
Histoire des techniques répressives : élaboration de la
production de la vérité
De la répression à la prévention, l’histoire des technologies d’instauration de l’ordre apparaît comme celle de la production d’un discours de vérité. Cette
technologie s’est développée et a évolué de façon significative sous l’Ancien Régime.
Le corps supplicié : L’occident chrétien connut d’abord le temps du corps supplicié où la justice avait pour fonction de produire une vérité à travers un
rituel judiciaire : la procédure de l’aveu, fondées sur l’information diligente et secrète, puis la torture se prolongeait par le spectacle d’un châtiment
exemplaire assuré par l’exécuteur de la Haute Justice. L’expiation du condamné supplicié selon un code savant et dans une perspective judéo-chrétienne
représentant l’âme comme fautive, punissable et rachetable, produisait la vérité du crime jusqu’à la Révolution. Ainsi les prostituées marseillaises furentelles,
durant le Moyen-âge et jusqu’à la création d’hôpitaux spécialisés, soumises à diverses peines afflictives et infamantes parmi lesquelles le fouet et la
« promenade par toutes les places et carrefours accoutumés de laville » (suivis du bannissement temporaire ou, exceptionnellement, perpétuel) étaient les
plus courantes. Cette technologie constitue un échec.
La douceur des peines, la technologie politique des corps : Aussi, le mouvement philosophique de contestation du système judiciaire (avivé par
de retentissantes « erreurs »), I’absolutisme royal et la déviation idéologique aboutirent-ils progressivement à l’instauration du régime de la douceur des
peines. Au XVIIIème siècle, la production de la vérité continuait de reposer sur l’aveu mais celui-ci n’était plus arraché par le juge au moyen de la torture :
une technologie politique des corps, fondée sur des éléments matériels, calculés, organisés, techniquement réfléchis, tout en restant physiques.
Résultant des procédures de punition (et non plus de châtiment) de contrainte et de surveillance créait une réalité historique de l’âme des condamnées
bien distincte de l’âme chrétienne, et assurait la production du discours d’ordre.
La structure hospitalière hétéroclite mise en place à Marseille, à partir de 1640, se décomposait en établissements de cure du type hospitalier proprement
dits, de maisons de renfermement établies sur le modèle conventuel et de Grandes Miséricordes destinées à l’assistance à domicile des pauvres honteux.
Avec le temps, la seconde puis la première catégorie d’établissements se développèrent au détriment de la troisième, puis de la seconde.
Si le complexe répressif « repenties / refuges / entrepôts » destiné aux femmes de mauvaise vie ne fut jamais le panoptisme décrit par M. Foucault, il n’en
fut pas moins, au XVIIIème siècle, l’instrument préféré des juges marseillais qui disposèrent finalement, après de nombreuse réformes indispensables, des
moyens d’un bon redressement. Signe des mutations en cours, le nouveau système pénal mis en place par l’Institution du Refuge, et qui usait d’une
technique punitive « douce » n’a pas toujours exclu le corps supplicié de la condamnée sur lequel reposaient les mécanismes de l’ancienne justice.
Œuvre de transition entre deux systèmes juridico-pénaux dans un monde en cours d’évolution, le genre hybride du « couvent / hôpital / prison » explique
l’échec institutionnel. Car le Refuge sombra sous la Révolution, en raison de son caractère conventuel lié à un mode de fonctionnement économique luimême
né d’une vision du monde qui avait considérablement évolué : dès le XVIIIème siècle, l’institution n’était économiquement plus viable. En outre, on
avait cru laisser le diable à la porte de l’institution de redressement et celui-ci s’était immiscé dans les murs. Au lieu du repentir et de l’expiation, le
désordre augmentait et embellissait sans cesse. Enfin, socialement, la réalité devenait incontournable : à défaut d’une réhabilitation par l’expiation
perpétuelle, les structures économiques et sociales empêchaient toute « réinsertion » sociale. Ainsi, sauf réglementation / récupération, l’ordre s’avérait
impossible à établir et force était de renoncer à l’éradication du mal. C’est à quoi s’employèrent ardemment les nouvelles couches sociales montantes,
toutes acquises à la philosophie du siècle et qui cherchaient à s’introduire dans les rouages de la mécanique du pouvoir. Elles en trouvèrent facilement
l’occasion.
Une technologie récupératrice, le régime de la surveillance
Objet et contexte évolutif, le XVIIIème siècle connut une grave épidémie de syphilis. Les pratiques contraceptives s’étaient développées (malgré les
interdits religieux) surtout dans les milieux prostitutionnels. Les démographes s’inquiétèrent donc d’une prétendue dépopulation cependant que les
militaires s’effraient de la mauvaise santé des troupes. Les économistes rappelaient que la nation avait besoin des bras vigoureux de ses artisans, l’Eglise
fustigeait les pêcheurs et la littérature traitait des thèmes moralistes. Bref, le discours relatif aux « classes dangereuses » dont on redoutait qu’elles
n’exportassent leurs moeurs aux autres couches sociales et notamment à l’élite, montait inéluctablement. De sorte que la prostitution finit par cristalliser
puis par symboliser toutes les psychoses collectives : dépopulation, dégénérescence, angoisse face à la montée inexorable de couches sociales écartées
du pouvoir.
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Les médecins, qui avaient tout à attendre du pouvoir, s’en sont avérés être les meilleurs auxiliaires. En effet, on est frappé de la simultanéité du
développement d’une réflexion épistémologique et philosophique et de l’avènement du réglementarisme, comme on est surpris de la coexistence de la
campagne néo-réglementarisme et de l’installation définitive du corps médical dans la société sous la IIIème République.
L’apparition de l’hygiène publique est concomitante de celle de la médecine légale dont le rôle était de prévenir l’erreur judiciaire par l’expertise.
L’historien J. Lecuir a pu constater l’inscription collective d’un corps de détenteurs de savoir (les médecins) comme les directeurs de conscience d’une
société au travers notamment d’un nouveau champ de savoir qu’ils élaboraient et qu’ils nommaient « la médecine légale ».
Au terme de cette réflexion médicale s’établit une confusion entre le corps de la victime et le corps social lui-même. Les médecins ne dissocient plus le
malade de son environnement social institutionnel et ils s’interrogent donc sur les maladies du corps social que leur révèlent les crimes et qu’ils
s’estiment compétents à traiter : les héritiers d’un solide fonds naturaliste accumulé depuis le XVIIIème siècle, créèrent, pour les besoins de la cause, « la
race » des prostituées, grâce au développement des sciences auxiliaires de la médecine (l’anthropométrie par exemple) et ils circonscrivirent le champs
d’observation propre et nécessaire à l’exercice de la volonté de savoir, lequel assurait leur pouvoir et confortait celui de l’Etat. Historiquement, le
réglementarisme (c’est-à-dire la réglementation administrative d’une activité licite mais non légale en vertu des articles 334 et 484 du Code Pénal
napoléonien) constitue la première tentative de médicalisation de la société française.
Précisément, le projet réglementariste visait à canaliser la sexualité juvénile et sexualité extra-conjugale à une époque où, dans les grandes villes
septentrionales surtout, affluait des campagnes un prolétariat marginalisé en état de disette sexuelle. La marginalisation sanitaire et sociale était un
facteur de moralisation et de normalisation nécessaire à une meilleure économie des corps et constituait l’objectif politique de la bourgeoisie
triomphante. Il s’agissait de garantir la reproduction de l’espèce mais aussi de reconduire des rapports sociaux et de renouveler une force de travail par
l’imposition d’un modèle social. L’aménagement d’une sexualité économiquement utile et politiquement conservatrice, fondée sur la création de la
cellule familiale nucléaire monogamique en tant qu’unité de base économique, sociale et politique, renforçait les pouvoirs en place et visait à en assurer
la pérennité. Qu’importait si les femmes étaient reléguéesà l’état d’objets de satisfaction d’une bourgeoisie phallocratique ?
Le discours médical moraliste reprenait sournoisement le discours de l’Eglise, en prônant l’idéal de la femme frigide quoique hystérique, la connotation
scientifique aggravant la portée de la harangue et,après la Révolution, s’ouvrit une ère de misogynie d’une rare virulence,
On note la concomitance entre le développement du discours réglementariste (et surtout néo-réglementariste) et l’exaltation du discours maternel au
milieu du XIXème siècle. Canaliser la « sexualité illégitime » et stérile au profit d’une sexualité légitime orientée vers des pratiques fécondes, tel était l’enjeu
politique. Le système aboutit dans la pratique au renfermement des putains au bordel et des mères au foyer, toutes deux également soumises au
réglementarisme et aux nécessités d’une société masculine animée, sous couvert de restauration des mœurs, par des préoccupations natalistes. Il
s’agissait d’instituer un ordre moral (et non plus spirituel) dont le maintien exigeait que toutes les femmes et filles fussent « soumises » par des transferts
d’autorité correspondant à la redistribution des pouvoirs intervenue après la Révolution. « Puissance maritale » ou « autorité administrative », l’évolution
linguistique ne parvint pas à masquer une autre réalité : celle de l’abandon du terrain par la justice au profit de l’appareil administratif d’Etat. L’évolution
intervenue dans les comportements religieux attribués aux prostituées montre encore, si besoin était, la nécessaire laïcisation accompagnant cette
politisation. Paradoxalement, la prostituée du XIX
ème siècle est souvent présentée en opposition à son homologue du siècle précédent comme un
personnage sinon pieux, du moins respectueux des traditions religieuses. Or, cette attitude acquise trouve en fait une explication dans l’exaltation du
discours relatif à la fonction et à l’amour maternel destiné aux honnêtes femmes. La prostituée, qui rachetait ses fautes en enfantant et en se conformant
aux canons sociaux de rigueur, était enfin devenue la pécheresse repentie que le système juridico-pénal antérieur n’avait pas réussi à produire. Si MarieMadeleine
(qui rachetait son âme par l’expiation) était un idéal céleste trop élevé et trop lointain, la Vierge, mère et pure, était un modèle plus terrestre,
plus accessible et plus démocratique. Après les bouleversements de la Révolution, le lieu et l’objet des enjeux politiques se sont fondamentalement
déplacés.
Le panoptique réglementariste éclaté : Pragmatiques, les révolutionnaires surent tirer la leçon de l’échec des systèmes répressifs antérieurs. Ils
décidèrent de canaliser préventivement ce qu’ils ne pouvaient détruire. Faute d’extirper le mal, ils se résignaient à le circonscrire à certaines zones et à
certaines classes réputées dangereuses. Faute de chasser le diable que l’on avait vainement tenté de laisser à la porte, on décidait désormais de
l’enfermer avec ses suppôts. Ainsi naquit le régime de la surveillance des conduitesavec son double corollaire, prévention et délinquance.
L’instauration du réglementarisme sanctionnait une nouvelle étape dans le développement du processus technologique répressif par l’établissement de
structures nécessaires à ces tâches de prévention et de punition qui caractérisaient le régime de la douceur des peines. Le fonctionnement de ce nouveau
système supposait une condition sine qua non : l’organisation de lieux clos communiquant entre eux et uniquement entre eux, la formation d’un circuit
disciplinaire intégrant dans un même espace, lieu de travail, lieu de punition et lieu d’observation, le plus marquant de ces caractères assurant la
spécificité d’un seul lieu. Au XIXème siècle l’on s’adressait d’abord au sens moral de la détenue (et non plus à sa foi) pour légitimer la surveillance des
conduites exercée dans la spatialité uniforme, mais hermétiquement close et éclaté du bordel, de l’hôpital, du dispensaire et du Refuge.
La cure de prison visait à maintenir l’ordre à l’intérieur de la « maison de tolérance » et la cure à l’hôpital (dont l’organisation était largement inspirée du
modèle pénitentiaire) était destinée à agir sur la « folie morale » des prostituées, tandis que le bordel « ordonnait au vice », selon l’expression des
intéressées, c’est-à-dire que l’administration s’efforçait de soumettre aveuglément les filles aux règlements édictés par les maires, les préfets et les
médecins.
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Le dispensaire de salubrité publique constituait la pierre de touche du système car il assurait la redistribution hebdomadaire entre les sujets malades,
sains ou absents et organisait du même coup l’instabilité indispensable au fonctionnement du système. Si la prison et l’hôpital sanctionnaient les
manquements à la discipline et à l’ordre enseigné au bordel, le Refuge était censé réinsérer. En fait, le Refuge ne subsistait plus guère qu’à titre de
vestige de l’ancien système car il existait une contradiction entre la finalité du processus de repentance tel qu’il était conçu par les réglementaristes (en
suivant l’itinéraire du lupanar, du dispensaire, de l’hôpital puis du Refuge) et les buts assignés à la maison close : pourquoi tenter d’obtenir la
réhabilitation sociale d’une population que l’on avait savamment marginalisée afin de garantir l’ordre établi ? La prostituée n’était plus ni une criminelle
ni une délinquante et elle n’avait donc pas de dette à acquitter envers la société (à laquelle elle versait déjà un lourd tribu) ou du moins, n’était-elle pas
sommée de purger sa peine comme un criminel. La marginalisation des prostituées était en fait trop essentielle à l’ordre social pour que leur activité fût
condamnable ou que l’on exigeât qu’elles rentrassent dans le droit chemin. La moralisation des prostituées n’apparaissait que très secondaire parce
qu’elle allait à rencontre des buts recherchés. Leur soumission aveugle aux règlements médico-administratifs en tenait suffisamment lieu. A l’ère du
capitalisme naissant, le repentir socialement et politiquement non rentable n’était plus de mise et, par ailleurs, l’Eglise approuvait tacitement.
