Marchant, le discours militant 52-82

 Le discours militant sur l’homosexualité masculine en France

(1952-1982) : de la discrétion à la politisation

 

Alexandre MARCHANT Université Paris X Nanterre

Ecole Normale Supérieure de Cachan

Mémoire de Maîtrise d’Histoire contemporaine (volume 1)

Sous la direction de Mme Annette BECKER

Année universitaire : 2004-2005

 A Marchant V1 Disc militants (1952-82) 2005

 

 REMERCIEMENTS

Je tiens à remercier tous ceux qui m’ont aidé à réaliser ce mémoire, à commencer par

ma directrice de Maîtrise Mme Annette BECKER pour avoir accepté d’encadrer ma

recherche, pour ses conseils, tant dans la méthode archivistique que dans le travail de

problématisation en amont, et pour ses encouragements, au cours de la rédaction et lors des

bilans effectués au cours de l’année. Je tiens aussi à remercier M. Olivier WIEVIORKA, qui

est mon professeur d’Histoire à l’ENS de Cachan, et qui m’a aidé à contacter Mme Florence

TAMAGNE et Mme Annette BECKER, traçant par là les premiers contours d’une trajectoire

universitaire que j’ai suivie pendant près d’un an. Je remercie également Mme Florence

TAMAGNE, professeur à l’Université de Lille III et spécialiste de l’historiographie des

homosexualités. C’est avec elle que j’ai défini mon programme de recherche (le discours

social, puis le discours militant sur l’homosexualité masculine) et que j’ai défini l’objet

central de mon corpus de sources (le fonds Daniel GUERIN de la BDIC). Ce sont également

ses conseils qui m’ont permis de recentrer ma problématique et de fixer l’orientation

définitive de mon travail, en cours d’année. Son aide m’a donc été d’une grande utilité et a été

déterminante quant à certains problèmes de recherche, de compréhension et de vocabulaire

touchant particulièrement l’étude de l’homosexualité comme objet historique.

Toujours sur le registre universitaire, je tiens à remercier Mme Anne-Claude

AMBROISE-RENDU dont le séminaire d’histoire culturelle m’aida à maîtriser les outils et

les concepts propres à l’histoire des représentations. Je tiens également à remercier vivement

  1. Hervé INGLEBERT pour les conseils, l’aide et l’attention qu’il a pu manifester à mon

égard lors des nombreuses discussions que nous avons eues en cours d’année sur mon objet de

recherche (les problèmes relatifs à l’étude des notions d’identité et de discours).

J’exprime également ma gratitude à M. Patrick CARDON, directeur de la librairie

GKC à Lille pour sa disponibilité, pour le temps qu’il m’a consacré en m’accordant deux

entretiens, me prodiguant de même de nombreux conseils et pistes de recherche, et pour les

documents d’archives auxquels il m’a permis d’accéder dans son centre de documentation.

Je remercie également le personnel de la BDIC de Nanterre pour sa disponibilité et sa

gentillesse.

Enfin, je tiens à remercier ma mère, François et mes proches pour le cadre affectif et le

soutien constant qui formèrent les conditions harmonieuses sans lesquelles aucune démarche

intellectuelle et réflexive n’aurait été possible.

 

INTRODUCTION

« L’homosexualité ça n’existe pas. Le sexe ne constitue pas un critère de classement, pas plus

que la race. » Paul VEYNE, Allocution prononcée pour le Congrès National d’Arcadie, le 24 mai 19791

« La loi française du 30 juillet 1960 considère l’homosexualité comme étant un fléau social.

Cette dénomination législative est à la fois absurde et dangereuse. Elle est absurde en ce

qu’elle propose à l’esprit public de considérer l’homosexualité comme une tare, ou comme

une maladie sociale, en ne tenant compte vraiment que de « certains aspects » de cette forme

d’expression sexuelle ; et de négliger tous les problèmes humains qui en découlent.

Elle est dangereuse enfin, parce qu’elle oblige, plus ou moins, à croire en l’existence d’une

catégorie d’individus. »

Dominique DALLAYRAC, Préambule du Dossier Homosexualité, 19682

C’est partir de la première citation qui peut sembler aujourd’hui « provocatrice » (car

elle fut prononcée devant un public d’homophiles du Club Arcadie) mais qui est finalement

sensée, tant dans sa proposition que dans le contexte où elle s’inscrit, que nous nous

proposons de réfléchir sur un pan de l’histoire contemporaine de l’homosexualité. La seconde

citation, bien que reflétant un point de vue journalistique antérieur, éclaire la première et lui

donne du contenu, du point de vue du sens et de la compréhension du concept

d’homosexualité. Nous prendrons en effet pour problématique dans ce mémoire la question de

la définition progressive de l’identité homosexuelle dans la société française (qui reflète

l’évolution similaire des sociétés contemporaines sur la question), de sa réification, de sa

politisation et de sa revendication, dans les discours théoriques et politiques des milieux

militants homosexuels des années 1950, 1960 et 1970. Si l’homosexualité bénéficie désormais

dans les sociétés occidentales d’une visibilité et d’une mise en discours sans précédent, le

monde homosexuel apparaît, lui, comme une entité homogène revendiquant une identité fixe

et structurée. L’intégration s’est doublée d’une catégorisation en terme de minorité (sexuelle),

 

1 Cité par Christian GURY, in « Le Congrès au fil des jours », Arcadie, numéro 307, Paris, juillet 1979.

2 DALLAYRAC Dominique, Dossier Homosexualité, 1968, Paris, Robert Laffont.

 

le monde homosexuel est passé de l’état d’une « fédération de solitaires » pour reprendre une

expression d’Yves NAVARRE qui, bien que postérieure, pourrait s’appliquer aux milieux

homosexuels du début des années 1950, à celui de la « Nation arc-en-ciel » (qui arbore le

Rainbow Flag à six couleurs), pour reprendre les expressions d’aujourd’hui. C’est une partie

de ce processus de transformation que nous nous proposons d’étudier.

 

La définition formelle du sujet : l’état de la recherche :

Les travaux universitaires sur les homosexualités s’inscrivent pour le moment dans un

champ de recherche qui est tout à fait récent dans l’université française. Les premières

approches sociologiques du phénomène furent lancées dans le courant des années 1980

(notamment par les enquêtes de Mickaël POLLAK sur les milieux homosexuels touchés par la

pandémie de Sida). Les premiers travaux historiographiques datent des années 1990, alors

qu’outre Atlantique les départements des Gender Studies et des Gay and Lesbian Studies

s’investissent dans de nombreux travaux de recherche depuis les années 1960. Le champ de

recherche que constitue l’étude des homosexualités représente donc un secteur en plein essor,

d’autant plus qu’au delà de la conjoncture favorable des milieux universitaires français qui

s’ouvrent à la question de l’étude des processus de construction des identités sexuelles, il

bénéficie de l’influence des nouvelles orientations conceptuelles des Gender Studies aux USA qui, comme George CHAUNCEY avec son Gay New York3, tendent à déconstruire

historiquement la notion d’identité homosexuelle, au profit d’une approche déconstructiviste

des discours identitaires, que l’on taxe certes d’hyper-nominaliste, mais qui a le mérite

d’étudier les profonds changements sur le long terme des systèmes de représentations

culturelles de la sexualité (et de l’homosexualité), et de montrer l’ancrage irréductiblement

historique des dispositifs de la sexualité et des discours sur l’identité qui l’on assigne souvent

arbitrairement aux pratiques homosexuelles. C’est donc dans un domaine de recherche

relativement récent que notre mémoire de maîtrise compte s’inscrire.

Qui plus est, le choix du sujet a également été fortement conditionné par l’état de la

recherche historiographique sur les homosexualités en France. Frédéric MARTEL s’est livré à

une étude très précise sur la place des homosexuels dans la société française depuis 19684 et a

 

3 CHAUNCEY George, Gay New York ; Gender, Urban Culture, and the making of a Gay Male World

(1890-1940), New-York, 1994, traduit en français en 2003 par Didier ERIBON, éditions Fayard.

4 MARTEL Frédéric, Le Rose et le Noir ; Les homosexuels en France depuis 1968, Points Seuil, 1995 et 2000pour la seconde édition.

 

bien défriché le terrain de l’étude des homosexualités pour les dernières décennies5. Son

travail, à la fois érudit et réfléchi, constitue une oeuvre de référence, malgré les critiques dont

il a fait l’objet lors de sa parution : on a notamment reproché à l’ouvrage son absence de

forme universitaire et la partialité de l’auteur dans sa critique politique des mouvements

homosexuels, à savoir sa condamnation du communautarisme. Celle-ci vient du fait que

MARTEL récuse toute idée d’essence et de fondement universel à ce qu’on appelle souvent

un peu rapidement « l’identité homosexuelle ». Ensuite, la période de l’entre-deux-guerres a

été très bien traitée par Florence TAMAGNE6 qui étudie de manière approfondie la place des

milieux homosexuels dans les trois capitales européennes, tout en déconstruisant la notion

monolithique d’identité homosexuelle pour y montrer le large spectre des pratiques sexuelles

diverses qui en forment le substrat et démontrer qu’elle est avant tout une construction

historique. Par conséquent, la période des années 1950 et 1960 a été pour l’instant fort peu

étudiée, et n’a pour l’instant fait l’objet d’aucune synthèse d’envergure, ce qui a conditionné

la délimitation de notre chronologie, la centrant sur l’étude de ces deux décennies, et sur celle

des années 1970 qui est inséparable des décennies antérieures puisqu’elle marque le moment

d’une rupture radicale dans la question de la politisation de la question homosexuelle. Celle-ci

peut en effet se lire comme directement induite par la période « d’invisibilisation » et de

répression des homosexualités dans la société française des années 1950 et 1960. Enfin, sur le

plan des thématiques et des axes de problématisation du sujet, si Frédéric MARTEL a balisé

les formes politiques de manifestation des homosexuels dans la société française, le domaine

d’une histoire culturelle des discours et des représentations symboliques des homosexualités

(aussi bien dans l’imaginaire homosexuel que dans les clichés du sens commun) reste en

partie à défricher.

