« L’humanité n’a cessé d’inventer de nouvelles formes de mariage et de descendance » LE MONDE | 17.11.2012 à 10h58 • Mis à jour le 13.01.2013 à 14h02 Propos recueillis par Gaëlle Dupont
Maurice Godelier, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, est l’un des plus grands anthropologues français. Prix de l’Académie française, il a reçu la médaille d’or du CNRS en 2001 pour l’ensemble de son œuvre. Il est notamment l’auteur de Métamorphoses de la parenté (éd. Flammarion, 2010).
Les opposants au projet de loi sur le mariage homosexuel parlent d’« aberration anthropologique », qu’en pensez-vous ?
Cela n’a aucun sens. Dans l’évolution des systèmes de parenté, il existe des transformations mais pas des aberrations. Certes, on ne trouve pas, dans l’histoire, d’union homosexuelle et homoparentale institutionnalisée. On comprend pourquoi. Pendant des millénaires, la société a valorisé l’hétérosexualité pour se reproduire. Mais souvent l’homosexualité au sein des sociétés a été reconnue dans la formation de l’individu, en Grèce antique par exemple. J’ai vécu sept ans dans une tribu de Nouvelle-Guinée, les Baruya, où, pour être un homme, il fallait être initié. Les initiés vivaient en couple homosexuel jusqu’à 20 ans. L’homosexualité avait un sens politique et religieux. Mais la question des unions homosexuelles et de l’homoparentalité est une question moderne, qui ne s’est jamais posée auparavant.
L’humanité n’a cessé d’inventer de nouvelles formes de mariage et de descendance. C’est pour cela que je parle de métamorphoses à leur propos. Aujourd’hui, en Occident, les deux axes sur lesquels repose tout système de parenté, l’alliance et la descendance, intègrent des formes nouvelles.
Pourquoi maintenant ? C’est le résultat de quatre évolutions indépendantes. La reconnaissance progressive que l’homosexualité est une sexualité autre mais normale, l’émergence d’un nouveau statut de l’enfant, l’apparition de nouvelles technologies de la reproduction, et le fait que dans une démocratie les minorités peuvent revendiquer des droits nouveaux. A partir de là, il est devenu possible et nécessaire d’accorder aux homosexuels de vivre légalement leur sexualité et, pour ceux qui le désirent, de pouvoir élever des enfants.
Cela suscite beaucoup de résistances…
Il faut revenir sur plusieurs points fondamentaux pour éviter une approche idéologique. J’ai déjà mentionné le premier: l’homosexualité est une sexualité autre mais normale. Ce n’est ni une maladie, ni une perversion, ni un péché. Les deux espèces de primates les plus proches de nous sont bisexuelles, tout comme l’espèce humaine. C’est un fait scientifique. Si on ne le reconnaît pas, on continue à charrier de l’homophobie. Le deuxième point, c’est que sexualité signifie désir, mais aussi amour. Comme les hétérosexuels, les homosexuels s’aiment.
Les couples homosexuels sont infertiles. Pourtant ils sont de plus en plus nombreux à vouloir des enfants…
C’est une conséquence du mouvement de valorisation de l’enfant et de l’enfance qui avait déjà commencé au XVIIIe siècle et que Jean-Jacques Rousseau a exprimé. Il a abouti à la déclaration universelle des droits de l’enfant.
La volonté de transmettre à travers la descendance est universelle, mais, selon les sociétés, on ne voit pas l’enfant de la même façon. Un Romain de l’Antiquité devait élever son bébé vers le ciel pour en faire un citoyen. S’il le laissait par terre, l’enfant devenait un esclave ou était livré aux chiens. Aujourd’hui, l’enfant revêt une valeur nouvelle. Il valorise l’adulte, et représente pour beaucoup un idéal de réalisation de soi. Il permet la transmission non seulement d’un nom, mais de valeurs personnelles. Les homosexuels participent de ce mouvement, comme les hétérosexuels.
Un enfant naît d’un père et d’une mère. N’a-t-il pas besoin de cette différence des sexes ?
Je n’ai pas envie de transformer les femmes en hommes, et inversement. La théorie de Judith Butler, qui prétend que l’on peut s’affranchir complètement de son corps de naissance est pour moi une limite à ne pas franchir. Je suis favorable à la suppression de toutes les différences construites historiquement, et désormais injustifiées. Mais il existe des différences utiles.
Ce qui importe, c’est que les attitudes dites masculines ou féminines soient assumées, quelle que soit la personne qui les assume. La paternité et la maternité sont des fonctions. Dans nos sociétés, elles peuvent se déplacer. Est-ce que les pères ne se mettent pas aujourd’hui à materner ? Il ne peut pas y avoir d’abolition, mais un décrochage par rapport au sexe.
Comment analysez-vous les arguments des opposants?
Les psychanalystes sont divisés. Beaucoup continuent à faire du père le personnage central de la famille. Chacun de nous aurait trois pères, son père réel, un père désiré mais imaginaire et le père symbolique commun à tous et à toutes et identifié à la Loi. Et la mère, alors ? Quant aux prêtres, qui n’ont pas d’enfants, pour eux la vraie famille c’est l’union sacrée d’un homme et d’une femme devant Dieu et en Dieu qui a pour suite l’interdiction du divorce. Cette conception de la famille modelée depuis des siècles par le christianisme est propre à l’Occident et n’a aucun sens dans beaucoup de sociétés. Elle évolue puisque les Néerlandais, majoritairement protestants, ont accepté le mariage homosexuel et l’homoparentalité.
Chez les Baruya, chaque individu a plusieurs pères et plusieurs mères. Tous les frères du père sont considérés comme des pères, toutes les sœurs de la mère comme des mères. Est-ce que toutes les autres familles que celles de l’Occident post-chrétien sont irrationnelles? C’est l’humanité qui les a inventées ! Les résistances sont normales, elles accompagnent un grand changement social et mental. Deux personnes de même sexe vont avoir des enfants, alors que l’exigence de la nature c’était qu’il fallait deux personnes de sexe différent pour concevoir. Toutes les sociétés ont trouvé des parades à la stérilité. Nous avons la procréation médicalement assistée.
Ce qu’il faut comprendre, c’est que les notions de paternité et de maternité ont deux dimensions, biologique et sociale. Dans l’histoire, la plupart des sociétés ont mis en avant le social. La nôtre tend à l’inverse. Mais aujourd’hui, au sein des familles recomposées, la parenté sociale s’étend. On attend du nouveau compagnon ou de la nouvelle compagne qu’ils se comportent comme des pères et des mères vis-à-vis des enfants conçus par d’autres.
Certains craignent que le tabou de l’inceste ne tombe…
Qu’est-ce que les gens en connaissent? C’est une condition universelle de toute société. Si les familles se reproduisaient par elles-mêmes, la société ne pourrait pas exister. Le tabou est un élément producteur de la société, transféré à tout individu et intériorisé par chacun, hétérosexuel comme homosexuel. Ces fantasmes sont grotesques. Il n’y aura pas plus d’inceste chez les homos que chez les hétéros.
L’Etat doit-il accompagner et légitimer ces évolutions ?
L’Etat doit intervenir pour fixer des responsabilités devant la loi. Il arrivera que les couples homosexuels se séparent. Il faut fixer un cadre. Il faut aussi pénaliser l’homophobie, qui agresse parents et enfants. D’autres gouvernements sont passés par là. Aucune des sociétés qui ont accepté ces évolutions ne s’est effondrée. C’est devenu banal, comme avoir des enfants sans se marier est aujourd’hui banal.
Propos recueillis par Gaëlle Dupont