Les nouveaux modes de production de la vérité : le discours de la sciencia sexualis, ainsi le réglementarisme s’était-il édifié dans le cadre d’une
société nouvelle, sur les ruines restaurées de l’ancien système par la réglementation de l’activité de tous les acteurs sociaux antérieurs. Les prostituées, les
maquerelles, les proxénètes, les rabatteurs et les exploitants en tout genre continuaient d’intervenir mais l’ordre moral soumettait désormais leurs
activités à la réglementation et au contrôle arbitraire : sous le régime de Vichy les bordels furent même côtés en Bourse !
La réglementation de la prostitution a permis d’installer une technologie répressive beaucoup plus subversive. Car en intégrant l’aveu à un projet de
discours scientifique fondé sur le développement de la médecine, le XIXème siècle positiviste l’a déplacé du sujet lui-même à ce qui lui était caché. « Le
principe d’une latence, essentiel à lasexualité, a permis d’articuler sur une pratique scientifique la contrainte d’un aveu difficile » constate M Foucault. Un
nouveau maître de la vérité supplantait le prêtre et même le juge, en détenant le pouvoir d’extorquer l’aveu, afin de procéder à son décodage et à la
production d’un discours de vérité : l’aveu, les procédures d’aveu, peuvent donc fonctionner dans la formation régulière d’un discours scientifique.
S’inscrivant dans une continuité historique, la sciencia sexualis conserva pour noyau le rite de la confession obligatoire et exhaustive qui fut dans
l’Occident chrétien la première technique de production de vérité sur la sexualité. La répression s’exerçait par un savant dosage de bavardages calculés et
de silences loquaces, la multiplicité des discours est flagrante : démographes, biologistes, médecins, moralistes, pédagogues, critiques politiques,
militaires et ecclésiastiques s’affairent et se partagent soigneusement le travail, spécialisant les tâches dans un apparent et fallacieux éclatement du
discours. Cette grande dispersion apparente des différents dispositifs créés pour inciter (voire obliger) les individus à l’aveu, cache mal l’unicité du
discours et la cohérence d’un appareil médical essentiellement répressif : le régime médico-sexuel recueillait complaisamment les informations qu’il
enregistrait et les redistribuait sous forme de vérité cautionnée par la science.
Au XIXème siècle, le châtiment avait disparu de la structure de renfermement nouvelle et cette fois, le mépris, les brimades, les humiliations, les vexations,
les sévices physiques dont furent victimes les prostituées n’étaient qu’une prime de méchanceté destinée à mieux les marginaliser afin de faciliter le
contrôle politique des femmes – putains ou mères – et des hommes de ce temps.
La transformation de la vision globale d’un monde dans les mentalités collectives a autorisé l’intégration d’un désordre à un ordre non plus religieux
mais idéologique, social et moral. Dans cette perspective, le désordre apparaît comme le produit d’une vision du monde exprimé par une marginalité à
travers les ambiguïtés d’un ordre symbolique. La multiplicité et l’éclatement apparent du discours d’ordre, la disparition du contrôle juridictionnel au
profit de l’arbitraire administratif et médical ont permis l’instauration d’un régime de prévention par la marginalisation des délinquants. Celle-ci
supprimait bien des ambiguïtés favorables au désordre. De la répression à la prévention, du criminel au délinquant, de la marginalité à la
marginalisation, l’on est passé de la vision cosmique et religieuse d’un monde à une idéologie sociale. Une stratégie efficace de la récupération s’est
dessinée. Le désordre serait-il la marge infime échappant à la récupération ?
Annick RIANI
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L’IMITATION de JESUS-CHRIST
Christian de LEUSSE : « L’Imitation de Jésus Christ » est un document du XVème siècle, attribué à un moine qui
s’appelait Gerson, qui nous est venu jusqu’à ce jour transmis par toutes les générations de catholiques fervents qui ont souhaité s’inspirer des meilleures
réflexions sur : comment devenir un bon catholique. Ce texte nous est parvenu à travers de traductions diverses (Merlo Hortius, Gonnelieu, Lamennais au
XIXème siècle aidé du moine Monteau, puis Mgr Darbois puis enfin le R.P. Billet). Et c’est cette traduction-là, qui date de 1922, que j’ai découverte, et je
voudrais vous en dire quelques mots. C’est le « code des âmes mystiques, compagnon assidu des ascètes les plus rigides », du moins c’est décrit comme
tel par le Père Billet. Et je l’interprète comme un exercice spirituel destiné aux moines essentiellement mais aussi éventuellement aux laïcs. Et bien des
laïcs qui voulaient à leur tour se sanctifier se sont tournés à leur tour vers cet ouvrage. Et je me demande si certains mouvements comme l’Opus Deï
aujourd’hui ou une série de groupes religieux qui se caractérisent par un retour à la tradition, ne sont pas assidus de ce genre de textes édifiant. C’est un
document qui tourne en fait essentiellement autour de la chair et de l’amour, mais avec un passage de l’un à l’autre qui est bien souvent difficile à faire.
Et je voudrais dans un premier temps parler des mots qu’on y trouve. Il y a quatre niveaux :
1. Les maux de la chair et du désir : la chair, le charnel, l’obscénité, la tentation, la turpitude, le désir, le désordre, la concupiscence, la possession,
l’esclavage des sens, les passions, la volupté, l’amour charnel, le charme du plaisir trouble, les affections déréglées, le désirs déréglés, la curiosité, la
vanité, le vice, la nature perverse, la nature corrompue, la pensée coupable. Autant de choses qui sont évidemment condamnées. On assiste au péché
suprême, celui de la chair.
Quelques citations sur ces mots-là : « Dès que l’homme se livre à un désir déréglé, aussitôt il se sent troublé. Celui dont l’âme est encore faible, quelque
peu charnelle et inclinée vers les biens sensibles a beaucoup de peine à s’arracher entièrement aux désirs terrestres. Il en coûte plus à l’homme de céder
à ses passions que de les vaincre. Résiste donc, ô mon âme, à tes passions, même aux plus petites. Je réprimerai donc courageusement jusqu’à mes plus
petites passions ». Autres citations: « Loin de toi, le trouble à cause des tentations Seigneur », demandait à Jésus Ste Catherine de Sienne, « où donc étiezvous
lorsque pareilles obscénités traversaient mon esprit, l’antique ennemi te suggère mille pensées mauvaises pour te causer de l’ennui et du dégoût
pour te détourner de la prière et des saintes lectures. Rejette sur lui les pensées mauvaises et les turpitudes qu’il te suggère, dis-lui : arrière,esprit impur ;
rougis, misérable, il faut que tu sois bien immonde pour me tenir pareil langage. Retire-toi de moi, séducteur infâme, tu n’auras en moi aucune part.
Jésus sera en effetà côté de moi comme un formidable guerrier et tu demeureras confondu ».
2. Il y a pourtant du positif. On loue l’amitié noble, les affections humaines, l’amitié tendre même, l’affection, l’amitié chère, le meilleur ami, mais c’est
presque aussitôt avec une mise en garde vis-à-vis de ceux qui sont chers ici bas. « Méfiez-vous desaffections humaines, jeunes gens, femmes ou étrangers
(le mot étranger est cité une seule fois). Gardez-vous du commerce avec les hommes ». C’est le deuxième niveau, celui où on a quand même l’impression
que des amitiés ou des affections sont acceptables.
3, Mais c’est presque aussitôt pour arriver au troisième niveau, le passage nécessaire à la souffrance, l’humiliation, la mortification, la consolation, la
privation, la douleur, et surtout refuser toute affection humaine. Il faut s’humilier, mépriser les choses d’ici-bas, obéir, briser sa volonté pour aimer en
souffrant, souffrir en aimant. Quelques citations et plus particulièrement une qui recouvre à la fois les différents niveaux : « Le glorieux martyr Saint
Laurent triompha du siècle lorsqu’il méprisa tout ce que le monde offrait de délectable et qu’il souffrit en paix pour l’amour de Jésus-Christ, d’être séparé
même du souverain prêtre de Dieu, Saint Sixte, qu’il aimait tendrement. L’amour s’éleva donc au-dessus de l’amour de sa créature et aux consolations
humaines il préféra le bon plaisir de Dieu. Apprenez de lui, quittez, pour l’amour de Dieu, un ami nécessaire et bien cher, et ne vous laissez pas abattre si
votre ami vous abandonne. Ne devons-nous pas un jour nous séparer tous ? »… »Travaux, douleurs, tentation, persécutions, angoisses, privations,
maladies, injures, contradiction, reproches, humiliations, affronts, corrections, mépris : tu dois supporter tout de bon coeur et pour l’amour de Dieu ».
Une citation qui va encore plus loin dans le propos : « Je suis à votre école, et c’est la verge de vôtre correction qui m’instruira. Oui, père bien-aimé, me
voici dans vos mains, sous la verge de votre correction. Je m’abandonne à votre correction, moi et tout ce qui est à moi : il vaut mieux être châtié en ce
monde qu’en l’autre. Vous connaissez ce qui est utile à mon progrès et vous savez combien la tribulation sert à consumer la rouille des vices. Disposez
donc de moi selon Votre bon plaisir : Il m’est cher ! »
4, L’amour avec les accents le plus tendres. De ce fait, le quatrième niveau arrive à une certaine ambiguïté ; on parle des plaisirs vrais, des tendres
affections, de l’intime confidence avec le Christ, du désir de la jouissance, de la correction divine. « Votre bon plaisir m’est cher ». « Suivre nu Jésus-Christ
nu, seul ,objet du désir, amour de prédilection, intime amitié avec Jésus, familiarité avec Jésus, à Jésus, les plus tendres affections de mon coeur, dilatemoi
dans l’amour, se liquéfier dans l’amour, qui aime Jésus, jouit, amour sans borne, jubilation de l’amour,abondance de ses suavités ».
Mais pour atteindre la sainteté, il faut franchir des étapes rigoureuses. C’est le modèle sur lequel des générations ont vécu. Qu’en reste-t-il aujourd’hui ?
On ne peut juger trop vite des textes religieux. Comme tous textes religieux, celui-ci a été lu de plusieurs façons par les fidèles, chacun ayant sa lecture
propre. Cependant on peut poser quelques questions :
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1. Le mépris du sexe et de la chair n’est-il pas quelque part indélébile dans la mentalité catholique ? N’introduit-il pas un dangereux mépris du corps ?
N’est-il pas une incitation à la sublimation, au mysticisme, N’amène-t-il pas à une confusion entre mortification et amour ? Un obstacle est mis à l’amour
et à l’amitié au nom d’un amour idéal, mais cela ne devient-il pas une mise en garde contre la chair et au bout du compte, contre l’amour ?
2. En même temps il y a un étonnant appel à l’amour, et à l’amitié amoureuse, à tel point que l’on ne voit plus toujours clair, d’autant que la mortification
demandée est terrible et que l’on préférera peut-être l’éviter, et passer tout aussitôt des amours condamnées à cet amour-là, rempli de jouissances, avec
tout ce qu’il y a d’ambiguïté et de contradiction dans le langage, et plus encore peut-être dans le vécu.
3. Chair, mortification et amour ne s’entremêlent-ils pas alors de façon dangereuse et délicieuse ?
4. Le langage, lui, est toujours voilé pour parler des choses terrestres. Il semble qu’il soit dangereux de parler de ce dont il faut justement se garder. On
arrive alors à une certaine apogée du double langage et de la double ou triple lecture.
Ce langage, tellement impudique, tellement poétique pour parler de l’amour et des délices tant recherchés, n’est-il pas une fantastique moulinette dans
laquelle les cerveaux de tant de fidèles ont été pétris, lavés et parfois broyés ?
La morale côtoyant à ce point la séduction, pouvait-on être chrétien sans névrose ? Aujourd’hui l’éducation sexuelle, le vécu individuel de la sexualité
sortent-ils indemnes de ce double mouvement contradictoire ?
Christian de LEUSSE
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L’EPIDEMIE, PEUR DE LA FAUTE, PEUR
DE LA SEXUALITE
Bernard Paillard : Que dit la sociologie des rapports entre le sida et la sexualité ? Dans la littérature française, seuls les
homosexuels ont fait l’objet de travaux et je renvoie ici à ceux de Michaël Pollak et à son livre « Les homosexuels et le sida ». Résultats d’enquêtes
annuelles par questionnaire menées auprès des lecteurs de Gai Pied Hebdo au cours des étés 1985, 1986 et 1987, enquêtes complétées et contrôlées
par une étude auprès d’un échantillon de 300 homosexuels choisis selon des quotas d’âge, de profession, de provenance géographique et par une
centaine d’entretiens approfondis avec des malades, des séropositifs ainsi que leurs amants, amis, parents et médecins traitants, le travail de Michaël
Pollak nous montre comment le milieu homosexuel a pu générer une gestion du risque épidémique, pas seulement par la modification des
comportements sexuels, mais aussi par l’implication d’une militance spécifique. On connaît l’importance de cette mobilisation qui agit par le biais
d’associations, qui développe une politique d’information et de prévention, qui intervient dans la mise en place du dispositif de lutte contre la maladie et
qui participe à la définition des enjeux idéologiques soulevés par cette nouvelle pathologie. Par là même, la réalité sociale du sida tranche avec ce que
nous révèle l’histoire des épidémies.