Ainsi, le choix de notre sujet s’inscrit dans le prolongement de travaux antérieurs.

Nous nous proposons donc de reprendre certains axes de recherches qui n’ont pas pour

l’instant fait l’objet de synthèses historiographiques de grande envergure.

 

– Le traitement du sujet : les enjeux et la problématique :

Si à la base de tout questionnement sur le passé, il y a une question conditionnée par

un certain état des configurations sociales et culturelles contemporaines, reconnaissons que,

pour notre sujet, la notion d’identité homosexuelle en est une qui est particulièrement

 

5 MARTEL Frédéric, Matériaux pour servir à l’histoire des homosexuels en France (chronologie, bibliographie

1968-1996), 1996, Lille, Cahier GKC.

6 TAMAGNE Florence, Histoire de l’homosexualité en Europe (Paris-Londres-Berlin), 1919-1939, 2000, Seuil.

 

d’actualité, en raison du discours journalistique (qui la met au coeur de son propos à chaque

fois qu’il s’agit de relayer des manifestations comme la Lesbian and Gay Pride ;

manifestation rituelle tant à Paris que dans les grandes villes de province depuis le milieu des

années 1990 ou des faits divers sinistres, comme la tentative de meurtre et les tortures

perpétrées à l’encontre de Sébastien NOUCHET à Noeux-les-mines en février 2004, ou des

coups d’éclats politico-médiatiques comme le mariage homosexuel de Bègles célébré par

l’élu Vert Noël MAMERE en juin 2004) ou du discours réducteur et simpliste de certains

media ( on pourrait citer certains magazines à grand tirage ou les émissions de TV de TF1 ou

de M6). Ce genre de discours contemporain tend à définir l’homosexualité, non seulement

comme une pratique sexuelle exclusive, traçant par là une frontière désormais imperméable

entre homosexualité et hétérosexualité, mais comme une identité subjective fortement

conditionnée par un style de vie, des attitudes et des goûts particuliers (la presse

homosexuelle contemporaine avec des magazines comme Têtu est un bon exemple). Ces

éléments semblent à présent être considérés comme naturels et universels, co-extensifs au

concept même d’homosexualité, qui apparaît comme une notion réifiée et strictement

délimitée dans sa forme comme dans son contenu. Les homosexuels, tirant leur hexis

corporelle et intellectuelle d’une pratique sexuelle qui se trouve essentialisée au niveau d’une

identité, à la fois individuelle et collective, représentent un groupe culturel, un électorat, un

ghetto identitaire, une minorité en soi, bref une communauté. Pour autant, la disjonction entre

un discours définissant un type d’être (porté aussi bien par la plupart des acteurs sociaux de la

société française, que par des individus qui se réclament de cette identité exclusive et

essentielle, au sens où elle est présentée comme une manière d’être naturelle) et les individus

qui ont effectivement une pratique homosexuelle apparaît vite, tant les « homosexuels » se

retrouvent d’un bout à l’autre de l’espace social, transcendant en réalité les clivages politiques

et culturels que le discours social dominant tente de leur assigner. Il apparaît alors que le

discours sur l’homosexualité de la période contemporaine est caractérisée par une

cristallisation et une condensation sans précédent de nombreuses figures et autres

représentations, qui pouvaient certes exister dans les périodes antérieures, mais qui

convergent en tout cas aujourd’hui dans la construction d’une catégorie exclusive et

essentielle qui a des « effets de réel » dans la perception de notre monde social.

On peut alors se demander quelles furent les grandes étapes de la construction de la

figure de l’homosexuel aujourd’hui (le gay se réclamant d’une « communauté » homogène et

solidaire, d’une culture spécifique, d’une identité particulière ; réclamant le droit au mariage

et à l’homoparentalité, le droit à une intégration sociale et à une « hétérosexualisation » de son

mode de vie, en ce qu’il revendique le droit de construire un foyer mimant structurellement le

modèle hétérosexuel ), sachant qu’il s’agit là d’une figure nouvelle. Celle-ci est

irréductiblement enchâssée dans son contexte mais est en même temps le produit des

évolutions antérieures. Aux années 1950, elle emprunte aux discours des milieux

homosexuels (la revue Futur qui paraît de 1952 à 1956 ou la revue Arcadie qui apparaît en

1954) la manière de s’auto-représenter comme un groupe uni autour de caractéristiques

communes. Aux années 1960, elle emprunte la façon de se définir par rapport à un ordre

social répressif ; elle emprunte une sorte de fixation des discours sur la notion de liberté

sexuelle dans le sillage de l’influence grandissante du marxisme libertaire et des idéologies

contestatrices qui produiront mai 68. Aux années 1970, elle emprunte les formes de

politisation à outrance de la question sexuelle qui mettent les problématiques de la scène

privée au coeur de l’espace public, ainsi que le marquage politique à Gauche. D’autres

éléments discursifs issus des années 1980 et des années 1990 viendront également, dans un

processus incrémentiel, compléter cette figure dans le temps long de l’histoire des mentalités.

Nous nous proposons de travailler sur les apports des années 1950, 1960 et 1970 sur les

modes de représentation des homosexualités, qui influent d’ailleurs sur les modes de

représentations de la sexualité en général.

Il nous faut donc suivre la construction et l’évolution des représentations de

l’homosexualité, tant chez les homosexuels que chez les hétérosexuels (il faut tout de suite

préciser que cette bipartition homosexuel / hétérosexuel induit une vision faussée du monde

social car elle est en réalité un discours, à l’origine médical7, qui ne s’est naturalisé que très

récemment dans nos sociétés avec son caractère exclusiviste). Si aujourd’hui, les

représentations sexuelles dominantes tendent à définir la figure d’un homosexuel exclusif (le

bisexuel étant perçu dans le discours de nombreuses associations homosexuelles comme un

indécis qui doit forcément se réifier un jour autour d’une essence sexuelle qui se révèlera à

elle-même), en revanche, dans les années 1950, l’homosexualité apparaît davantage comme

une tendance complémentaire d’une attirance hétérosexuelle ( comme le montrent certains

 

7 Michel FOUCAULT datait l’apparition du terme médical d’homosexualité dans le discours de WHESTPAL de

1870 (La Volonté de savoir, 1976). Aujourd’hui, David HALPERIN considère qu’il apparaît pour la première

fois un an plus tôt en 1869 sous la plume de Karl Maria KERTBENY, écrivain et traducteur hongrois, dans une

brochure anonyme publiée dans le cadre d’une campagne menée à l’encontre de la fédération d’Allemagne du

Nord, contre l’article 143 du Code pénal prussien qui considère les relations sexuelles entre hommes comme

criminelles. Cf l’article « Homosexualité », signé par David HALPERIN, du Dictionnaire des cultures gays et

lesbiennes, sous la direction de Didier ERIBON, Larousse, 2003.

 

témoignages d’auteurs de la revue Arcadie), et Daniel GUERIN écrit même que les

homosexuels exclusifs sont extrêmement rares et sont loin de représenter la majeure partie des

homosexuels (dans ses réponses aux courriers de lecteurs lors de ses publications d’articles

dans France-Observateur en 1956-57, ou dans sa correspondance personnelle, telles qu’on les retrouve dans le fonds GUERIN de la BDIC).

L’un des obstacles importants à la compréhension du phénomène de l’homosexualité

réside dans la dissociation entre la « réalité » de la sexualité et de l’homosexualité (plutôt

constructiviste, car la réalité empirique du monde social et des pratiques sexuelles est toujours

beaucoup plus complexe que le discours qui tente de la décrire) et du discours qui la spécifie

(qui tend à devenir essentialiste) ; c’est finalement le problème fondamental de tout discours

sur le réel.

Dans notre première approche du sujet, nous comptions employer la notion de

« discours social », terme suggéré par Florence TAMAGNE. Le discours social est défini

comme une notion conceptuelle renvoyant à une catégorie de discours ne se bornant pas au

médical, au littéraire, au scientifique ou au juridique, mais constituant justement un mixte de

ces différentes approches, en ce qu’elle renvoie à l’ensemble des représentations qui

reviennent le plus souvent dans les discours énoncés par les différents acteurs jalonnant

l’espace social, lorsque l’analyse prend de la perspective et tente de saisir une orientation

globale au niveau de la société. La notion de discours social renvoie également à la notion de discours et de cadre discursif propres à l’oeuvre de Michel FOUCAULT. Il s’agira d’évoquer la spécificité homosexuelle, la conscience de soi de la tendance homosexuelle, inconnaissable

en elle-même mais seulement perceptible à travers des systèmes de représentation et des

schèmes de compréhension qui, eux, changent sans cesse en fonction des contextes. La vérité

(sur le sexe) est toujours enchâssée dans des effets de contextualisation qui en conditionnent

la forme. Et cette vérité, c’est-à-dire la propriété d’un discours dominant qui est soudain, dans

un contexte précis, perçu comme étant le seul légitime, résulte d’un rapport de force entre

différents discours tenus par différents acteurs ou différentes instances aux stratégies propres.