D’autres études (plus des sondages que des recherches) tentent soit d’évaluer l’impact des campagnes officielles d’information, soit de mesurer la
modification des comportements sexuels. Deux critères sont essentiellement retenus : la réduction du nombre de partenaires et l’utilisation des
préservatifs. On en tire essentiellement que les modifications, quoique réelles, sont lentes, trop lentes au goût de ceux qui .sont préoccupés par la
progression de l’épidémie. Par ailleurs on note qu’il n’y a pas une corrélation directe entre le niveau d’information et les prises de précaution. Ainsi
beaucoup ne saisissent pas les raisons du très fort écart existant entre le nombre de ceux qui pensent en la sécurité qu’assure le latex et celui qui disent
en faire usage. Problème, sans doute. Mais on le mesure trop en termes trop classiques de résistances au changement.
En l’absence d’enquête d’envergure (autre que celle de Michaël Pollak), ceux qui, par profession, ou par action, sont en contact avec ceux que l’on dit à
risques sont les plus aptes à parler des modifications induites par le sida dans la sexualité.
Avant de me confronter à une réalité concrète, géographiquement et historiquement située, j’ai tenu à m’informer sur l’histoire des épidémies. Puisque
nous avions affaire à l’apparition d’une maladie contagieuse nouvelle, il me paraissait important de savoir comment les sociétés avaient, dans le passé,
vécu de tels phénomènes.
L’Histoire a sur nous cet immense avantage d’être une discipline cumulative et organisée et l’historiographie sur les épidémies est d’une grande richesse.
Des ouvrages de synthèse, récemment parus, ont ouverts aux non-spécialistes ce domaine. Nous sommes en possession d’un stock de réflexions qui nous
permet d’aborder l’histoire sociale du sidaavec un plus grand recul.
L’archétype épidémique : faute et sexualité
Tout d’abord le sida, en rompant la digue qui contenait le mal épidémique, réactualise ce qu’on pourrait en appeler l’archétype. Il est en effet une vision
archétypale du mal épidémique conçu comme une catastrophe biologique innommable et comme symbole du mal absolu. Le sida réactualise donc ce
qu’avait refoulé un siècle de conquêtes médicales. Il fait ressurgir les peurs de la contagion qui sont toujours celles des autres, en premier lieu des
étrangers et des minorités. Il réveille soudain la hantise du sang souillé (mêlé) et de la sexualité corrompue. Il rejoue le thème de l’ancestrale
ambivalence des humeurs du corps (à la fois porteuses de la vie et toujours potentiellement vectrices de la mort), et renoue avec l’univers culpabilisé de la
faute. Ressuscitant la crainte de l’infection par l’invasion de pouvoirs étrangers maléfiques, il réactualise celle de la pourriture, de la désagrégation, de la
dégénérescence interne. Il devient, en fait, l’un des grands catalyseurs modernes de nos angoisses les plus primitives et les plus profondes. Car il puise
toute sa fantasmatique dans l’insondable couple irréductible Eros et Thanatos qui fonde notre condition bio-anthropologique et que le mal épidémique,
même non vénérien, actualise toujours.
Cet archétype épidémique est le fruit d’une longue histoire. Pour expliquer le mal épidémique, deux grandes traditions s’affirment à l’aube de la
civilisation proche orientale. L’une, mésopotamienne, est d’essence religieuse. L’autre, égyptienne puis grecque, se veut naturaliste. L’une fait du fléau
épidémique un châtiment divin. L’autre cherche à lui trouver des causes naturelles. Ces deux traditions, tout au long des siècles, se combattent sans
toutefois s’exclure totalement. L’observation reste de mise dans une société à dominante religieuse, même si, avec les triomphes du christianisme
moyenâgeux, la vision religieuse a supplanté la raison médicale. Cette dernière, qui resurgit à la Renaissance européenne, peut parfaitement
s’accommoder de l’autre explication. Ainsi Ambroise Paré voit dans la peste comme dans la syphilis à la fois la manifestation de l’ire de Dieu et l’action
inexplicable d’éléments naturels. Cette coexistence de deux rapports au monde est loin d’avoir disparu. Si la raison médicale a fini par triompher,
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imposant très tardivement la vision moderne de la contagion, elle n’a pu effacer les legs du passé. Laconscience moderne de la contagion jongle avec des
éléments de cet héritage historique.
Ceci pourrait paraître loin de la sexualité. Nous allons voirau contraire combien cette dernière est au coeur de la problématique.
Dans sa conscience montante de lui-même, l’homme a rencontré le scandale qu’est la maladie. S’il est impossible de savoir quand et comment il émerge
dans la préhistoire la plus reculée, l’écriture nous livre, par contre, les premières réponses à cette interrogation. Dans l’univers magico-religieux des
premières grandes civilisations, celle des Cités-Etats, la maladie est indissolublement liée aux dieux et aux démons. Les textes mésopotamiens du même
millénaire, avant Jésus Christ, font état de ces caprices divins. Afin de conjurer cet acharnement incompréhensible, il convient de se concilier les divinités
par diverses offrandes, prières ou sacrifices. Dans ce panthéon primitif, les génies des maladies prennent place parmi ceux qui président à
l’ordonnancement de la Nature. Ils y siègent avec tous ceux qui commandent l’ordre et le désordre du monde, d’un monde où le cosmique, le
sociologique et le biologique sont en étroite symbiose. Ainsi est l’esprit de la magie : pas de séparation des mondes mais analogies et correspondances
entre le macrocosme que constitue l’univers et le microcosme qu’est l’homme. C’est dans un continuum symbolique que se constitue la première
étiologie et la première pharmacopée. Ainsi les rougeurs d’une fièvre éruptive sont les marques des griffes d’un démon et les vertus d’une plante sont en
sympathie avec les affections.
Avec le développement de la conscience morale, les maladies échappent aux fantaisies divines. L’émergence du sentiment de faute, donc de celui de
culpabilité, modifie le rapport de l’homme à ses dieux. Il ne s’agit plus de les disposer en sa faveur, mais d’obéir aux règles morales et rituelles qu’ils
édictent. Dans cette religion sortie de l’animisme primitif, le mal devient un châtiment divin : l’homme est puni pour avoir enfreint un tabou ou une loi,
violé un lieu sacré, commis un sacrilège ou un acte répréhensible. La maladie est donc le fruit du péché, le mal physique étant la conséquence d’un mal
moral. La souillure corporelle renvoie àcelle de
l’âme. Il faut laver cette dernière avant de guérir. Toute thérapeutique exige dès lors la reconnaissance de la faute et la désignation du coupable,
l’acceptation du repentir et de la pénitence. Sans doute l’injustice du sort de la victime innocente est très tôt apparue. Mais c’est pour faire retomber la
faute sur les parents ou sur la société, générant ainsi une culpabilité atavique ou collective. Dans cette optique, les maladies épidémiques, fléau parmi
d’autres d’une humanité livrésaux aléas de la nature, résultent des débordements d’une société transgressant les commandements divins.
Ainsi dans le second millénaire suméro-babylonien se constitue cette grande tradition dont nous sommes issus. Le monothéisme hébraïque lui a conféré
une forte expression avec laconception d’un Dieu irascible et vengeur, punissant son peuple ou ses ennemis à chacune de leurs incartades.
Puis le christianisme s’est bâti, en partie, sur ce socle archaïque. Il en a même décapé la rigueur. Au Vème siècle après Jésus-Christ, la vision augustinienne
de la faute originelle sur laquelle se construit le christianisme médiéval, et qui sera reprise par la Réforme protestante et la Contre-Réforme catholique,
condamne la sexualité comme mal absolu. Elle aboutira à la grande répression de la chair qu’a connu l’Occident jusqu’à l’époque moderne. La vision
augustinienne inclut la totalité de la nature dans la chute. Ce n’est pas seulement l’homme qui est puni, c’est l’ensemble du Cosmos qui perd son ordre
originel. Dès lors tout malheur individuel ou collectif trouve une explication non équivoque. La douleur, le labeur, le malheur, les calamités, les atrocités,
les brutalités, les captivités, tout trouve sa source dans l’irruption non maîtrisée du désir de chair. Car ce péché originel, s’il est révolte contre l’Esprit, est
avant tout abandon de l’homme a sa concupiscence, c’est à dire à sa pulsion libidinale. Par la même, il a signé sa déchéance en retournant à la bestialité.
La conception augustinienne récuse toute vison scientifique de la nature. Pelage, au contraire, influencé par la science et la philosophie grecques conçoit
la mort comme relevant de l’ordre de la nature, bien que la Genèse affirmât le contraire. Saint Augustin met toute son ardeur, son éloquence et son
pouvoir à combattre son influence. Pelage est excommunié et déclaré hérétique en 418. L’enjeu est de taille puisqu’il en va de la définition même de la
nature de l’homme. Créé à la ressemblance divine, il est de l’ordre supérieur de l’Esprit. Mais par sa faute il est redevenu à l’état de nature. Cette victoire
augustinienne est lourde de conséquence. Elle signe, pour plus d’un millénaire, la conception magico-religieuse et retarde toute progression de la
pensée naturaliste. Celle-ci ne s’imposera que tardivement, et sera l’objet de combats. La véritable révolution copernicienne que constitue la
microbiologie s’effectuera alors que la chrétienté avait commencé à dissoudre cette image du Dieu vengeur pour la remplacer par celle du Dieu de
compassion et d’amour. Cette « réhabilitation de Dieu », comme le dit Jean Delumeau, s’est opérée moins par l’intérieur des orthodoxies qu’à l’extérieur
d’elles, voire contre elle et par le jeu de deux actions convergentes, l’une menée par des chrétiens marginaux, l’autre par des esprits détachés du
christianisme. Le renouvellement du christianisme et la constitution de nos mentalités modernes ont été impulsés par des forces longtemps considérées
comme suspectes par les théologiens officiels. Cette longue marche d’un Dieu rassurant, qui débute avec le XVème siècle, n’a pas encore atteint son terme.
Pourtant elle a sur son chemin rencontré une autre conception de la Nature qui se développe avec les Lumières, qui a permis le développement de la
science et forgé notre mentalité moderne.
L’explication naturaliste
Donc, face à cette conception magico-religieuse, s’est imposée très tardivement une conception naturaliste du mal épidémique. Pourtant son origine est
ancienne. Déjà l’Egypte offre une autre vision de la maladie. Même si les dieux peuvent aider la guérison, leur courroux n’est pas à l’origine du mal.
Celui-ci tient à des causes que l’on cherche dans la nature. La médecine égyptienne, à l’époque du Nouvel Empire (milieu du deuxième millénaire),
imagine déjà l’existence de principes vivants pouvant produire les maladies.
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Mais cette vision prémonitoire de la contagion cède devant celle développée par la célèbre école hippocratique. Hippocrate, au V
ème siècle avant Jésus
Christ, reprend sans doute la conception naturaliste. Pour lui, nul besoin d’évoquer les dieux ou les démons pour expliquer les maladies. Dès lors, nulle
nécessité de les invoquer pour hâter la guérison. Le premier traité écrit sur les épidémies penche en faveur d’influences naturelles extérieures. Mais là où
des médecins égyptiens voyaient le rôle de germes malfaisants, Hippocrate va établir une relation entre les maladies pestilentielles et la corruption de
l’air. Ainsi, au V
ème siècle avant Jésus-Christ, s’énonce une théorie qui va dominer la médecine jusqu’au XVIIIème siècle. Les épidémies sont liées à des
exhalations mauvaises. Ces fameux miasmes, émanations pathogènes de la fange des marais, lieux de putréfaction végétale et animale, souillent l’air et
signent leurs maléfices par la puanteur. S’installe ainsi l’imaginaire « aériste » de la contagion qui ne sera guère ébranlé par l’apport, au IIème siècle de
notre ère, d’un Galien. Celui-ci, tout en reprenant la théorie atmosphérique d’Hippocrate, pense que la corruption de l’air vient accroître une
désorganisation de l’organisme. L’étiologie de la peste est donc double : deux dérèglements, l’un extérieur, l’autre intérieur, sont à l’origine des
pestilences. L’air vicié s’ajoute aux méfaits d’un déséquilibre pléthorique des humeurs occasionné par les excès de tous genres, de l’usage immodéré de
la nourriture et des plaisirs érotiques. Lasanté est équilibre physique et moral. Ne sommes-nous pas encore tributaire d’une telle conception ?
Pendant des siècles, la conception hippocrato-galénique reste la base de la médecine, d’une médecine qui, au Moyen-Âge, reflue en Occident pour se
réfugier chez les Arabes. Fidèles au corpus hippocratique, les auteurs arabes n’y apportèrent guère de modification. Sans doute les observations
empiriques compliquent les tableaux cliniques, la pharmacopée ou les préceptes hygiéniques. Mais, sur l’essentiel, rien ne bouge. Lorsque frappe de
façon imprévisible la peste, la Faculté de médecine de Paris, pressée par le Roi, se prononce sur son origine. A l’occasion d’une néfaste conjonction
astrale, des émanations abondantes, des vapeurs empoisonnées auraient infecté la substance même de l’air. L’atmosphère viciée pénètre par la
respiration et souille un organisme prédisposé par une pléthore redevable à l’intempérance et aux passions. Ainsi l’orthodoxie hippocrato-galénique va
régner jusqu’àlafin du XVIIIème siècle.
Sans doute l’Italien Fracastor (dénominateur de la syphilis) formule au milieu du XVIème siècle une théorie de la contagion. S’il retient, comme ses
prédécesseurs, les deux causes principales, corruption de l’air et du corps, il s’en distingue pourtant radicalement. En premier lieu il dissocie, selon la
constitution sèche ou resserrée des pores de la peau, l’action des facteurs externes et internes du mal. Mais, fait plus important, arguant que le mal
vénérien se manifeste par des stigmates aux organes génitaux, il imagine que les épidémies sont causées par des germes, des « seminaria » capables de
pénétrer et d’envahir l’organisme. Sans connaître la nature exacte de ces « seminaria », Fracastor énonce les principes modernes de la contagion, c’est-à-
dire d’une transmission dont il distingue trois cas : par contact, par l’intermédiaire d’un foyer et à distance. Il avance l’hypothèse de germes spécifiques,
capables de se reproduire, au grand pouvoir d’action (leur viscosité leur permettant de s’agglutiner aux humeurs et de les dissoudre rapidement). Nul
besoin, dès lors, d’en appeler à une disposition interne spécifique comme on le faisait depuis Galien. Sans pouvoir expliciter davantage leur mode
d’action, Fracastor le rapproche cependant de celui des ferments.
Pourtant ses idées ne porteront guère. La théorie ne s’impose qu’avec la mise en évidence pasteurienne de la nocivité des germes qu’avait soupçonné
Fracastor. La découverte des micro-organismes, plus ancienne, est le résultat d’une invention technique, celle du microscope au début du XVllème siècle,
de ses perfectionnements successifs. Les développements de la bactériologie depuis le milieu du XIXème siècle assurent au contagionnisme des bases de
plus en plus irréfutables.
La bactériologie permet de donner une base à la théorie de l’infection. Elle bouleverse radicalement la notion même de maladie en offrant une étiologie
rigoureuse à des symptomatologies éclatées.
Le contagionnisme savant est donc le résultat d’une longue traque contre l’invisible et d’une lutte contre des théories fondées sur la notoriété des
fondateurs de la médecine. Cette victoire tardive mais éclatante entraîne de nombreuses conséquences dont les plus importantes sont le développement
de l’hygiène privée et de la salubrité publique. En l’espace d’à peine un siècle elle bouleverse profondément la société. Avec d’autres progrès de la
médecine, elle écarte le spectre du mal épidémique. Elle modifie largement les habitudes, les attitudes et les mentalités. Mais, paradoxalement, le
contagionnisme savant conforte certains comportements. S’il écarte le spectre épidémique, il n’en détruit pas entièrement l’archétype. Celui-ci,
sédimenté par des siècles, voire des millénaires, d’expériences traumatiques, se dessine en filigrane et détermine toujours des réactions sociales. La
preuve contagionniste assoit en effet des intuitions millénaires qui s’étaient traduites par une série de comportements.
La médecine traditionnelle s’est longtemps opposée au contagionnisme sans doute parce que son père fondateur ne la formulait pas. Les traités
hippocratiques ne font pas état du caractère contagieux des fièvres pestilentielles. Rien ne suggère son passage d’un lieu à un autre, ni d’une personne à
une autre. Ce silence apparaît d’autant plus étonnant que la transmissibilité de certaines maladies étaient largement reconnue par les croyances
populaires. Thucydide semble la reconnaître lors de la peste d’Athènes. Il note, par exemple, que le mal a frappé d’autres contrées avant la cité du
Péloponnèse. De même il remarque qu’il s’attrape lors des soins mutuels et touche plus facilement les médecins. Mais ne disposant pas en langue
grecque du concept de contagion, il en exprime l’idée de façon métaphorique. En fait, la médecine scientifique grecque s’oppose au contagionnisme
populaire parce qu’elle y voit une survivance des conceptions magico-religieuses et une incompatibilité avec la théorie miasmique. L’épidémie qui s’abat
brutalement n’a pas besoin de l’idée de transmissibilité pour s’expliquer. Pour autant certains médecins antiques, tout en respectant le concept
hippocratique, font mention de ces maladies qui se contractent par fréquentation. Galien formule une théorie selon laquelle si la cause de la peste réside
dans la corruption de l’air, sa transmission peut s’effectuer par l’haleine des pestiférés. L’inspiration galénienne permet de concilier la pureté théorique et
l’observation clinique tout en confortant l’intuition du plus grand nombre. La contagion est en effet une idée qui dicte depuis longtemps bien des
comportements humains. De temps à autre, des médecins passent outre aux préceptes hippocratiques et justifient des réactions populaires. Ainsi au
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XIVème deux auteurs arabes réaffirment que certaines maladies peuvent se contracter par simple contact, la preuve indirecte étant fournie par l’efficacité
des mesures d’isolement. L’un ajoute même que des objets peuvent transmettre : vêtement bien sûr, mais aussi vaisselle et même boucle d’oreille. Par la
suite les médecins de la Renaissance tenteront de faire coexister une conception naturaliste du mal épidémique avec celle professée par l’orthodoxie
religieuse. C’est sans doute pourquoi l’idée fracastorienne mettra tant de temps à s’imposer. Il faudra attendre que la pensée religieuse ait abandonné les
unesaprès les autres ses prétentions sur la nature pour qu’elle triomphe grâce à un savant qui professait en même temps sa foi.
Pour autant, même non reconnu par la science ou la religion, l’idée de contagion avait depuis longtemps scellé attitudes et comportements populaires.
Elle avait également édicté certains préceptes hygiéniques que l’on trouve déjà dans le Lévitique et qui seront à la source de toutes les politiques
d’isolement des malades, lépreux, pestiférés ou vénériens.
Le contagionnisme instinctif
C’est par la fuite (recommandée par Hippocrate lui-même), par l’isolement des malades, par la destruction ou la purification de leurs vêtements, de leurs
objets et de leurs habitations que depuis longtemps on tente de se prémunir contre la contagion. Plusieurs modes de transmission sont très
anciennement reconnus. Mais à ces appréhensions primitives se sont ajoutées des conceptions plus élaborées, avant que se mette en place la crainte
microbienne moderne.
Et d’abord ce que je pourrais appeler un contagionnisme primaire, parce que le plus ancien et sans doute le plus primitif. Il met en cause le contact direct,
mais aussi celui à distance proximale. L’haleine est la première des accusées, sans doute parce qu’elle exhale du corps ses vapeurs putrides. Les
excrétions, objets de répugnance, sont ensuite incriminées, mais aussi certaines sécrétions. Ainsi en est-il de la sueur qui à la fois exhale des principes
morbifiques et imprègne pour longtemps les vêtements. La salive semble, elle aussi, être en cause. C’est pourquoi on recommande une vaisselle
particulière souvent détruite après la mort (on en trouve témoignage dans les règlements des ladreries où le lépreux reçoit, à son entrée, drap, vêtements
et vaisselle personnels, comme dans les lazarets pour pestiférés). Il y aurait lieu de cerner davantage la répulsion quasi universelle que provoque lasalive.
Rares sont les cultures qui, hors de l’échange intime, en admettent le mélange. La salive, par le biais du crachat, signe le mépris, l’injure, la malédiction.
Le sang est également en jeu. Il est dénoncé comme ingrédient des recettes des empoisonneurs ou des « engraisseurs », ces derniers étant réputés
répandre l’infection en badigeonnant l’entrée des maisons avec une graisse maléfique. Au lait lui-même, on impute un pouvoir transmetteur. Des
témoignages du temps de peste nous montrent ces nourrissons morts en pleine tétée. Plus tard, on accuse des nourrices de transmission de syphilis. Le
sida réactualise cette conception archaïque de la contagion, alimentant à nouveau les ambivalences profondes relativesaux liquides corporels.
Existe ensuite un contagionnisme secondaire. Il repose sur l’idée d’une transmission à distance par le milieu extérieur impliquant la médiation de fluides
vecteurs : l’air et l’eau. Prise de conscience historiquement plus tardive, conception plus élaborée – on a vu son importance dans la théorie hippocratique –
, souvent en réaction contre le contagionnisme primaire, celui-ci met l’accent sur l’altération fatale des fonctions vitales par absorption d’éléments
empoisonnés, essentiellement par voie buccale (respiration et ingestion), mais aussi, on a pu le remarquer, par voie cutanée (pores de la peau).
Enfin se développe, depuis un siècle, une sorte de conscience d’une contagion éclatée. Conception en « mosaïque », faite de fragments de discours
scientifiques vulgarisés, ce contagionnisme tertiaire, se prête à tous les amalgames et toutes les confusions. Effet pervers de la microbiologie, il s’enracine
sur la phobie des microbes qu’a développé notre société pasteurisée. Tel un kaléidoscope, il fait miroiter les multiples possibilités de contagion
découvertes depuis le début de ce siècle. Je ne développerai pas davantage cet aspect, sachent combien l’imaginaire vagabonde et peut mettre en action
le moustique comme la piqûre, une technologie médicale considérée comme non septique comme la morsure.
Je ne suis pas en mesure de faire ici une analyse détaillée de toutes les croyances de transmission du sida, surtout de celles relatives aux risques de
transmissions « innocentes » (celles qui n’impliquent pas la transgression du discours médical, à savoir le sexe et la drogue). Je noterai, tout en m’en
étonnant, combien la peur du sida joue sur les trois registres. Elle réveille les idées de contagion directe que sont la hantise du contact et le mélange des
humeurs et, dans ce dernier cas d’autant plus fortement que sexe et sang sont en cause. Elle réactive celle selon lesquels des fluides extérieurs seraient
vecteurs, notamment en ce qui concerne la propagation hydrique (piscine, sauna, bain). Elle donne des formes nouvelles au contagionisme microbien, en
développant un imaginaire de la contagion médicale (prélèvement de sang, instrument de dialyse, spéculum, etc.), professionnelle ou accidentelle.
Conclusion
Le mal épidémique s’est largement sécularisé. Rares sont ceux qui proclament que le sida est un châtiment divin. Pour autant le sida reste lié à cette
transgression sociale qu’est la recherche du plaisir. Il a donc toujours à voir avec la faute, il terrifie autant par la mort dont il est porteur, qu’il terrorise par
la culpabilité dont il est évocateur. Cette double réalité permet de mieux saisir la prolifération des craintes de contagion. Contracter le sida, ce n’est pas
seulement passer contrat avec la mort physique. C’est être désigné è l’opprobre publique, d’où ces morts qui sont tués. Le sida, parce qu’il stigmatise la
déviance hédoniste, est voué à être vécu dans la clandestinité. D’où ce vaste mécanisme de rationalisation que sont les peurs de contagion. Les
contaminations imaginaires participent d’un mouvement de déni.
Bernard PAILLARD
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VENEROLOGIE ET SEXUALITE
Thierry GAMBY : Il était indispensable que l’exposé de M. Paillard précède le mien car il faut savoir dans quel bruit de fond nous
nous trouvons. Vous avez entendu toutes ces peurs qui nous viennent du fond de l’histoire, toutes ces projections que nous faisons sur les épidémies, sur
les individus qui risquent de nous contaminer. C’est tout un bagage socio-culturel que nous avions au départ. Et voilà que nous arrivons, sur ce bruit de
fond, vous et moi, avec notre sexualité, à la rencontre des MST (maladies sexuellement transmissibles). Si je vous parle ici, c’est en tant que témoin, en
tant que médecin qui a vu passer des quantités d’individus porteurs de maladies sexuellement transmissibles et, si vous voulez, je ne pourrais vous faire
comprendre ce qui a pu se passer qu’en vous racontant des histoires, et je vais donc vous raconter des histoires. Bien sûr, sans vous donner de nom et en
m’arrangeant pour que vous n’identifiez pas les individus.
Donc, vous avez entendu le bruit de fond qui nous a précédé, mais le sida, lui, est arrivé il y a peu de temps dans le monde et il y a peu de temps, à
Marseille. Et je peux vous dire, en substance, ce que je disais de vénérologie et sexualité lorsque mes amis Robert Porto et Mireille Bonnière-Balle (et je
salue ici la présence de Robert Porto) m’avaient demandé une intervention au sujet de la vénérologie et de la sexualité pour les étudiants de sexologie.