Signalons, compte tenu de cette définition, que nous n’adoptons nullement une position

sceptique quant à la possibilité de connaissance d’une vérité historique, indépendante des

visées stratégiques des différents acteurs agissant dans un contexte particulier, mais nous

ferons l’hypothèse que la vérité sur un objet historique est conditionnée dans sa forme (et non

dans son fondement) par les rapports de force concrets qui se nouent autour de cet objet.

Notre objet de recherche n’est donc pas un objet empirique à l’existence concrète mais un

substrat d’ordre discursif qui, dans une perspective nominaliste, est assigné à un moment

donné à une réalité sociale, sexuelle, concrète pour lui donner sens et en épuiser l’ensemble

des significations en une seule nomination. Comme le dit Michel BOZON, la difficulté

d’aborder l’objet sexualité (et donc l’homosexualité) réside dans le caractère invisible de cet

objet qui ne se dévoile paradoxalement qu’au niveau social : « La sexualité, phénomène

entièrement et inévitablement social, mais d’observation complexe, en raison de son

invisibilité »8.

Dans un deuxième temps, face à la multiplication des différentes problématiques et

devant le champ très large des sources, nous avons décidé de réduire le sujet à la seule

dimension du discours militant, afin de davantage tirer partie du champ de nos sources (que

nous détaillons plus bas) qui recouvre essentiellement des voix militantes. En raison de

contraintes de temps, nous nous sommes retrouvés dans l’impossibilité d’avoir accès à des

sources non militantes (ou du moins à un champ suffisamment large de sources non

militantes), ce qui aurait impliqué au final la restitution d’un discours social « tronqué »,

puisque passé à travers un prisme militant et sans possibilité de comparaison avec des

discours objectifs, c’est-à-dire « extérieurs » au point de vue des militants ou des théoriciens

militants de l’homosexualité. Mais notre définition de discours militant aura la même portée

que le concept de cadre discursif de Michel FOUCAULT : nous ne nous ne bornerons pas à

un simple relevé des occurrences dans les différentes propositions et définitions du discours

militant, mais nous essayerons également de faire ressortir un certain nombre de conceptions

« cognitives » propres à un contexte, à une époque, à une mentalité, à un groupe social ;

conceptions qui modifient sur le long terme les caractéristiques mêmes de l’homosexualité.

Ainsi, nous positionnant dans le domaine de l’histoire des représentations, nous

considérerons que, si les théories résultent d’une observation du réel, ces théories agissent

également en retour sur le réel. Les représentations sociales et symboliques de tel ou tel

phénomène ont donc une dimension performative qui modèle la forme réelle de ce

phénomène, c’est-à-dire la forme même de sa perception par les agents sociaux d’un contexte.

C’est pourquoi nous ferons intervenir dans cette étude les outils et les conceptions théoriques

des sciences sociales.

Enfin, pour ce qui est de l’ancrage « géographique » du sujet, il faut remarquer que la

majorité des voix militantes et théoriciennes de l’homosexualité se font entendre à Paris. Par

 

8 BOZON Michel, « Les significations sociales des actes sexuels », Actes de la Recherche en Sciences Sociales

(ARSS), numéro 128, juin 1999, pp.3-23.

 

conséquent, nous étudierons uniquement les acteurs et les discours sur l’homosexualité tels

qu’ils apparaissent et se constituent à Paris. En revanche, nous gardons dans l’intitulé de notre

mémoire, le terme de « France » pour deux raisons. D’une part, force est de constater le

« silence » des homosexuels en province pour la période que nous étudions, du moins

jusqu’aux années 1970 (puisque les premières régionalisations du mouvement homosexuel

apparaissent à ce moment-là avec les différentes sections du Front Homosexuel d’Action

Révolutionnaire puis les permanences des différents Groupes de Libération Homosexuels

dans les grandes villes de province) ce qui renforce l’idée de singularité du discours

« parisien ». D’autre part, les voix militantes parisiennes prétendent parler au nom de la

majorité et donner une extension universelle au concept d’homosexualité qu’elles tentent de

définir. Ainsi, c’est un discours « parisien » qui prétend parler au nom de la France que nous

prenons ici comme objet d’analyse, et par conséquent notre intitulé de mémoire est

pleinement justifié.

Dans une toute autre perspective, l’une des difficultés de notre travail sera d’utiliser

des termes identitaires comme « gay », « homosexuel », « hétérosexuel » dans des contextes

où leur signification n’est jamais la même suivant le moment chronologique que l’on prend

comme point de référence, ou suivant le milieu social que l’on se donne à analyser. Par

exemple, pour ce qui est des années 1950, où le partage des identités sexuelles est encore

marqué par le flou et l’indétermination, l’utilisation du terme « homosexuel » dans notre

étude, en dehors d’un certain milieu associatif qui l’emploie (comme le club Arcadie) se

révèle à la limite de l’anachronisme et nous devrons reconnaître que son utilisation n’aura de

valeur qu’opératoire.

Le concept même d’homosexualité suppose de nombreux efforts de clarification

analytique. Le concept peut recouvrir beaucoup de formes différentes de l’attirance affective

et sexuelle entre deux personnes de même sexe. Cette homosexualité peut-être innée ou

acquise. Elle peut être exclusive ou complémentaire avec une activité hétérosexuelle (on

retrouve cette seconde conception dans les pensées de GUERIN et de la revue Arcadie).

Concernant l’homosexualité masculine, elle peut aussi diverger quant à son objet : un autre

homme ou un jeune homme (ce qui rejoint la figure du pédéraste ; figure récurrente de la

littérature des milieux homosexuels). L’identification au genre qui sous-tend cette identité

sexuelle peut aller dans le sens d’une intensification (c’est la figure de l’homosexuel viril,

telle qu’on la retrouve dans l’imagerie « cuir » des années 1970) ou d’une subversion (avec la

figure de la « folle » qui affiche une effémination outrancière). Elle peut être sublimée ou

vécue : c’est par exemple la différence entre François MAURIAC qui avait des désirs

homosexuels qu’il vivait uniquement sur le mode platonique, et Daniel GUERIN qui assume

charnellement son attirance homosexuelle. Elle peut être enfin, soit « universalisante », soit

« minorisante ». Dans le premier cas, elle est définie comme un élément qui concerne tout le

monde (comme dans le discours de la psychanalyse qui considère l’homosexualité comme un

moment du déploiement du dispositif de la libido chez toute personne). Dans le second cas,

elle concerne uniquement une minorité d’individus (et auquel cas, elle peut être encore soit

innée soit acquise). Nous allons tenter, dans ce mémoire, d’accorder de l’importance à

chacune de ses spécifications. Pour clarifier notre objet de recherche, nous pouvons distinguer

trois grandes notions qui recoupent notre définition contemporaine de l’homosexualité9 : une

notion psychiatrique, une notion psychanalytique et une notion sociologique. L’homosexualité

comme concept est donc la conjonction d’une condition psychologique, d’un désir érotique et

d’une pratique sexuelle et sociale, où ces trois variables peuvent intervenir selon des intensités

diverses selon les cas auxquels le concept s’applique. Dans certaines situations, le concept

d’homosexualité peut être appliqué avec seulement deux voire une de ces variables.

Dans l’étude des discours tenus sur la question de l’homosexualité, il est possible de

faire ressortir quatre univers de discours différent, en simplifiant, au delà des multiples

modalités d’appropriation du sens et de compréhension d’un phénomène social par les

différents acteurs d’une société. On distinguera ainsi :

– les représentations de l’homosexualité dans la société en général telles qu’elles

transparaissent, par exemple, au sein de la Presse ou des courriers des lecteurs des périodiques

ayant relaté un fait divers mettant en jeu des références à l’homosexualité,

– les représentations de l’homosexualité chez les « homophobes » (pour employer un

néologisme contemporain10), c’est-à-dire certains députés (conservateurs ou gaullistes, pour la

plupart, mais pas uniquement), moralistes, politiques, etc. qui ont condamné publiquement

l’homosexualité dans des soucis de protection de la jeunesse ou des « bonnes moeurs » (on

retrouve ici la figure du « législateur français » que dénonce régulièrement de façon

véhémente la revue Arcadie dans les années 1960 ou 1970),

 

9 Nous résumons ici les réflexions de l’historien David HALPERIN dans l’article « Homosexualité » du

Dictionnaire des cultures gays et lesbiennes, sous la direction de Didier ERIBON, Larousse, 2003.

10 Cf l’article « Homophobie » du Dictionnaire des cultures gays et lesbiennes, sous la direction de Didier

ERIBON, Larousse, 2003. Et le récent Dictionnaire de l’homophobie, sous la direction de Louis-Georges TIN,

PUF, 2003.