Avant le sida, il y avait déjà des tas d’interférences, vous pouvez bien le penser, et si vous voulez je peux vous donner un bref aperçu de ce sur quoi
portaient nos discussions à l’époque. Le médecin peut constater toute une série de situations qui mettent l’individu face à des difficultés ? Bien sûr, la
peur de la contamination, mais aussi le retentissement sur sa vie sexuelle et je crois que, sans cesse, le retentissement doit être vu dans les deux sens : la
MST, comme on dit aujourd’hui, va influer sur le déroulement habituel de la sexualité de l’individu, mais inversement certains individus, parce qu’ils ont
une sexualité particulière, soit par le nombre, soit par le choix des partenaires, vont avoir des MST qui vont se présenter d’une façon différente, et je pense
qu’il faut donc envisager ces deux types de relations entre vénérologie et sexualité. Tout cela est enrobé par les peurs, les peurs qui sont issues de ce bruit
de fond dont nous parlait M. Paillard, et aussi de nos éducations souvent culpabilisantes.
Premier exemple, la consultation biaisée. En France, de nos jours encore, beaucoup de gens ne viennent pas exprimer directement leurs troubles, ils
choisissent un biais. Je vous donne un exemple, un homme d’affaires vient dire qu’il a une déchirure du sexe et en demande la cause : on l’examine, il
est parfaitement normal, il n’a pas de plaie. Le médecin essaie de le mettre à l’aise, un dialogue s’instaure et à l’occasion de ce dialogue, cet homme
verbalise un problème d’éjaculation précoce qui est lui-même la partie émergée de l’iceberg qui est tout la difficulté de sa vie sexuelle. Alors là, où est la
MST ? Il n’y a même pas de MST il a parlé de déchirure mais il est arrivé avec un prétexte c’est à dire qu’il a créé une relation médecin / malade pour
essayer de résoudre son problème de sexualité. Parfois, la MST est imaginaire. Et vous avez par exemple, un play-boy qui a beaucoup de contrats à
honorer, et dont le confort social et individuel est assis sur une richesse en exploits amoureux ; brusquement, il se réveille couvert de petites plaques, et
c’est en urgence qu’il vient consulter car il pense avoir lasyphilis.
Et je vous rappelle qu’aujourd’hui encore, la syphilis, c’est la contagion, mais c’est aussi la mort, c’est aussi la folie, c’est tout cela que nos parents nous
ont appris. Nos parents ne nous ont pas dit qu’on pouvait guérir la syphilis en huit injections de pénicilline. Ils nous ont parlé de folie et de mort. Donc ce
jeune homme arrive en urgence, et on lui dit : vous n’avez pas la syphilis, vous avez une petite maladie tout à fait courante, par exemple un psoriasis, peu
importe le nom, quelque chose qui est venu tout seul, qui va partir tout seul, qui n’a rien à voir avec cette sexualité que vous avez brusquement
culpabilisée, qui vous avez menacé. Donc la maladie va menacer la sexualité et culpabiliser la sexualité, c’est ce que j’appellerai le drame aigu, banal si
vous voulez.
Les maladies sexuellement transmissibles
Et il y a des cas de véritables MST qui réalisent des situations éprouvantes. Ici, c’est une MST qui va rencontrer une personnalité relativement équilibrée et
une sexualité épanouie mais par exemple des crêtes de coq à répétition qu’on va chaque fois brûler, réalisent une situation très éprouvante. Imaginez
cette jeune femme ou ce jeune homme qui va toutes les trois semaines voir son gynécologue ou dermatologue, et chaque fois on le brûlent on a
immédiatement le renvoi à ce que nous disait ce matin Christian de Leusse et tout ce que nous avons hérité de « l’Imitation de Jésus-Christ » mais aussi
d’autres textes de toutes sortes de civilisations et de toutes sortes d’autres religions. « On est puni par où on a péché », et là encore on se culpabilise. Or la
souffrance n’est pas du tout une source d’épanouissement sexuel. Et il peut s’ensuivre un certain nombre de conséquences difficiles, par exemple ce
jeune homme qui d’habitude ne faisait pas tellementattention, qui aura été traité pendant six mois pour des crêtes de coq qu’il aura attrapé en moins de
deux minutes, va devenir parfois un vénérophobe, c’est quelqu’un qui va hésiter énormément avant d’avoir le moindre acte sexuel. Vous voyez donc que
sa sexualité peut se trouver ébranlée.
Il y a parfois des individus qui vont au devant de la MST avec des personnalités qui sont ébranlées au départ par un modèle phobique, c’est-à-dire des
gens qui ont des craintes excessives vis-à-vis de petites difficultés. Vous avez, par exemple, une dame qui arrive avec un tout petit bouton voir un
dermatologue qui, en la faisant discuter, s’aperçoit que derrière ce bouton, si on lui dit que non, elle y voit un cancer, si ce n’est pas un cancer elle y voit
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un sida, et si jamais c’est une maladie vénérienne (des chlamydiae ou autre chose) elle y voit le spectre de la stérilité. 0n peut se trouver comme cela
devant toute une série de situations phobiques que le médecin doit pouvoir percevoir.
Il y a des tas d’autres situations ; vous avez, par exemple, l’algérien qui a laissé sa femme en Algérie, et qui est ici tributaire de la prostitution à bon
marché et qui a la phobie du microbe résiduel car chaque année, il va en Algérie, il doit faire un enfant à sa femme mais il doit revenir absolument pur et
si par hasard il a eu un accident vénérien, il y a tout de suite les proportions d’un drame et on a beaucoup de mal à lui faire admettre qu’il est guéri.
Bien sûr, on peut se heurter à des quantités de conceptions, des mauvaises conceptions médicales avec des médecins qui sont trop organicistes ou
d’autres qui sont trop psychiatrisant. Et puis on voit surgir des conceptions primitives, on voit des gens qui projettent des notions de sorcellerie dont nous
a parlé M. Paillard, comme par exemple ce marchand de fruit du marché qui avait attrapé une chaude-pisse, qui était organiquement guéri en quelques
jours, mais cette chaude-pisse a déclenché en lui une grande angoisse parce qu’il a pensé que sa partenaire, qui était une étrangère, lui avait jeté un sort
venu d’on ne sait quelle civilisation.
Il y a des quantités de craintes, je pourrais vous les énumérer mais je crois que nous nous éloignerions beaucoup du sujet.
Je voudrais quand même revenir au deuxième volet, c’est-à-dire les situations où c’est l’exercice de la sexualité qui va compliquer la perception de la
maladie. Par exemple, le multi partenariat ne simplifie rien, car lorsque un homme a une femme, deux amants et six maîtresses et qu’au milieu de ce
joyeux groupe arrive un gonocoque qui est pourtant un tout petit animal, eh bien cela crée un réseau de complications, de discussions, d’explications qui
est extrêmement compliqué et qui souvent peut faire basculer certaines personnes dans un état dépressif. Et puis il y a aussi le cas particulier des
perversions, par exemple des cas de vénérologie infantile.
La nouveauté des condylomes et du SIDA
Mais je voudrais maintenant passer à la deuxième partie de mon exposé. Après le bruit de fond, après ce qui s’est passé il y a dix ans, qu’est-ce qui se
passe de nos jours ? Il y a deux nouveautés, il n’y a pas seulement le sida. En effet dans ces nouveautés, il y a beaucoup de choses, on a découvert le très
grand pouvoir stérilisant des chlamvdiae ou des gonocoques, mais il y a aussi le fait que deux maladies tiennent la une, les condylomes c’est-à-dire les
crêtes de coq dont on s’est aperçu qu’ils étaient la source du cancer du col de l’utérus chez la femme, et puis le sida.
A propos des condylomes, voilà une dame qui est enceinte ou plus simplement qui va passer son bilan gynécologique de routine, on lui fait un examen
particulier qui s’appelle une coloscopie et on découvre qu’elle a des condylomes. C’est immédiatement un drame dans le couple parce qu’on voit tout de
suite la faute. Et derrière la MST, il y a l’adultère et pourtant, il faut bien le comprendre, les condylomes sont des affections qui restent latentes pendant
des années et bien souvent lorsqu’on va découvrir ces petites plaques de condylomes dans le col utérin, il s’agit d’une contamination qui est antérieure à
la constitution du couple, même si celui-ci remonte à une dizaine d’années. Voilà donc une remise en question d’un certain nombre de couples stables
ou moins stables. Beaucoup de problèmes vont surgir. Mais il y a autre chose. Cette femme va être vue très régulièrement en gynécologie, elle va être
vue souvent par une équipe hospitalière, en quelque sorte tout le monde va entrer dans son vagin avec des appareils. On va faire venir son partenaire ou
ses partenaires à qui on va faire des examens qui sont, eux aussi, des agressions puisqu’on va leur badigeonner le sexe avec de l’acide acétique pour voir
s’il y a des condylomes qui sont passés inaperçus. Et derrière cette recherche des germes qui est éminemment utile pour supprimer une cause de cancer,
les individus perçoivent finalement la recherche d’une culpabilité et l’horrible invasion d’une population médicale au sein d’un couple et de tout ce
qu’un couple peut avoir de plus intime. Il y a donc, dans cette nouvelle prise
en charge moderne des MST, une agression concertée d’un groupe qui est le groupe des médecins dirigé contre la sexualité des individus et c’est une
situation qui est très éprouvante, qui nécessite de la part des patients beaucoup de patience et beaucoup d’humour.
Et puis, il y a bien sûr le sida. Le sida a fait son émergence progressive en plusieurs étapes. La conscience médicale a eu plusieurs visions du sida. Vous
savez qu’au départ le sida était « le cancer gay » et puis après ce n’était plus le cancer gay mais ça ne concernait que l’Amérique, après cela ne concernait
que les homosexuels et les toxicomanes de Paris, et la plupart des généralistes français étaient persuadés que cela ne les concernait pas puisqu’il était
bien évident que dans leur clientèle à eux il n’y avait ni homosexuels ni toxicomanes. Et vous savez que maintenant, ils se sont tous aperçus que, dans
leur clientèle à eux aussi, il y en avait comme partout. Et maintenant, on sait que le sida c’est l’affaire de tout le monde. Mais alors comment vont se
concevoir finalement les différents temps où l’individu va être confronté à la difficulté de la MST ? Je crois qu’il faut envisager d’abord la notion de rapport
protégé qui a toujours existé, qui avait disparu pendant les années 60, et qui est revenu en force avec les années 80, avec ce que signifie le préservatif, ce
que signifie ces rapports protégés pour une personne qui se croit à l’abri et ce que signifie tout cela, enfin pour le séropositif. Les rapports protégés bien
sûr, c’est un vent contraire par rapport au courant de libéralisation des années 60. Donc nous assistons à une opposition des générations, opposition en
général pas très consciente. Ensuite, le préservatif était acquis par nos grands-parents mais nous l’avons perdu dans notre vécu culturel, collectif, et le
symbole du préservatif est totalement différent d’une personne à l’autre. Le préservatif peut-être un symbole d’amour puisqu’il peut être un symbole de
protection mutuelle ou un symbole de tranquillité, c’est-à-dire du moment qu’on utilise le préservatif on n’a pas à s’occuper de savoir si il y a des
condylomes ou du sida. Mais vous savez que bien souvent, le préservatif est un symbole de rejet « je ne veux pas de tes maladies, si tu mets ton
préservatif c’est que tu m’apportes un mauvais cadeau, donc va-t-en ! ». Et aussi un symbole de police et de culpabilité.
Alors l’individu va évoluer devant ce préservatif au début, il y a refus aveugle, on ne veut pas se sentir concerné, on se sent castré. « Comment ! On va me
brimer, bloquer mon épanouissement sexuel ! ». Et puis après, on se heurte au problème de l’incompétence, parce que de même qu’un enfant ne savait
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pas enfiler ses chaussettes, un adulte ne sait pas enfiler son préservatif et il ne peut pas appeler maman pour le faire, il est donc obligé de l’apprendre. Et
puis après, il y a le rappel de l’infection, et petit à petit on se dit « il faut quand même que je le mette' » et on lit le mode d’emploi, on s’entraîne en
solitaire. Et puis après on apprend que les copains en utilisent. « Bien oui bien sûr, moi aussi j’utilise des préservatifs, évidemment ». Et il y a renversement
complet des valeurs qui se fait et un jour c’est la vitesse de croisière, le médecin le perçoit parce qu’il voit arriver quelqu’un qu’il avait eu beaucoup de
mal à convaincre de se protéger et de protéger les autres, qui arrive en disant : « vous savez, docteur, j’ai trouvé le meilleur préservatif, c’est la marque
untel, vous pouvez la recommander à vos patients ». De même qu’on a son slip préféré, sa cigarette préférée, on a son préservatif préféré.