 

– la mise en discours de l’homosexualité chez les homosexuels déclarés et militants (car les

seuls visibles), à travers les productions littéraires et théoriques des principaux Clubs et

associations se déclarant « homosexuels »,

– enfin, le discours noué sur l’homosexualité, chez les intellectuels homosexuels qui ont

encore une vision différente de par leur position réflexive et leur objectivation des

mouvements politiques ; dans ce dernier cas, parmi les nombreuses figures d’homosexuels

engagés sur ces trois décennies (Jean-Louis BORY, Guy HOCQUENGHEM, Michel

FOUCAULT) ou simplement d’auteurs émettant des réflexions sur la reconnaissance dans

leur production littéraire ( André BAUDRY, Roger PEYREFITTE, Yves NAVARRE, etc.),

nous en choisirons un : Daniel GUERIN, militant marxiste converti à l’anarchisme, passant

d’Arcadie au FHAR, traversant toute la période et la jalonnant de ses nombreux écrits

théoriques ou prises de position publiques. Il symbolise, dans son parcours biographique et

intellectuel, les transformations des représentations des homosexualités des années 1950 aux

années 197011. Il sera le pivot, l’étalon que nous convoquerons régulièrement dans

l’argumentation de notre mémoire.

Notre travail portera principalement sur les deux derniers univers de discours, ce qui

ne veut pas dire que nous nous priverons forcément de quelques incursions analytiques dans

les deux premiers champs discursifs. D’autant plus que nous étudierons le reflet de ces deux

champs dans les deux autres, c’est-à-dire d’une part la manière dont le discours militant

analyse et explique l’opinion du grand public sur la question de l’homosexualité, et d’autre

part la manière dont il déconstruit et comprend le dénominateur commun qui unifie les

représentations du discours « homophobe ».

Venons en maintenant à l’énonciation d’une problématique, car la recherche doit

toujours être orientée (et non conditionnée) par un corpus d’hypothèses de travail. Afin de

pouvoir trouver un fil directeur permettant de réunifier intellectuellement ces nombreux

discours pour leur donner une intelligibilité, nous avons effectué nos recherches en faisant

l’hypothèse du mécanisme suivant : le mouvement intellectuel qui formera notre axe de

recherche suivra un mouvement ternaire distinguant :

 

11 Frédéric MARTEL faisait déjà cette remarque (GUERIN est un symbole de l’évolution politique et culturelle

des milieux homosexuels de l’après seconde guerre mondiale aux années 1970) dans sa bibliographie du Rose et le noir ; les homosexuels en France depuis 1968, op. cit. et dans ses Matériaux pour servir à l’histoire des homosexuels en France (chronologie, bibliographie 1968-1996), 1996, Lille, Collection « Questions de genre », Cahier GKC (GayKitschCamp), n° 35.

 

l’essentialisation progressive d’une catégorie discursive (l’homosexualité comme identité sexuelle et subjective) sur un plan d’effort théorique de saisie de soi par des groupes se rassemblant et se réclamant de cette catégorie,

la transposition de cet ensemble de discours sur le registre de la politisation, ce qui a pour effet de réifier une fois pour toute cette identité essentialisée théoriquement,

– et la naturalisation de cette identité dans les pratiques sociales, ce qui crée des effets de réel et donc une nouvelle catégorie d’individus qui se réclament de cette identité.

Cette séquence ne constitue en rien une théorie mais simplement un système conceptuel qui a nous a permis de comprendre les différents documents d’archives que nous avons dépouillés. Cette séquence sera notamment relativisée par la distinction de différenciations de stratégies et de représentations selon les différents acteurs intervenant dans le champ des homosexualités. Il ne s’agit nullement d’appliquer ce schéma intelligible sur les faits et de chercher à les faire rentrer de force dans ce carcan problématique, mais au contraire

d’une construction conceptuelle générique qui mettra en évidence des différences, des

divergences et des voies plurielles dans la constitution de l’essentialisation de la catégorie

« homosexuel », et non un sentier d’évolution unique et monodirectionnel. Il conviendra de

donner un ancrage « local » (Paris) et « social » (différences de réception et de stratégies selon

les milieux) à cette hypothèse de recherche. Car « les catégories sexuelles s’inscrivent dans

une culture spécifique, c’est-à-dire dans un lieu géographique, un moment historique et un

milieu social »12. L’étude des catégories de perception de la sexualité (et de l’homosexualité)

suppose donc toujours « un travail infini de contextualisation sociale et culturelle »13.

Qui plus est, ce mouvement ternaire implique aussi une différenciation binaire entre

auteur et récepteur du discours théorique ou militant sur l’homosexualité (le théoricien ou le

militant qui énonce une catégorie qu’il présente comme une identité, et l’ensemble des

individus qui vont reprendre cette catégorie en l’appliquant à eux-mêmes et en naturalisant la

catégorie). L’essentialisation et la naturalisation ne peuvent être distinguées que dans une

dimension chronologique et dans le cadre d’une théorie générale de la communication

politique. Sinon, ces deux étapes sont confondues chez le même acteur (le théoricien qui

définit une catégorie d’homosexualité exclusive et se définit par là même comme homosexuel

exclusif en naturalisant dans cette saisie réflexive le concept qu’il a forgé). Cette dernière

 

12 BACH-IGNASSE Gérard, WELZER-LANG Daniel, introduction à Genre et Sexualités, Cahiers du

REGENSE, Paris, L’Harmattan, 2003.

13 BOZON Michel, « Sexualité, genre et sciences sociales. Naissance d’un objet », in Genre et Sexualités, op.

cit., p.21.

 

remarque montre que la séquence que nous proposons n’est pas une conclusion théorique

mais bien un outil analytique que nous mobiliserons en faisant jouer les différentes

articulations qu’elle propose sous toutes leurs dimensions explicatives et leurs possibilité de

compréhension.

– La définition concrète du sujet : le contexte d’intelligibilité (outils et supports d’analyse) :

Commençons par énoncer quelques remarques méthodologiques :

Nous nous plaçons, de par le choix de notre sujet, en majeure partie sur le domaine de

l’histoire culturelle. De fait, l’homosexualité des années 1950 et 1960 s’exprime

principalement sur le plan des lettres ou de la « revue littéraire et scientifique » qu’est

Arcadie : c’est donc essentiellement dans un espace intellectuel et symbolique que se jouent

les enjeux de construction d’une identité homosexuelle. Nous utiliserons pour cela les outils

de l’histoire des concepts et des débats intellectuels, par les méthodes traditionnelles du

commentaire de texte et de la contextualisation de la production d’écrits, à travers l’ensemble

des productions théoriques d’Arcadie, mais aussi dans les débats, conférences-débats,

interventions publiques, articles des milieux médicaux, religieux et politiques qui ont eu à

traiter et à débattre de la question de l’homosexualité. Mais pour autant, nous ferons des

incursions dans le domaine « concret » des réalités juridiques et policières de l’époque, avec

notamment, pour la première de ces dimensions, une étude de la constitution et des

implications des ordonnances de 1945 et du sous-amendement MIRGUET de 1960 qui

institutionnalisent l’incrimination juridique de l’homosexualité, d’abord circonstanciée puis

en elle-même. Pour la seconde, nous ferons une étude de la répression et de l’oppression liées

à la surveillance policière sur les milieux homosexuels. Pour ce qui est du discours social sur

les homosexualités des années 1970, les aspects politiques et concrets des manifestations des

homosexuels sur la scène publique ont déjà été bien traités par Frédéric MARTEL dans Le

Rose et le Noir14. Par conséquent, nous nous attarderons davantage sur l’ensemble des figures discursives et des éléments identitaires définis et diffusés par les principaux textes (ouvrages de réflexion, tracts, presse militante) produits et diffusés à l’époque.

Nous tâcherons donc de cerner les exigences de traitement méthodologique relatives

aux principaux regards à mobiliser pour étudier notre champ, à savoir une histoire des idées et une histoire des mentalités.

 

14 MARTEL Frédéric, Le Rose et le Noir ; les homosexuels en France depuis 1968, op. cit.,. Voir la première

partie : « La Révolution du désir (1968-1979) » , pp.27-183.

 

En mobilisant le prisme de l’histoire des idées, nous nous référons alors à une

conception « active » de la construction d’un socle théorique légitimant l’idée d’identité

homosexuelle : il s’agit alors d’étudier les stratégies « conscientes » des différents théoriciens

de l’homosexualité, en termes d’emprunts, d’instrumentalisation ou d’utilisation. Ces auteurs

puisent dans le répertoire de figures théoriques existantes des éléments qu’ils souhaitent

mettre au service de leur projet. Il nous faudra donc aussi étudier les motifs qui poussent à la

revendication.

En outre, en mobilisant le prisme d’une histoire des mentalités, nous entrons ici dans

une conception « passive » de la construction d’un socle théorique soutenant l’expression

d’une identité homosexuelle Il faut, sous cet angle là, étudier les mécanismes qui font que les

figures passent dans des espaces inconscients au stade individuel ou au stade collectif. Il

faudra alors cerner les stéréotypes, les figures récurrentes, les amalgames socialement

construits et individuellement reconduits.

Le principal obstacle à ce type de travail est de constamment objectiver le point de vue

théorique de l’auteur étudié pour bien concevoir qu’il s’agit d’un point de vue singulier

énoncé sur un phénomène à partir d’une certaine position « historique » et sociale. Il ne faut

donc pas prendre la partie pour le Tout ; le point de vue subjectif pour la totalité objective.