Derrière ce préservatif, il y a le risque de la séropositivité qui est perçu de façon différente. Le sujet « négatif » va recevoir une information dérangeante et
cette information devra être intégrée dans une sexualité qui est parfois déjà difficile ? Quelquefois l’intégration sera rapide et les rapports protégés seront
rapidement suivis ; quelquefois, il va y avoir un rejet total : » je ne veux pas entendre parler de prévention, j’ai eu suffisamment de mal à m’épanouir
sexuellement, je ne veux pas en entendre parler. »
Jusqu’au jour où le centre de transfusion vous envoie une lettre : vous êtes « positif ». On descend du 18ème étage et on doit assumer les choses dans leur
brutalité. Et puis il y a aussi d’autres personnes qui font une démarche en accordéon, si vous voulez c’est la valse-hésitation, quelqu’un qui avec son
intelligence comprend les rapports protégés, qui va même jusqu’à les mettre en pratique, qui fait un ou deux tests qui sont négatifs, et qui, petit à petit,
se démotive. Puis un soir, un beau soir d’été, on rencontre la personne de sa vie et on envoie les préservatifs par dessus les moulins et on se retrouve
positif alors qu’on avait eu deux tests négatifs. Et une fois qu’on est positif, on est confronté au vécu de la séropositivité et à ses retentissements sur la
sexualité. Vous savez que la sexualité a de multiplesaspects ; l’un des tout premier qu’on peut envisager, c’est l’impossibilité de la procréation. Lorsqu’on
dit à ces jeunes filles séropositives, ou à ces jeunes gens séropositifs qu’il est totalement déconseillé d’avoir des enfants car ce serait aller au devant de
difficultés multiples, pour eux, leur famille, leur enfant qui a presque une chance sur trois d’être contaminé. Donc ce désir de procréation, qu’on avait
reporté dans le temps, brusquement se rapproche parce qu’il est d’autant plus important qu’on vous l’interdit, et on voit ces jeunes qui ont très envie
justement de procréer et qui bien souvent se retrouvent avec une grossesse parce qu’ils font des actes manqués. Et le désir est le plus fort.
Séropositif face à la sexualité
Je ne vais pas traiter du vécu de la séropositivité puisqu’un psychologue va le faire beaucoup mieux que je ne saurais le faire, mais je vais vous parler
d’un sujet dont on entend très souvent mal parler et qui est finalement l’essentiel de mon exposé : quelles sont les réactions sexuelles des séropositifs ?
Comment se comportent les séropositifs vis à vis de la sexualité ?
Nous avons tous à l’esprit l’odieuse histoire racontée par Paris-Match et par d’autres média que d’aucun ont voulu promouvoir, c’est l’histoire d’un
homme qui rencontre une femme, ils vont dans un hôtel, le lendemain, il se réveille, il est seul, il va se raser et dans la salle de bain, il trouve écrit sur le
miroir; « bienvenue au royaume du sida, je suis séropositive et cette nuit, je t’ai contaminé ». Autrement dit, on a voulu dire que les séropositifs sont des
personnes perverses qui n’ont qu’un désir, c’est de contaminer autrui. Il est certain que vénérologie et perversion sont deux possibilités qui peuvent se
rencontrer et dans le passé, comme l’a dit M. Paillard à l’occasion d’autres maladies, ce phénomène s’est produit. Et quand on lit des ouvrages comme
par exemple « l’Histoire de la syphilis » de Ketel qui est un ouvrage très intéressant, on voit par exemple l’histoire de cette épouse d’aristocrate de province
qui avait été contaminée de la syphilis et qui avait fait une réaction perverse, elle s’était dit « On m’a contaminée, je monte à Paris et toute marquise que
je suis, je deviens une putain et je vais, moi, contaminer l’univers entier ». Et tous les jours, elle se disait aujourd’hui j’en ai contaminé quarante,
cinquante, vingt, trente ! C’est une réaction perverse, bien sûr cela existe mais il faut bien savoir que c’est un cas extrêmement peu fréquent.
Quel est le cas le plus fréquent ? Lorsque nous annonçons à des filles ou à des garçons qu’ils sont séropositifs, dans l’immense majorité des cas, il y a
dans un premier temps une inhibition sexuelle totale avec une très grosse difficulté pour se dire : je suis séropositif. Comment moi, séropositif, je vais
oser avoir des rapports ? On se culpabilise tout en ayant peur de contaminer. Et il y a souvent une impuissance totale pendant un mois, deux mois parfois
plusieurs années et parfois, c’est définitif. Après, il y a la reprise d’une activité sexuelle partagée et protégée qui, au début, est très peu épanouissante,
mais qui peut le devenir sous l’influence de la compagne ou du compagnon, d’autant plus qu’il y a à ce moment-là, dans ce climat particulier, un support
affectif qui est extrêmement intéressant et enrichissant.
Parfois, c’est une orientation définitive vers la masturbation, le repli sexuel et vers la régression, comme vous disiez tout à l’heure. Et alors que se passe-til
au sein d’un couple qui était constitué bien avant la séropositivité ? Parfois c’est l’attitude adaptée, on intègre ensemble le préservatif, les relations
protégées.
Parfois il y a l’attitude hostile de la personne séronégative. Ce n’est pas la majorité à mon avis. Mais bien sûr ça existe, le couple subsiste en général, il est
renforcé au point de vue affectif. Il est relativement rare que des couples se séparent pour des raisons de séropositivité. Je me demande même si cette
difficulté ne rapproche pas les gens, est-ce parce que cela les culpabilise ou parce que cela les émeut, je ne sais pas, en tout cas les gens sont bien
souvent rapprochés par cette difficulté.
Mais certaines personnes qui se rapprochent affectivement de leur compagne ou de leur compagnon n’arrivent pas à franchir le pas des rapports
protégés. Et puis, il ya une attitude qui existe, c’est l’attitude contradictoire, c’est-à-dire des gens qui disent « Comment ? Mais avant on avait des rapports,
on ne se protégeait pas, aujourd’hui on sait que tu es séropositif (ou séropositive) et alors qu’est-ce que ça change ? On va continuer à avoir des rapports
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sans préservatifs. Cette attitude peut paraître généreuse, on veut partager tous les problèmes de l’autre, lui donner, comme dirait le chanteur, la moitié
de ses microbes et prendre la moitié de ceux qu’il a. Et, en fait, cette attitude est faussement généreuse, c’est une absence de responsabilisation et,
immanquablement, cette attitude va créer chez le séropositif une très grande angoisse car le séropositif a le désir d’assumer la non contamination de son
partenaire et il faut qu’on l’y aide. Et si l’autre membre du couple n’y est pas disposé, c’est l’angoisse. Je connais des femmes séronégatives qui ont dit à
leur mari séropositif : je veux un enfant de toi. Cette demande a été source d’une très grande angoisse pour leur mari, bien entendu, puisque pour lui à
ce moment-là, la procréation devenait le symbole de la contamination et, plus loin, de la destruction de la famille.
En ce qui concerne le cas du sida déclaré, en plus de la séropositivité, il y a la déchéance physique et la signature, sur l’image corporelle de la maladie.
Alors là, l’idée de mort est présente encore bien plus, c’est très difficile, Tout dépend de ce qui se passait avant. Le rapport sexuel est porteur d’angoisse
certains ont l’impression de faire l’amour avec la mort. Je crois qu’il ne faut pas avoir peur d’en parler ; en général c’est la personne elle-même qui va se
soustraire au rapport parce qu’elle voit son image corporelle abîmée et elle n’assume plus la sexualité. Mais, vous savez, il y a des couples qui sont très
unisaffectivement et sexuellement. Et qui ont malgré le déshabillage difficile, malgré tous les barrages, malgré la peur de la mort, malgré la modification
de l’image corporelle, il y a des couples qui jusqu’aux derniers instants ont une sexualité. Je vous remercie.
Thierry GAMBY
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SIDA, PREVENTION, EDUCATION
SEXUELLE
Denis DUPREZ : Je commencerai mon intervention par une réflexion centrale que m’ont inspiré les contributions de la matinée.
Elles m’ont semblé exclusivement orientées par l’anticléricalisme que Monseigneur Lustiger reproche aux nostalgiques de Mai 68 que nous sommes tous
ici plus ou moins du fait de notre moyenne d’âge. Mon sentiment est le suivant.
Tout d’abord, je partage cet anticléricalisme, d’une manière parfois primaire, la suite de mon exposé en apportera probablement la preuve. En second
lieu, je crois profondément dangereux, à plus forte raison devant la complexité (au sens de Edgar Morin) des problèmes que nous débattons ici, de jeter
le bébé avec l’eau du bain. J’entends par là que le texte chrétien de base, l’Evangile, fait partie des rares textes où l’amour se fonde sur la notion
d’altérité. Que les Pères de l’Eglise, probablement tous masturbateurs dans le secret de leur confessionnal, aient transformé cette proposition
fondamentale, nouvelle, qui fonde la sexualité sur un registre différent de celui de la force, en le carnaval romain que nous dénoncions ce matin est une
chose. Que nous fassions dans nos réflexions l’économie de cette bonne nouvelle selon laquelle l’amour prime la force et le droit, en est une autre. Ne
serait-ce que parce que 2000 ans de coercition chrétienne n’ont pas réussià en éteindre l’espoir.
On m’a demandé de parler des changements sexuels induits dans notre société par le sida. Ceci revient, me semble-t-il, puisque ces changements sont
peu importants, à apporter des arguments à une réflexion sur l’éducation sexuelle, sur la volonté du pouvoir d’induire de tels changements et sur la
pratique de terrain. En ce qui concerne la volonté du pouvoir (largement définie en terme de cercle d’influence, de groupe de pression, d’instance de
décision) dès qu’il s’agit de changer les comportements sexuels, on a déjà vu que les pouvoirs se réfèrent toujours de manière explicite ou implicite à une
norme sexuelle. A l’opposé, ceux qui reçoivent les messages dits éducatifs, et sont censés changer de ce fait leurs comportements se répartissent en trois
cercles concentriques :
– Ceux qui sont proches du pouvoir et qui d’une manière ou d’une autre vont pouvoir individuellement jouer avec cette norme, prendre de la distance
avec elle,
– Ceux qui sont en périphérie du pouvoir et pour lesquels la distanciation d’avec la norme ne peut se faire qu’en termes de marginalisation sociale.
– Entre ces deux classes d’individus, centrale et périphérique, C. Revault d’Allonnes décrit une classe intermédiaire : celle où le pouvoir recrute ses agents
(police, travailleurs sociaux, travailleurs de la santé etc…).
Pour que le sida ait quelques chances de produire des changements sexuels autres que restrictifs ou prohibitifs il me semble difficile d’éviter de se poser
trois types de questions : jusqu’où, sous prétexte de sida, le pouvoir est-il prêt à aller dans la remise en question de cette répartition en trois niveaux ? A
quel point les classes périphériques, à savoir la majorité des citoyens, sont-elles prêtes à imposer cette remise en question ? La jeunesse actuelle,
comprise en tant que classe d’âge, et quelle que soit l’origine de classe des individus qui la composent (15-25 ans), continuera-t-elle longtemps et de
plus en plus (allongement de la période d’adolescence et des contingences qui lui sont rattachées) à être reléguée à la périphérie ?
Au niveau de la pratique du terrain il faut connaître les difficultés rencontrées par ceux qui sont chargés par le pouvoir de répercuter les directives ayant
trait aux comportements sexuels. Leur discours peut en effet épouser les formes de trois modèles rassurants qui sont :
– le discours morcelé et morcelant : médical, psychologique, enseignant, etc…
– le discours totalisateur : ce qui est bien, ce qui est mal.
– le discours simpliste qui renvoie à la recette sexologique, à la paranoïa libertaire ou à la coercition fascisante.
Or l’expérience montre que sur le terrain le message n’est reçu, l’oreille n’est attentive, que si l’intervenant sait tout à la fois rejeter ces trois modèles en
les fondant dans son propre discours.
On voit ici que la réussite en matière de message touchant la sexualité n’a rien à voir avec un discours publicitaire. Il s’agit d’une technique de réponse à
la demande qui est seule garantie d’une interaction vivante (informateur/informé) de laquelle peut émerger le nouveau, l’inattendu. Or, comme l’écrivait
Tony Duvert durant les années soixante, sans création, sans nouveau, « tout discours exclusif sur le sexe (scientifique, moralisateur, politique…) implique
que le sexe est censuré ».
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L’échec des campagnes de ces quinze dernières années, contre les MST comme pour diminuer le nombre des avortements, est en bonne part dû à
l’absence de réflexion sur ces problèmes. En terme plus simples, c’est ce qu’affirme le Dr Claude Got lorsqu’il dit, lors de ses interviews « le message sur le
préservatif aurait été plus facile à faire passer si l’on avait mené, il y a 15 ans, une politique d’éducation sexuelle cohérente ».
Quand il s’agira d’évaluer les effets prévisibles de telle ou telle campagne d’information pour lutter contre l’extension de l’épidémie de sida, il ne faudra
pas oublier qu’il existe des hiatus importants. Surtout pour les individus jeunes, entre le savoir et l’attitude ; ce hiatus est en général positif en ce sens
que plus on en sait sur un phénomène, meilleure sera notre attitude, plus argumentée sera notre position vis-à-vis de lui (contraception, sida, racisme,
etc.) l’attitude et le comportement réel en situation : ce hiatus est souvent de type aléatoire, c’est-à-dire que les comportements réels peuvent être à
l’opposé de l’attitude affirmée par l’individu.
« J’ai une attitude positive vis-à-vis de l’avortement mais je garde ma grossesse », « j’avais mon préservatif dans mon sac et pourtant » etc.