Nous centrant sur l’étude des discours, nous adopterons donc une posture

méthodologique proche de celle de l’Ecole du Linguistic Turn. Nous reprendrons donc à

notre compte sa proposition principale qui est que « toute réalité est médiatisée par le langage

et les textes, donc toute recherche historique est dépendante de la réflexion sur le discours »15.

Le Linguistic Turn a par ailleurs influencé la réflexion historique sur le genre, en montrant la

dimension performative des discours tenus sur le genre ou la sexualité sur la perception des

rôles sociaux et sexuels16. Cette dimension de la performativité des discours est aussi une

intuition centrale des Gay and Lesbian Studies, comme l’ont démontré les travaux d’Eve

KOSOFSKY SEDGWICK17, qui montre l’inscription dans le champ de la linguistique des

interdits sociaux et moraux que la société fait peser sur l’homosexualité, et de Judith

BUTLER18, qui montre la théâtralité des rôles sexuels et des genres qui donnent, par

performativité et itération, la forme des catégories sociales et mêmes biologiques (qui ne sont

que des catégories linguistiques).

 

15 La Citation est extraite (et traduite) des Actes du colloque (par ailleurs fondateur du courant du Linguistic

Turn ): « Modern European Intellectual History . Reapproprials and New perspectivs »par Dominik LA CAPRA

et Steven KAPLAN, 04 / 1980. Colloque de Cornell, des partisans de « l’Ecole de Cambridge ».

16 SCOT Joan, Gender and the politicis of history, Cambridge, 1988.

17 SEDGWICK KOSOFSKY Eve, Epistemology of the Closet, 1991, Columbia.

18 BUTLER Judith, Gender Trouble, 1990, Routledge.

 

Enfin, nous reprendrons l’appareil théorique de l’histoire des genres (dans la tradition

universitaire américaine des Gender studies). Nous utiliserons notamment la distinction

conceptuelle majeure, que font les historiens et sociologues du gender, entre le genre, le sexe et la sexualité. Le premier terme renvoie à l’identité sexuelle et à l’hexis comportemental se construisant en rapport avec cette identité sexuelle ; cette identité se créant sur une distinction entre le masculin et le féminin, non perçus comme manières d’être antinomiques et marquées par l’exclusion mutuelle, mais comme des traits pouvant se mêler selon des intensités diverses dans des combinaisons variables. Le second se rapporte au sexe biologique et à la dichotomie anatomique et naturelle. Le troisième terme renvoie à la pratique sexuelle effective. Celle-ci s’opère au gré des instincts et des pulsions sans que sa forme soit nécessairement exclusive et influencée par le genre (ainsi, dans cette perspective, peut-on comprendre, par exemple, le fait qu’un homme marié puisse entretenir un amant ou qu’un ouvrier, par ailleurs ayant une activité sexuelle avec des partenaires féminins, et étant parfaitement « viril », puisse coucher avec Daniel Guérin). C’est à partir de cette triple distinction que les historiens des

homosexualités, comme George CHAUNCEY, expliquent la naturalisation de la division

homosexualité / hétérosexualité19. La problématique de l’essentialisation et de la virilisation

du monde homosexuel, progressives après 1945, s’explique dans cette conception par un

double mouvement : d’une part une radicalisation progressive du genre en deux catégories

s’excluant désormais mutuellement, et d’autre part, une lente assignation du genre sur la

sexualité ; assignation qui, d’accidentelle, finit par devenir naturelle.

Les Sources :

L’un des problèmes principaux d’une histoire de l’homosexualité réside dans la

délimitation des sources. Il n’existe pas en France, contrairement au Canada, de conservatoire

national pour les archives ayant trait à l’histoire de l’homosexualité20. Notons, au passage, que

qu’une pareille structure ne se justifie pas car elle témoignerait d’une confusion entre la

spécification d’un centre d’archives (classement fonctionnel des archives par provenance) et

celle d’un centre de documentation (classement fonctionnel des archives par thématique).

Nous avons, pour notre sujet, dépouillé plusieurs fonds.

 

19 CHAUNCEY George, op. cit.. Voir plus particulièrement la première partie et le chapitre “L’invention des

identités pédés et l’apparition de l’hétérosexualité dans la culture bourgeoise”, pp.129-167.

20 Le projet, un temps porté par la Mairie de Paris, est actuellement gelé.

 

Le Fonds Daniel GUERIN de la section « Archives » de la Bibliothèque de Documentation Internationale Contemporaine (BDIC) de Nanterre. Le fonds est particulièrement dense et riche pour ce qui est de la perception sociale de l’homosexualité pour les années 1950 jusqu’au début des années 1980. En plus des articles et des correspondances qui entourent la parution des ouvrages de Guérin sur la sexualité (et l’homosexualité), il compte de nombreuses coupures de la presse généraliste, issues de Libération ou du Monde. Daniel Guérin a été un observateur des transformations de la place et de la définition de l’homosexualité dans la société française. Il fut aussi un acteur qui fit se rencontrer dans nombre de ses interventions différents discours portés sur la sexualité. Il modela aussi le paysage théorique des processus de constitution de l’identité homosexuelle. Plusieurs cartons spécifiques regroupent des documents ayant trait à la sexualité. D’autres informations relatives à notre sujet sont présentes, de manière beaucoup plus disséminée dans d’autres cartons de cet immense fonds. Par ailleurs, la totalité des œuvres de Guérin (de ses ouvrages phares jusqu’à la moindre de ses présentations lors de conférences) est consultable au sein de la section « Ouvrages » de la BDIC.

Le Centre de documentation sur les sexualités plurielles (librairie associative

GayKitschCamp), centre GKC de Lille. Cette librairie, qui dispose d’une salle d’Archives

consacrées à l’histoire des homosexualités, se revendique d’être, pour l’instant en France, le

seul centre recensant des archives gaies et lesbiennes (sachant qu’il n’existe en France aucun

centre d’archives spécialisé dans les études homosexuelles et que le projet, un temps porté par

la Mairie de Paris, de constituer un Conservatoire national pour ce genre spécifique d’archives

n’a pas encore abouti). Outre de nombreux écrits de toutes les époques sur les

homosexualités, la librairie dispose de plusieurs cartons de périodiques et de revues

homosexuelles, dont un vaste échantillon de plus d’une centaine de numéros d’Arcadie de

1954 à 1982, les premiers numéros du journal Gai Pied et de la revue Masques. Le

dépouillement de l’ensemble de ces périodiques émanant de milieux homosexuels constitue

donc notre deuxième champ d’archives. Ils permettent de cerner les contours des

représentations de l’homosexualité au sein même des groupes qui s’en revendiquent plus ou

moins explicitement. La librairie dispose également d’une vidéothèque qui recense de

nombreux documentaires sur Daniel Guérin et sur les homosexualités (comme des documents

des années 1970 filmant les réunions du Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire).

– La littérature militante et théorique des années 1970 (dépouillée aussi bien à la BDIC qu’à

la librairie GKC, ou que sur un site Internet « Le Séminaire gay », site existant depuis

1998 qui numérise de nombreuses archives concernant l’histoire des homosexuels) : les

ouvrages de Guy HOCQUENGHEM, de Jean-Louis BORY, les périodiques du FHAR (Front

Homosexuel d’Action Révolutionnaire) tels que Le Fléau social, L’Antinorm ou Gulliver de

1972, ou encore Homophonies, le périodique du CUARH (Comité d’Urgence Anti –

Répression Homosexuelle) de 1980, les revues de presse du GLH-PQ (Groupe de Libération

Homosexuelle – Politique et Quotidien) du milieu des années 1970, le journal Gai Pied ou la

revue Masques, mentionnés ci-dessus, de 1979. Ces productions témoignent de la progressive politisation de la question homosexuelle.

– Nous avons dépouillé la Presse (dans le fonds des périodiques de la BDIC mais aussi sur les moteurs de recherche « archives » des sites Internet des quotidiens de la presse généraliste)

des grands journaux (Le Monde, Libération, Le Nouvel Observateur).

– La mobilisation de sources autres qu’écrites s’est faite autour d’une filmographie (les films qui mettent en scène des représentations de l’homosexualité) : celle-ci ne peut être que non exhaustive en raison d’une pluralité de productions cinématographiques en trois décennies et de l’absence d’inventaire connu répertoriant les films en fonction de leur rapport au critère homosexuel. Nous sommes donc partis de la filmographie qu’a déjà esquissée Frédéric MARTEL dans ses Matériaux et à la fin du Rose et le Noir, et nous l’avons complétée en fonction des films que nous avons pu trouver au cours de notre recherche. Mentionnons ainsi arbitrairement comme exemples Les Amitiés particulières de Jean DELANOY (1964), Les Damnés de VISCONTI (1969), La Cage aux folles d’Edouard MOLINARO (1978), Race d’Ep de Lionel SOUKAZ (1977, avec un aspect de documentaire)…

– Sur le plan du témoignage oral et de l’entretien, nous avons mobilisé un témoin qui fut un

acteur des transformations de l’homosexualité dans les années 1970, en la personne de Patrick

CARDON, qui est actuellement le directeur de la librairie GKC, militant actif depuis les

années 1970, ancien membre du FHAR, et qui fut l’un des principaux acteurs d’un évènement

qui marque la politisation de l’homosexualité et la réification de l’idée d’identité

homosexuelle, à savoir sa présence en tête d’une « liste homosexuelle » présentée lors des

municipales d’Aix en Provence en 1977 et d’une autre liste « homosexuelle » pour les

législatives de 1978. Ces listes firent parler d’elles dans les médias. S’agissant de la seule

personne interrogée, les propos recueillis ne peuvent bien évidemment pas faire l’objet d’une

généralisation mais peuvent néanmoins être mobilisés en tant qu’exemples singuliers d’une

situation et exemples d’une perception subjective des faits (sous la forme du récit de vie).