C’est ainsi que depuis 15 ans une minorité d’éducateurs pour la santé demande qu’on évite, pour la promouvoir, d’associer la contraception à son échec,
l’avortement. Les résultats sont connus, le nombre annuel d’avortements est identique en France depuis 15 ans. Notre ministre de la Santé semble l’avoir
compris en matière de préservatif et de sida. Ceci dit, le couple qu’il nous montre à la télévision est-il un couple « périphérique » ou « central » ?
Les changements de comportement sexuel sont encore à l’heure actuelle peu importants chez les hétérosexuels. Ainsi en octobre 1987, MM. Levy et Col
enquêtent à Montréal par le biais d’un sondage effectué de manière aléatoire par le biais d’appels téléphoniques. Ils réunissent un échantillon de 407
répondants, homogénéises par rapport à la population de la ville. 59,5 % sont des femmes. La moyenne d’âge est de 35 ans et les répondants vivent
dans 54.6 % des cas en situation maritale ou dans le cadre de relations affective jugées stables (71,5 %) et hétérosexuelles (96,5 %).
Les changements de comportement dus au sida sont notés exclusivement : dans les 38,5 % de répondants ont des partenaires dits occasionnels et plus
souvent quand il s’agit de femmes que d’hommes.
Fait curieux, les changements portent surtout sur la fréquence des rapports oraux-génitaux et sur les jeux préliminaires. Très peu sur la fréquence du coït
anal.
Lorsque le préservatif est utilisé, il ne l’est dans le but de se protéger du sida que dans 21,8 % des cas. Les auteurs concluent que « le sida ne constitue pas
encore une préoccupation généralisée dans les stratégies touchant la sélection des partenaires sexuels ». Ceci étant dû, d’après eux, à une perception du
risque trop faible, et à une appréciation erronée du rapport « coût psychologique/avantages réels de la prévention » jugé négatif par les personnes
interrogées.
Une note plus pessimiste et peut-être plus personnelle : Je ne pense pas que l’irruption du sida change les comportements sexuels de la majeure partie
des couples hétérosexuels adultes … ou présumés tels. Pour la simple et bonne raison que ces comportement et la sexualité qui les soutend sont de type
dépressif. Quoi qu’en pense la sexologie officielle (avec son modèle orgasmique sidéral), le fonctionnement sexuel de nos concitoyens,à plus forte raison
de nos concitoyennes, est pauvre et essentiellement conflictuel.
On rencontre bien sûr des personnes sexuellement heureuses, à tous les âges. D’une certaine manière, le sida va probablement conforter la misère
sexuelle ambiante, un peu comme la peur de la grossesse non désirée le faisait parfois jadis, avant l’avènement de la contraception, pour justifier
l’abstinence des couples. Dans le même ordre d’idée, et je pose alors ce point sous forme d’hypothèse, de question, comment expliquer que les seuls
changements effectifs enregistrés depuis 1981 dans ce domaine, l’aient été dans la communauté gay ? Bien sûr, c’est parce qu’elle était touchée au
premier chef. On peut aussi se dire que les homosexuels ayant fait en vingt ans l’inventaire des réels bénéficiées d’une lutte identitaire et d’un vécu
sexuel effectivement nouveaux sont peut-être les seuls qui soient suffisamment déterminés à se mobiliser pour ne pas en perdre les avantages. Dans les
systèmes vivants, l’émergence du nouveau est génératrice d’une faculté plus grande d’adaptation au milieu. En ce qui concerne les jeunes, 15/25 ans,
période des grandes adaptations, les spécialistes ont noté l’émergence de ce nouveau chez ceux qui manifestaient en 1986 par rapport à ceux de 1968.
Ils sont la seule classe d’âge susceptible de gérer ce nouveau amoureux et sexuel et donc à pouvoir éventuellement contrôler l’extension du sida. A
condition qu’on ne leur demande pas de lutter contre lui en réinventant la sexualité de papa et surtout qu’on leur laisse la fidélité. Leur modèle sexuel
monogamique sérié montre bien qu’ils ne nous avaient pas attendu pour l’inventer.
Plusieurs interventions durant cette journée de réflexion et d’échange me semblent aller dans le sens d’un constat que faisait déjà Susan Sontag en ce
qui concerne le cancer durant les années 70. En ce qui concerne le sida, comme l’écrit Mirko Grmek, « nous avons maintenant cette maladie métaphore
qui par ses liensavec le sexe,le sang, la drogue, l’informatique et la sophistication de son évolution et de sa stratégie, exprime notre époque ».
Cette approche d’une maladie en tant que métaphore de notre système social, n’est pas ici qu’un jeu d’intellectuel, mais rejoint les préoccupations d’un
homme de terrain tel que Didier Jayle lorsqu’il affirme, au nez et à la barbe d’un patron irascible que faire de la prévention sur le sida c’est se donner
deux objectifs de base :
– Permettre à chacun de se situer, en fonction de son histoire, par rapport à un risque. .
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-Favoriser l’intégration du phénomène sida par le corps social, pour éviter les effets de rejet et de racisme qu’il pourrait générer.
Cette définition, dans l’énoncé de laquelle n’apparaît pas le mot « sexualité », me convient parfaitement dans la mesure où s’y trouvent tous les
ingrédients pour que les comportements sexuels ne soient pas prétendument changés. Mais peut-être, pour chacun de nous et de nos descendants, tout
simplement à nouveau réinventés
Denis DUPREZ
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PSYCHOLOGIE et SEROPOSITIVITE
M. ALESSANDRI : Je suis depuis quelques six mois au Centre de prophylaxie départementale, agrée depuis un an pour être un
centre de dépistage anonyme et gratuit… En un an, le nombre de consultations a plus que doublé. Pour donner des chiffres, il y a eu 2 200 personnes qui
ont consulté en 1988, au premier trimestre 1989 il y en a 1 200. Cela va entraîner l’ouverture d’un deuxième Centre sur Marseille.
Le gros problème que l’on rencontre c’est au moment de l’annonce des résultats. Il n’y a pas de psychologie des séropositifs, mais il y a une modification
éventuelle des comportements des individus, qui sont divers. Ce qui a pu se dégager pour moi, c’est que l’intensité des réactions des sujets est
relativement modérée. Peut-être que l’information déjà acquise, le temps d’attente obligé avant d’obtenir les résultats, le fait que ce sont des gens qui
viennent d’une façon volontaire, tout cela permet peut-être de limiter l’effet de sidération dont on a souvent parlé. Il y a, bien sûr, des réactions qui
peuvent se jouer après coup, mais je pense que le moment le plus intense c’est l’annonce. Ce n’est pas fondamentalement différent de l’annonce à
quelqu’un d’une maladie grave mettant en jeu sa vie.
S’il y a réaction intense, c’est lié à la personnalité de chacun. On a toute la gamme possible. Cela passe de l’étatanxieux à l’état de délire, de l’état de déni
(« je ne sens rien, je ne suis pas malade », « je m’en fous »), de défi (« je vais casser la baraque »), de chantage (« je vais me flinguer »), Ce que les personnes
expriment en général, c’est l’anxiété, la culpabilité, l’agressivité, l’angoisse avec des variations. Mais ce sont les mêmes réactions que l’on rencontre avec
les consultants, la plupart du temps séronégatif mais avec un taux important de phobiques et d’obsessionnels, mais peut-être pas plus que dans la
population en général. Peut-être que nous-mêmes, personnel soignant, ne sommes pas à l’abri de ces réactions-là.
Le sida est-il entrain de modifier les normes en matière de Sexualité ?
Je ne crois pas non plus. Sans doute utilise-t-on nettement plus les préservatifs, mais nous rencontrons les mêmes questions qu’il y a un an sur le sida.
Les vraies questions sont un peu ailleurs, le sida sert de révélateur ou de réactiveur de peurs anciennes (comme le disait Bernard Paillard), enfouies chez
les individus. Cela sert de support parfait à une fixation et à la limite c’est un avatar de plus pour ceux qui cherchent une réponse à leur angoisse. Toutes
ces problématiques sont en puissance chez chacun, dans nos mémoires.
Avant qu’il y ait une solution médicale, il peut y avoir quelque chose du sujet propre qui se dévoile à lui-même au moment où on parle de séropositivité.
Ce qui pose question c’est le sujet en souffrance, l’association sexe / mort. Lorsqu’on parle du sida c’est là-dessus que vient éclater l’harmonie des
défenses névrotiques préexistantes. Avec le sida, on trouve la limite de tout être humain : le sexe et la mort. Chacun d’entre nous essaie d’oublier cette
entité. Mais la réalité d’une séropositivité vient rappeler cela, c’est une prise de conscience obligée d’un savoir oublié dans les mémoires. L’annonce
d’une séropositivité c’est une révélation fulgurante de cette collision-là entre le sexe et la mort, entre deux pulsions indissolublement liée dans le
fonctionnement psychique inconscient. Sexe et mort semblent antagonistes, la sexualité qui transmet la mort, cela semble une horrible contradiction.
Mais c’est la contradiction fondamentale avec laquelle il nous faut vivre.
La différence pour un séropositif, c’est qu’il y a une contraction du temps avec l’irréversibilité actuelle de la présence du virus. L’expression des gens que
l’on reçoit. Un jeune homme célibataire et qui jusque là ne se préoccupait pas d’avoir une descendance a dit : « mais alors je ne pourrais pas avoir
d’enfant ». Ce qu’on trouve là, c’est la confirmation, pour le domaine de l’inconscient, qu’on ne fait pas la loi au désir mais que c’est le désir qui est la loi.
Le risque, quand on parle de sexualité, c’est de se mettre dans une impasse, lorsqu’on veut parler de moralité en terme de normalité, dès que l’on essaie
de faire des catégories entre l’ange et la bête, le coupable et le responsable, le taré et le dégénéré, etc… Je crois qu’il faut parler en termes de structure
subjective construite autour de cette division entre sexe et mort, le sujet est le lieu où s’entrecroisent, venus de l’extérieur, les multiples discours dont il
est l’effet.
Ce qui est important, là où je travaille, c’est de parler, de verbaliser là-dessus pour éviter l’installation d’organisations névrotiques durables. Cela permet
au moins de pouvoir libérer la charge émotionnelle qui est en jeu. C’est à peu près la seule visée psychothérapeutique qu’on peut avoir dans un
dispensaire. S’il s’agit d’aider un individu à faire le deuil d’un certain mode de vie, c’est au moins permettre une ouverture, même momentanée, où le
sujet peut entendre une part de sa réalité afin de pouvoir la réaménager avec ces nouvelles données. Au moment où le hasard conteste sa vie, pouvoir
faire de cette vie-là la sienne.
Pour terminer je citerai le livre d’Alberto Moravia dans « Moi et Lui » qui met en évidence la contrainte outrancière et omniprésente de la sexualité et
l’importance de la parole.
M. ALESSANDRI
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SEXUALITE EN MILLIEU
CARCERAL
Mme BARTOLOMEÏ : La prison, c’est un monde tout à fait à part, un monde clos. Malgré toutes les réformes qui ont été
introduites depuis 1983 pour décloisonner la prison par rapport à la cité. Dans ce domaine de la sexualité, en tout cas, c’est vraiment le monde du tabou,
de l’hypocrisie, du secret total.
En ce qui concerne la vie sexuelle des détenus, c’est un sujet qui n’est absolument pas abordé en France. Les détenus, quand ils sont condamnés à des
peines courtes, inférieuresà un an, peuvent bénéficier de permissions de sortie pratiquement dès le début de leur incarcération, donc pour ceux-làil n’y a
pas de problème, ils peuvent rester en contact avec leurs familles, avec leur milieu social, par contre tous ceux qui sont condamnés à une peine
supérieure à un an ne peuvent bénéficier de permissions pour se rendre dans leur famille qu’à la moitié de leur peine. Ce qui signifie en clair que pour
quelqu’un qui est condamné à huit ans, par exemple, pendant quatre ans, il ne bénéficiera d’aucune permission lui permettant de prendre contact avec
sa famille si ce n’est la demi-heure de parloir par semaine auquel il a droit.
Ces parloirs ont été rendus libres à partir de 1983. C’est à dire que depuis quelques années il n’y a plus de vitre qui sépare la famille du détenu. Mais il
faut savoir que tout rapprochement sexuel est interdit. Il m’arrive à peu près une fois par mois de lire encore un rapport disant : « a été surpris entrain de
se faire faire une fellation par sa visiteuse ». La sanction est immédiatement la suppression du parloir et dix à vingt jours de mitard, c’est à dire de quartier
disciplinaire. C’est donc quelque chose qui est totalement occulté. Dans le Rapport Bonnemaison dont vous avez sûrement entendu parler, la simple
évocation d’une étude qu’il faudrait mener au sein des prisons sur ce problème des parloirs sexuels, a déchaîné des réactions en masse des surveillants
qui du coup, ont mis ce problème en avant pour dire que c’était un mauvais Rapport qui ne concernait que les détenus. Et pourtant sur ce rapport de deux
cent pages, cela tenait en deux lignes. Donc il faut savoir que dans d’autres pays le problème a été abordé avec beaucoup plus de clarté puisque des
parloirs sexuels, il en existe par exemple en Espagne et dans bien des pays nordiques. En France, on est encore dans ce domaine au Moyen-Âge.
Dans ce contexte le sida, c’est à peu près la même chose. Cela crée une grande peur, une grande angoisse chez les détenus, mais on ne sait pas bien
comment l’aborder. Les médecins qui travaillent au sein de la prison essaient de mener une politique d’information auprès des détenus. Les détenus euxmêmes
sont très pudiques vis-à-vis de ce sujet.
Pas plus tard qu’hier, Barbara est venue chanter aux Baumettes pour le sida et pour les détenus. Le Professeur Gastaut est intervenu après elle pour
demander si les gens avaient des questions à poser. Il y a eu un silence pendant un quart d’heure alors que c’est un sujet qui les préoccupe énormément
mais quand on leur demande d’en parler, cela leur est très difficile. Il faut savoir qu’actuellement la prison est occupée par 2 300 détenus alors qu’il n’y a
que 1 000 cellules. Ce qui signifie que la plupart des détenus sont trois par cellule, les cellules ont une surface de 10 m². Cela veut dire que ces trois sont
sur des lits superposés. Ils ont une armoire, une table et souvent une chaise ou un tabouret, pour trois, ils mangent sur leur lit. Ils font leurs besoins les
uns devant lesautres puisqu’il y a un W.C. qui est dans la cellule et qui n’est isolé par rien. La plupart n’ont pas de lavabo, un simple robinet par dessus le
W.C. pour faire sa toilette. Ils ont droit, bien sûr par ailleurs à une douche ou deux par semaine. Cette promiscuité, on sait très bien qu’elle engendre des
problèmes ; la nuit il y a des sévices, tout cela se sait. Des détenus plus fragiles que d’autres font l’objet de sévices sexuels de la part de leurs codétenus.
Mais très rares sont les affaires qui parviennent jusqu’à la justice.
Dans ce contexte-là, on n’a pas le courage d’aborder en profondeur la question du sida, et le simple problème des préservatifs n’a pas vraiment été
abordé. On n’ose pas les proposer aux détenus, et les détenus eux-mêmes d’ailleurs n’en veulent pas, ils ne veulent pas être nargués. Ils ne veulent pas
qu’on le leur propose. On y est confronté, au niveau de la justice, quand il s’agit d’individualiser la peine, du problème des permissions quand quelqu’un
est contagieux, du problème des libérations conditionnelles. Les médecins pour des raisons déontologiques ne veulent pas prévenir la famille. Tous ces
problèmes se posent et notamment celui, qui est dramatique, des personnes atteintes du sida mais qui n’ont pas d’hébergement à la sortie parce que
personne, aucun foyer, ne veut les accueillir.
Par ailleurs, il y a en prison un taux d’analphabétisme très important qui est, je crois, de l’ordre de 30 % de totalement analphabètes et 30 % autres qui
savent juste lire et écrire.
Ceux qui ont accédé à des études primaires ou secondaires sont vraiment l’exception.
C’est vrai que la sexualité, c’est une misère de plus par rapport à toute la misère dont sont accablés ces gens-là qui ont connu des échecs à tous les
niveaux, au niveau de la famille, au niveau de l’école et de leur vécu social.
En ce qui concerne la sexualité en prison, je ne peux ajouter grand-chose si ce n’est qu’elle est totalement niée et que chacun s’évade soit dans les
fantasmes soit dans les rapports consentis librement ou non avec les codétenus dans leurs cellules.
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Tout cela avec une sorte de complicité des surveillants. Il y a une très grande part de fantasmes de la part des détenus dans leurs cellules. Je n’ai guère
plus d’éléments.
Ce que j’ai vu, c’est que dans certaines affaires qui sont remontées jusqu’à nous, des rapports de violence étaient apparus entre un détenu plus fragile
que les deux autres et qui avait fait l’objet d’agression sexuelle de la part de ces détenus. Mais quand cela se passe « bien » on n’en a pas connaissance. Je
ne crois pas que ce soit une sexualité tranquille. La masturbation est certainement un exutoire pour beaucoup et pour certains, au bout d’un certain
nombre de mois et d’années c’est quelque chose qu’ils refoulent tout au fond de leur vécu.
C’est vrai que j’ai vécu une expérience qui m’a beaucoup émue, il y a quelques jours. J’avais donné une permission de sortie d’un jeune homme qui a
vingt-six ans et qui est détenu depuis six ans. Par les hasards de la procédure, il n’avait pas pu être jugé en des temps normaux et cela faisait six ans qu’il
était enfermé dans une maison d’arrêt telle que celle des Baumettes,alors que normalement ce sont des prévenus uniquement ou des peines inférieures
à un an. Il aurait dû depuis longtemps être dans un centre de détention où il aurait bénéficié de sorties plus précoces. Je lui ai donc donné cette première
permission de sortie, il devait rejoindre une jeune femme qu’il a connu en prison. Elle était visiteuse de prison, les rapports habituels entre visiteurs et
détenus là sont allés un peu plus loin sur le plan affectif et cette jeune femme était décidée à l’épouser quand il sortirait ou du moins à vivre un bout de
vie ensemble. C’est donc elle qui représentait les garanties de représentation pour cette première permission, donc c’était quelque chose qu’il portait
depuis très longtemps. On en avait parlé déjà depuis plusieurs mois, finalement toutes les conditions étaient réunies pour que je puisse prendre une
décision positive et je reçois juste la veille de sa sortie un petit mot du détenu me disant : « Est-ce que vous pouvez reculer la permission ? Mon amie
traverse depuis six jours une phase de dépression, je préférai qu’elle soit reportée à la semaine suivante ». Je me suis demandée ce qui s’était passé, j’ai
voulu faire ma petite enquête pour savoir si cela ne cachait pas autre chose. C’est tellement rare qu’un détenu demande à ce qu’on reporte sa permission.
C’était la première fois que cela m’arrivait en tout cas.
J’ai eu l’occasion de le revoir, donc, quelques jours après. Je lui ai posé la question : » En fait vous aviez peur de cette première sortie ? » Et il m’a dit oui.
C’est vrai que son amie avait eu un petit moment de dépression
Je croîs qu’elle avait été hospitalisée un jour ou deux, mais c’est vrai qu’il redoutait cette première permission et je pense que pour beaucoup c’est cela.
C’est quelque chose la sexualité qu’ils refoulent au plus profond d’eux mêmes et puis le jour de la sortie, de la rencontre avec l’autre, c’est une angoisse
terrible.
Tout le reste c’est du non-dit. Je ne suis pas dans leur peau.
Alain Molla : Est-ce que vous pensez encore tolérable dans une France du XXème siècle que l’on admette la pénalisation d’un
comportement de sexualité dans les parloirs, d’un détenu avec son épouse ? On est enfermé dans une criminalisation des comportements à l’extérieur et
en voilà un qui est tributaire d’une promiscuité ahurissante et vous nous révélez qu’on a droit au mitard si on est surpris en train de se faire faire une
gâterie par son épouse dans un parloir.
Mme BARTOLOMEÏ : II faut savoir quand même que les parloirs sont ouverts aux familles, le samedi, c’est la femme avec tous les
enfants qui viennent et c’est la raison qu’on invoque pour interdire ces comportements. On pourrait sûrement faire comme cela s’est fait dans d’autres
pays avec les « chambres d’amour », les « parloirs sexuels », et qu’il y ait vraiment un lieu où les couples puissent se rencontrer. C’est vrai que ce n’est pas
dans un petit parloir qui fait un mètre sur un mètre où il y a juste une table et deux chaises que le problème peut être réglé. C’est vrai aussi que cela me
choque beaucoup que ce genre de comportement soit réprimé, c’est d’ailleurs de plus en plus rare. Il faut reconnaître que beaucoup de surveillants
ferment les yeux et que là on est dans une totale hypocrisie. De même dans les cellules où les rapports sont tolérés, on ne va pas trop demander si les
rapports sont consentis ou s’ils sont imposés ; on a très peu d’affaires qui remontent vraiment. C’est d’ailleurs un des derniers domaines de non-droit
dans la prison. Je suis la première à le dire et à le répéter, je crois que c’est un domaine où il faudra intervenir sur le plan juridique pour que ce ne soit
plus le pouvoir totalitaire etarbitraire de l’administration pénitentiaire. Il n’y a pratiquement plus qu’en France qu’on voit cela.
Mme BARTOLOMEI
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PSYCHIATRIE et SEXUALITE
Béatrice STAMBOUL : On a des fantasmes sur la sexualité en milieu psychiatrique, en fait il ne se passe pas grand chose.
Mais en écoutant Mme Bartolomeï parler des prisons, je pense que la somme des non-dits est aussi très, très importante chez nous.
La population hospitalisée est très marquée par la maladie mentale, donc avec une sexualité loin d’être épanouie et parfois complètement absente. Ce
qui est important c’est que depuis les années 70 l’humanisation, l’ouverture des hôpitaux, la mise en place du secteur, le fait qu’on ait, pour la plupart
d’entre nous, des pavillons ouverts donc avec des gens qui même internés et peuvent aller se promener. Et surtout, la grande révolution des hôpitaux
psychiatriques dans les années 70 ça a été la mixité, parce qu’avant il y avait le quartier des hommes, le quartier des femmes, avec une ségrégation
importante tant des hospitalisés internés que des personnels c’est à dire qu’il n’y avait pas d’infirmiers et d’infirmières ensemble.
J’ai connu les débuts de la mixité où il y avait des fantasmes effrayants, c’était inimaginable ; c’était une des plus grandes révolution dans les hôpitaux
psychiatriques que de faire travailler les infirmiers et les infirmières auprès de soignés des deux sexes.
Ce que je dis dans les unités où je travaille, c’est qu’on ne fait pas l’amour à l’hôpital psychiatrique, c’est interdit par la réglementation. Un hôpital c’est
un lieu de soin, ce n’est pas un lieu de vie et donc on n’a pas prévu de litsadéquats, d’ailleurs ce sont des lits médicaux dans la plupart des cas.
De surcroît, on considère que si les gens viennent à l’hôpital, c’est qu’ils sont dans un état qui n’est pas tellement compatible avec l’épanouissement. Il
faut qu’ils attendent qu’ils aillent mieux, l’amour c’est une affaire de gens plutôt bien portant et quand ils iront bien….. Il s’agit de personnes qui sont là
pour longtemps. Ce sont alors des gens qui vivent dans un milieu qui n’est pas un lieu de vie et donc on leur dit d’aller faire cela ailleurs. C’est-à-dire
qu’ils ont une permission pour aller à l’hôtel, ou Dieu sait quoi. On habite dans le l’hôpital, cela peut aussi se faire dans les bosquets… les bosquets des
hôpitaux psychiatriques de France…
Ce qui n’empêche pas que cela se pratique dans d’autres conditions et que là les infirmiers se trouvent, dans un nombre de cas non négligeables,
confrontés… On ouvre une porte… Généralement, en tout cas,là où je travaille, on frappe avant d’entrer dans une chambre, ce qui est assez inhabituel par
rapport au discours respect / pas respect. On a fait des chambres que les patients peuvent fermer de l’intérieur, on a la clef mais enfin cela nous oblige à
savoir au moins qu’il y a quelqu’un à l’intérieur donc, éventuellement à ménager une stratégie.
Alors,que font les infirmiers quand ils rentrent dans une chambre où il y a deux personnes entrain de faire l’amour ou de se livrer à des attouchements
divers ? Alors là, c’est tout à fait intéressant… on en parle en réunion, quand on en parle ! Et il intervient des choses tout à fait étonnantes, dans la plupart
des cas, les gens referment la porte, et laissent faire, on va le dire au docteur parce que lui va faire quelque chose.
C’est relativement simple, généralement on ne les interrompt pas, mais on va en parler après. Mais dans l’ensemble nous ne sommes pas très clairs. Cela
vient de cette fusion qui apparaît à certains égards en prison, nous sommes théoriquement un lieu de soin, objectivement un lieu de vie. Et effectivement
il y a tout un tas de choses qu’on n’a pas du tout traité, nous sommes un encadrement soignant et nous devons gérer bien autre chose que le soin des
gens et nous révélons quelque peu nos incapacités dans certains domaines.
Nous favorisons l’expression du moi désirant des gens, mais il ne faut pas méconnaître le fait que dans un certain nombre de cas pour des gens très mal
dans leur peau, la confrontation avec le désir, le plaisir dans tous ses avatars est une chose épouvantablement angoissante et dangereuse. Il ne faut pas
imaginer une sorte de situation manichéenne « il leur manque le plaisir, qu’ils couchent ensemble et cela serait bien », ce n’est pas comme cela que ça se
passe.
En ce qui concerne le sida, l’exemple de San Francisco qui s’organise face au sida dans une démarche qui intègre, sublime et dépasse, et qui fait avec un
objet nommé quelque chose de très positif et très émouvant. C’est un paradoxe mais peut-être qu’on peut mieux travailler dans ce cas.
On peut avancer avec, se structurer et peut-être qu’on peut progresser.
Béatrice STAMBOUL