– Les limites du sujet : thèmes et angles d’approches retenus :

Notre perspective de recherche est de montrer que les aspects concrets des modes de

fonctionnement du monde homosexuel et de « la vie homosexuelle » dépendent de la manière

dont ses principaux acteurs conçoivent et définissent leur propre homosexualité et que la

manière dont celle-ci est spécifiée modifie le rapport au monde des individus. L’angle

d’approche est donc essentiellement intellectuel et culturel. Ces motifs intellectuels et

théoriques peuvent être instrumentalisés dans une dimension politique ; de même, a contrario, ces constructions intellectuelles peuvent être dépendantes d’intérêts politiques et de stratégies sociales et politiques.

Deux modalités, l’une théorique, l’autre pratique, nous ont amené à modifier la forme

du sujet et à restreindre nos analyses à l’unique homosexualité masculine. En effet, du point

de vue du mode subjectif de construction de sa propre sexualité et identité sexuelle, les

rapports à l’objectivation de son homosexualité diffèrent selon les hommes et les femmes, en

raison du rapport au genre et aux attributs dont il est paré dans les représentations socialement

partagées des caractéristiques masculines et féminines : les exemples de revues mixtes comme

Masques et Homophonies des années 1970-80 témoignent, dans leurs chapitres consacrés aux théorisations de l’identité, d’une certaine confusion, voire de divergence totale entre

homosexuels et lesbiennes quant à la définition de la catégorie « homosexualité » et à ses

implications politiques. Sur ce point, dans son introduction à Gay New York, George

CHAUNCEY reconnaissait que l’on ne pouvait se consacrer qu’à l’étude de certaines

homosexualités (masculines ou féminines), si l’on voulait restituer avec le maximum de

précision toute la phénoménologie nécessaire à l’étude des modes de construction de soi et

d’une identité de groupe. L’autre modalité, pratique celle-là, qui nous a amené à trancher le

noeud gordien en faveur de l’homosexualité masculine est le difficile recensement des sources

relatives au lesbianisme : les associations ont un caractère moins structuré, les traces sont

moins nombreuses, et même si les associations des années 1970 (Les Gouines rouges, la

branche lesbienne du MLF) marquent par leur esprit de groupe et leur détermination politique,

on ne trouve de réelles associations structurées, avec des publications denses et régulières, que

du côté des homosexuels, avec la revue Arcadie notamment.

 

La dynamique et la présentation du sujet : le plan adopté

En raison de la dimension culturelle de notre objet, il nous est difficile d’adopter un

plan chronologique, puisque l’histoire culturelle réside dans l’étude des arrière-fonds mentaux

et des modes particuliers de disposition des connaissances qui agissent sur des temporalités

différentes de celles des pratiques sociales et politiques. Nous allons tenter de recenser un

certain nombre de figures discursives récurrentes, et leur transformation dans le temps long

des mentalités. Par conséquent, nous adopterons un plan thématique par lequel nous

étudierons l’essentialisation de la catégorie « homosexuel », la politisation des registres de

discours des milieux homosexuels et, en conséquence, leur insertion lente dans l’espace

public et politique de la société française.

Avant d’énoncer le plan, il convient de justifier le choix des bornes chronologiques de

notre étude. Comme notre objet de recherche relève d’une problématique culturelle, le choix

d’une date précise a toujours un aspect arbitraire car les représentations culturelles évoluent

dans des temporalités différentes que celle de la chronologie « politique » et factuelle.

Cependant, nous avons pris comme bornes 1952 et 1982 ; deux dates que nous allons justifier

de manière externe et interne. La première justification renvoie à l’idée que notre objet de

recherche se déploie dans un univers qui est un sous-ensemble d’une évolution plus générale ;

la seconde à l’idée que cet univers auquel la recherche a donné forme admet lui-même des

frontières clairement identifiables. Le choix de 1952 n’admet, en réalité, pas vraiment de

justification externe (l’article 331-3 du Code pénal sur lequel nous reviendrons pour ce qui est

de la discrimination juridique est en vigueur depuis 1945) si ce n’est le contexte d’ordre moral

qui caractérise la France de l’après-guerre. En revanche, de manière interne, 1952 est l’année

de parution du journal Futur que nous étudierons. C’est pourquoi nous préférons prendre

1952 plutôt que 1954 (qui est l’année du lancement d’Arcadie qui occupera une place centrale dans notre étude). Quant à la date de 1982, elle renvoie, de manière externe à l’abrogation de l’article 331-3 devenu 331-2 du Code pénal par le Garde des Sceaux Robert BADINTER, et, de manière interne, à la dissolution d’Arcadie. Le choix de ces deux dates permet donc de donner une unité et un sens à l’univers historique que nous allons analyser.

En premier lieu, nous étudierons tout d’abord la définition progressive de l’identité

homosexuelle, c’est-à-dire le lent passage d’une conception plurielle et non-exclusive à une

pratique unifiée et exclusive, via l’essentialisation progressive d’une catégorie discursive

(Partie I). Nous y aborderons la problématique de la réflexion sur l’identité, des imaginaires

homosexuels et des efforts de définition et de classification des homosexualités de la part des

homosexuels militants selon les contextes et les objectifs politiques, sociaux ou théoriques.

Cette partie sera très conceptuelle et reposera principalement sur l’analyse des textes

théoriques des revues et des productions militantes.

Par la suite, nous nous pencherons sur les évolutions du Monde homosexuel et le

passage d’une logique de l’acceptation de la répression à une logique de sortie assumée du

« placard » (Partie II). Nous évoquerons l’impact des représentations de l’homosexualité

véhiculées par le Droit sur les milieux homosexuels, la capacité de résistance de ces milieux

face à une répression policière et juridique très importante et les différents mouvements

« rhétoriques » de défense de l’homosexualité de la part des théoriciens homosexuels de leur

propre sexualité et de leur propre rapport à la société française.

Ensuite, nous nous attacherons à décrire et à comprendre les liens entre homosexualité

et politique, c’est-à-dire la politisation progressive du registre de langage et des pratiques des

groupes homosexuels (Partie III). Nous tenterons de saisir la mesure de l’influence des

discours marxistes et des thèmes libertaires dans le discours théorique sur les homosexualités,

la structuration progressive d’un mouvement politique homosexuel et, bien sûr, l’éclosion de

voies divergentes à ce sentier de politisation « gauchiste » et activiste.

Enfin, nous analyserons les rapports entre homosexualité et société, et plus

précisément les demandes sociales d’un groupe désormais unifié et revendicatif dans les

années 1970 (Partie IV). Cette partie fera l’objet d’une étude de la hausse de la sensibilité des

milieux homosexuels à la répression, de leur demande croissante de reconnaissance et de

protection, des relations entre les homosexuels et les partis politiques de Gauche et enfin de

l’émergence d’un discours de défense de la pédophilie et de libération de la sexualité des

mineurs.

 

Les remarques sur la forme et la typographie du texte :

Enfin, il faut souligner qu’il a été fait dans ce mémoire un usage important des

citations. De fait, celles-ci permettent de reconstituer au mieux le climat de l’époque et des

situations historiques que nous nous sommes donnés comme objet de recherche. Elles

permettent de pénétrer au coeur même du processus de genèse des représentations. La question du vocabulaire (utilisé par les acteurs mêmes des situations analysées) est primordiale dans toute étude sur l’homosexualité, comme nous l’avons souligné dans cette introduction. Elle cerne les nuances identitaires et les « effets de réel » des discours. La réflexion sur les catégories de la linguistique doit passer par la référence concrète aux propositions (langagières) qui forment la matrice des représentations culturelles. C’est pourquoi, le recours fréquent aux citations nous a paru indispensable. Les notes de bas de page renvoyant à ces citations sont les plus complètes possibles (avec mention du fonds d’archive où il est possible d’avoir accès à la source dont la citation est issue).

Le plan adopté est thématique. Cependant, en raison de la grande différence de ton qui

sépare les deux univers de discours militants différents autour de la césure de mai 68, on

retrouve, dans l’architecture globale du mémoire, une séparation entre l’avant et l’après

1968-1971 (révolution étudiante et sexuelle, naissance du FHAR). Celle-ci apparaît entre les

deux premières parties et les deux suivantes. Mais cette distinction entre ces deux moments

chronologiques n’est pas systématique, et elle dépend de l’objet d’étude que le chapitre s’est

donné.

Nous avons décidé de faire apparaître systématiquement les noms propres en

majuscules. Cette convention typographique nous a paru contribuer à une plus grande lisibilité

des propos. D’autant plus que le corps des annexes n’est pas pourvu d’un Index de noms. Ce

choix d’écriture permet ainsi au lecteur de revenir sur tel ou point a posteriori en visualisant

plus rapidement quelques noms sur la page en guise de points de repère.

Enfin, l’appellation « homosexuel(-le) » accolée à un acteur (écrivain, penseur,

association, acteur politique, personnage, etc.) ne signifie pas forcément que cet acteur se

considérait comme tel (tout dépend de ses propres convictions sur le rapport à l’identité

homosexuelle).

 

Première partie

La définition de l’identité homosexuelle : du polymorphisme à la pratique exclusive ; l’essentialisation progressive d’une catégorie sexuelle.

« Ces observations confirment les propos tenus dans mon interview, à savoir l’aisance avec

laquelle, dans ma jeunesse, pouvaient se nouer des rapports physiques avec de jeunes

travailleurs qui n’étaient pas des « invertis » et couraient les femmes. Pourquoi les choses ontelles

changé ? D’abord parce que l’accès des jeunes filles est beaucoup plus aisé qu’autrefois,

et surtout parce que les jeunes travailleurs ont emprunté à la Bourgeoisie (petite et grande) sa

morale anti-pédé, enfin parce que ce sont les homosexuels eux-mêmes qui se sont enfermés

dans un ghetto et se sont voulus exclusifs, intimidant ainsi ou rebutant les jeunes mâles

d’origine ouvrière. »

Daniel GUERIN,

Commentaire sur un extrait des Etudes de psychologie sexuelle (1908) de Havelock ELLIS21.

 

Chapitre I

Les réflexions sur l’identité : la conscience de soi « homosexuelle »

 

21 Allocution prononcée lors de l’Université d’été des Homosexualités à Marseille le 10 août 1979 (Archives :

fonds Daniel Guérin, BDIC, carton Folio delta 721 / 15 / A, dossier 9).

 

L’identité homosexuelle est une notion complexe à définir. Si l’homosexualité peut se

définir comme l’attirance sexuelle et amoureuse pour une personne du même sexe22, l’identité

homosexuelle (que de nombreux discours militants tentent de recouvrir durant la période que

nous étudions) renvoie quant à elle au caractère permanent et fondamental d’une personne ou

d’un groupe qui est ou se déclare « homosexuel ». Or cette identité n’est pas fixe et stable.

Les travaux universitaires sur le genre montrent que la sexualité est profondément culturelle

(« « La sexualité comprend des significations, des pratiques et des relations », Michel

BOZON23) et que, par conséquent, elle est soumise aux changements et à la modification de

ses dispositifs. Elle peut donc faire l’objet d’une analyse historique. De fait, depuis le début

des années 1950 jusqu’à aujourd’hui, l’identité homosexuelle a évolué et s’est même

radicalement transformée. De l’homophile du mouvement Arcadie au gay des mouvements

culturels « camps » des années 1970, l’identité homosexuelle s’est déclinée à travers plusieurs

registres de discours à savoir les discours associatif, culturel et politique. Devenant peu à peu

identité de groupe dans les années 1950 et 1960 (elle l’était déjà avant-guerre24, mais cette

tendance se renforce en réaction à un dispositif juridique qui stigmatise l’homosexualité

comme « fléau social »), elle devient identité politique dans les années 1970 (pour une partie

des mouvements homosexuels certes, mais pour la partie la plus visible). Peu à peu,

l’homosexualité fonde son style de vie et sa propre culture ; durant ce processus de réification,

d’une partie elle devient un Tout dans la définition de la personne ayant une activité

homosexuelle. Ce mouvement d’essentialisation, nettement affiché dans les années 1970 avec

l’essor de ce l’on appelé la « communauté homosexuelle » ou « le ghetto homosexuel »,

trouve en réalité ses prémisses dans le discours militant et théorique des deux décennies

antérieures. Ce discours, dont nous allons analyser la genèse et les transformations, a produit

des effets sociaux. Comme le constate Michaël POLLAK en 1982, ce discours, « appartenant

à l’univers des discours légitimes sur la sexualité, […] n’intervient pas seulement dans la

définition sociale de l’homosexualité, mais il accroît l’importance du facteur « sexualité »

 

22 Et déjà Florence TAMAGNE, dans l’introduction de son Histoire de l’homosexualité en Europe (1919-1939)

(Seuil, 2000) fait remarquer que cette simple proposition est en elle-même problématique : s’agit-il d’une

attirance exclusive ou complémentaire à une attirance hétérosexuelle ? Résulte-t-elle d’une conversion ou d’une

tendance naturelle ? (pp.9-19)

23 « Sexualité, genre et sciences sociales. Naissance d’un objet », in Genre et sexualités (sous la direction de

Gérard IGNASSE, 2003, cahier du Régense).

24 Se reporter aux travaux de Florence TAMAGNE pour une étude de la vie homosexuelle dans l’Entre-deux-guerres.

 

pour la classification multidimensionnelle de toute personne »25. C’est le fil directeur de cette

essentialisation identitaire que nous allons suivre dans ce chapitre.

Auparavant, rappelons que l’historiographie traditionnelle des homosexualités établit

une distinction majeure entre l’approche dite « constructiviste » et l’approche dite

« essentialiste » pour ce qui est du problème méthodologique que pose l’appréhension de

l’identité homosexuelle. La première, héritière des travaux de FOUCAULT26, met l’accent sur

l’évolution des dispositifs de connaissance de la sexualité et montre que l’homosexualité, dans

la définition courante d’aujourd’hui, est une construction socio-culturelle récente. Produite

par une extension sociale du discours médical du XIXème siècle, elle se comprend dans le

prisme du couple hétérosexualité / homosexualité ; grille de lecture restrictive qui fait passer

sur le long terme la pratique sexuelle homosexuelle au stade d’identité sociale puis à celui

d’identité subjective. La seconde, nettement moins utilisée par les historiens de

l’homosexualité, même si elle compte certains promoteurs comme John BOSWELL27, part du

postulat d’une certaine universalité et atemporalité de la « conscience de soi homosexuelle »

qui forme un noyau dur perceptible au sein de représentations de la sexualité qui varient

néanmoins selon les contextes et les époques. Cette distinction canonique est en réalité factice

et la meilleure compréhension des phénomènes homosexuels est de faire dialoguer les deux

angles d’analyse : les univers culturels qui enchâssent la pratique homosexuelle (l’homophiliedu groupe Arcadie, la culture libertaire et « reichienne » du FHAR et du GLH, la culture camp des associations gaies de la fin des années 1970) sont des constructions historiques et

singulières qui sont perçues comme essentielles du point de vue subjectif de l’acteur qui les

investit. De même, on peut considérer que les modes phénoménologiques de construction et

de maintien du « soi » homosexuel entre la sphère privée et la sphère publique, confrontés à

une répression morale et sociale reconduite à toutes les époques selon des intensités variées,

tendent à suivre des mécanismes similaires de constitution d’une conscience collective de soi

(autrement dit d’une culture), à condition de ne pas les « traiter comme des instances

anthropologiques ou des invariants transhistoriques »28. C’est à l’aide de ces outils

méthodologiques que nous allons donc tenter de restituer cette généalogie de la conscience de

soi homosexuelle et de l’idée d’essence de l’homosexualité.

 

25 POLLAK Mickaël, « l’homosexualité ou le bonheur dans le ghetto ? », in Sexualités occidentales

(Communications, n°35, EHESS).

26 FOUCAULT Michel, La volonté de savoir, Tome I de l’Histoire de la sexualité, 1976.

27 BOSWELL John, Christianity, Social Tolerance, and Homosexuality : Gay People in Western Europe from

the Beginning of the Christian Era to the Fourteenth Century, 1980, Chicago, University of Chicago Press.

28 Michel FOUCAULT, à propos des postulats méthodologiques de BOSWELL, cité par ERIBON Didier (in Les

études gays et lesbiennes, centre Pompidou, 1997).

 

Enfin, il faut remarquer que nous prenons nos exemples dans la littérature militante et

que par conséquent, les modes de conceptualisation de l’homosexualité reflètent avant tout

l’univers mental des individus qui appartiennent à ces réseaux militants et qui parlent au nom

de tous les homosexuels. Et, pour être pleinement rigoureux, il n’est pas sûr qu’il y ait une

bijection parfaite entre ces discours « officiels » et les multiples discours individuels tenus par

les personnes homosexuelles disséminées de part et d’autre de la société française à la même

période. Il n’empêche que ce discours « officiel » demeure le seul discours homosexuel

dominant et qu’il est celui que s’appropriera la mémoire du mouvement gay à partir des

années 1970-1980, quand les militants gays de cette époque construiront leur rhétorique

politique et culturelle en puisant dans le répertoire de figures militantes que leur offrent les

décennies antérieures. En outre, si l’univers des pratiques homosexuelles est multiple et

complexe car social et humain, il convient de désigner l’espace de ces pratiques comme celui

des « homosexualités » (où le pluriel marque le respect de la pluralité de la réalité sociale).

Néanmoins, nous emploierons le plus souvent le terme d’ « homosexualité » (au singulier)

quand il s’agira de décrire des discours théoriques à dimension généralisante pour lesquels se

joue la compréhension de l’essence et de la détermination causale de cette spécificité sexuelle.

 

  1. I) Le discours de Futur et d’Arcadie : une logique de regroupement associatif et

identitaire qui accentue la dimension de l’homosexualité vue comme essence.

Les années 1950 sont marquées par une réelle « invisibilisation » du monde

homosexuel29. La révolution sexuelle des années 1960 amènera une mise en discours sans

précédent de la sexualité dans les sociétés contemporaines. Mais, pour ce qui est de la

décennie antérieure, l’absence de grande enquête sociologique (en France) sur la sexualité, le

manque de regard introspectif que la société porterait sur elle-même (l’heure n’est pas encore

aux « problèmes de société » qui caractérise la société post-moderne), le conformisme moral

et « petit-bourgeois » de la société de la IV République, le poids important de l’institution

religieuse et de la religion catholique sur la structuration des normes sociales et morales, font

que les questions sexuelles sont souvent éludées et passent au second rang. La morale

religieuse enchâsse la vie amoureuse et sexuelle : centralité du mariage comme moment

charnière et socialement valorisé de l’existence, condamnation de la sexualité hors-mariage,

 

29 Il existait néanmoins de nombreuses associations privées et plus ou moins confidentielles. Le Verseau fut par

ailleurs un groupe homosexuel plus ou moins secret qui organisait des réunions privées entre ses membres,

généralement membres des classes moyennes ou des classes aisées de la société française. Pour plus

d’informations, se reporter à l’article « Verseau (le) » d’Olivier JABLONSKI, dans Le Dictionnaire des cultures gays et lesbiennes, sous la direction de Didier ERIBON, Larousse, 2003.

 

mise en valeur du modèle hétérosexuel monogame… Cette séquence constitue le substrat de

la norme « morale » dominante. La sexualité est alors un sujet tabou, comme le note Daniel

GUERIN, dans sa réflexion générale sur la sexualité : « Le Français est probablement

l’individu au monde avec lequel il est le plus impossible de discuter les questions sexuelles ; il

se dérobe par un bon mot ; cela le soustrait au prosélytisme du puritain, mais l’empêche de

s’intéresser à une réforme de la liberté sexuelle »30.

Les homosexuels ne bénéficient donc pas d’un contexte qui leur permettrait

d’exprimer publiquement leur spécificité (et d’ainsi lutter contre la répression juridique,

policière et morale dont ils font l’objet et que nous détaillerons ultérieurement). Par

conséquent, une étude des discours « homosexuels » de la période repose sur un corpus assez

étroit de sources militantes. Aussi, Arcadie apparaît réellement comme le pôle militant de la

période (et ce jusqu’en 1982). Sa conception « petit-bourgeoise » (comme le disait Daniel

GUERIN) de l’homosexualité, son obsession de la respectabilité et de la retenue en matière de

désir sexuel et son souci de faire jouer l’homosexualité sur un plan intellectuel (littéraire,

scientifique, philosophique et artistique) et non sur un plan politique marqueront longtemps

les représentations militantes de l’homosexualité en France avant que le modèle américain et

la grille de lecture marxiste-libertaire ne fassent leur irruption avec les militants du Front

Homosexuel d’Action Révolutionnaire en 1971. Arcadie posera les bases d’une possibilité de

conscience de groupe homogène « passif » avant que d’autres mouvements viennent y inscrire

une conscience de « classe » active. Enfin, Arcadie n’est pas le seul mouvement, ni la seule

revue homosexuelle dans le paysage « homosexuel » des années 1950 : d’autres journaux

comme Juventus ou Futur proposent aussi des retranscriptions des conditions de vie des

homosexuels et des retours réflexifs sur l’homosexualité, en imposant d’ailleurs des modèles

alternatifs à celui d’Arcadie.

 

1) L’homophilie « respectable » d’Arcadie.

Nous allons étudier maintenant la manière dont le club Arcadie définit

l’homosexualité comme identité sexuelle et psychologique, c’est-à-dire dans une perspective

individuelle.

Arcadie naît en 1954. Le mouvement est à l’initiative d’André BAUDRY, ancien

séminariste et professeur de philosophie. Une grande originalité de ce mouvement est que le

club ne se distingue absolument pas de la revue (Arcadie, revue littéraire et scientifique à

 

30 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 15 / D, pochette « les Français et la question sexuelle ».

 

parution mensuelle) qui lui est consubstantielle31. Cette caractéristique, importante, montre

que la logique de regroupement associatif est indissociable d’un projet d’expression littéraire

et théorique. L’approche de l’homosexualité y gagne en intellectualité et se joue

essentiellement sur un plan discursif et réflexif. La priorité est donnée à la question du

« pourquoi ? » et les articles de la revue tentent d’énoncer et de classer les explications du

fondement du caractère homophile et de ses déterminants (physiologiques, psychologiques,

scientifiques, psychanalytiques, sociaux, historiques), comme de la discrimination policière et

sociale. En revanche, peu d’articles évoquent la question du « comment ? » ; de la manière

dont il faut gérer les contraintes faites aux homosexuels. Il s’en détache une image « passive »

mais « réflexive » de la figure de l’homosexuel, acceptant la condition qui lui est faite, mais

constamment attaché à la réflexion sur lui-même. L’homosexuel d’Arcadie ne veut pas

participer d’un mouvement politique quelconque ou à un mouvement de revendication des

droits des homosexuels (mais la revendication politique de l’homosexualité appartient à un

modèle d’action davantage « américain » et qui n’est pas encore relayé auprès des

homosexuels français) : BAUDRY refuse à tout prix la « politisation ». Il refusera d’ailleurs

qu’Arcadie soit « parrainée » par des associations étrangères ou internationales.

La revue connaîtra un large succès auprès du public homosexuel, et ce, malgré les

contraintes sociales et juridiques qui se posent sur son parcours : en janvier 1954, la revue est

interdite à l’affichage et en 1955, BAUDRY est convoqué par la brigade mondaine.

BAUDRY interprète cela une véritable volonté d’entrave à l’action d’Arcadie32. Plusieurs

procès, que nous détaillerons ultérieurement, sont faits à Arcadie pour des raisons d’outrages

aux bonnes moeurs. BAUDRY en fait le récit, de manière a posteriori, en 1982 dans un

ouvrage d’introspection sur son « aventure »33. C’est d’ailleurs pour échapper à ces

contraintes que BAUDRY crée en 1957 le Club Littéraire et Scientifique des Pays Latins

(CLESPALA), administrativement répertorié comme une société commerciale SARL et non

une association de loi 1901 pour éviter d’être attaqué pour outrage aux bonnes moeurs et

incitation à la débauche. Le Club et la revue, de référence pendant les années 1950 et 1960,

seront vertement critiqués dans les années 1970 par les nouveaux mouvements gauchistes

homosexuels puis disparaîtront en 1982. Au niveau de la cartographie sociale du mouvement,

 

31 Pour plus de détails concernant l’historique de la revue et du Club, se reporter aux ouvrages de Jacques

GIRARD (Le Mouvement homosexuel, Syros, 1981), relatant une histoire peu rigoureuse (les sources sont

rarement mentionnées) mais vécue « de l’intérieur »), au chapitre « Arcadie 54 », pp.39-74, et de Frédéric

MARTEL (Le rose et le noir, Seuil, 2000) ; ouvrage de référence pour son érudition et sa rigueur, au sous chapitre

« A bas l’homosexualité de papa ! (avant 1970) », pp.87-117.

32 Pour un examen de la répression à l’égard des milieux homosexuels, se reporter à notre chapitre 6.

33 BAUDRY André, La condition des homosexuels, Privat, 1982, fonds GKC.

 

les membres jalonnent, de par leur position, l’ensemble de l’espace social français. Certaines

caractéristiques peuvent néanmoins être repérées : en 1974, l’enquête statistique entreprise par

deux membres d’Arcadie, Michel BON et Antoine D’ARC34, menée sur une population

homosexuelle qui est celle d’Arcadie (comme l’atteste la « préface » d’André BAUDRY à

l’enquête) fait ressortir un certain nombre de traits génériques comme l’âge moyen des

membres qui est assez élevé, une conscience politique moins ancrée à gauche (avec un ton

« bourgeois » et conservateur fortement critiqué par Daniel GUERIN), un fort pourcentage

d’intellectuels reconnus socialement en politique ou en littérature comme c’est le cas pour

André Du DOGNON ou Roger PEYREFITTE. Les membres d’Arcadie fréquentent

régulièrement la vie mondaine, mènent une vie de couple, pratiquent une reconstitution des

structures quasi-familiales au sein de cette vie où apparaît un écart d’âge assez élevé, en

général, entre les conjoints.

La figure de l’homosexuel, telle que BAUDRY et les membres d’Arcadie, correspond

à une certaine éthique que BAUDRY désigne sous le nom d’homophilie. Ce terme n’est pas à

l’initiative du mouvement français : il a été défini en 1949 par le hollandais Arent Von

SUNTHORST. BAUDRY décide de l’inclure dans son registre de vocabulaire en septembre

1953 à Amsterdam, lors d’un Congrès du Comité International pour l’Egalité Sexuelle35. Ce

terme d’homophilie n’a pas, pour Arcadie, une connotation « médicale » comme peut l’avoir

le terme d’homosexuel. Il renvoie à une « attitude globale » qui épuise la totalité de l’être, et

qui correspond à un point de vue social et intérieur, visant à enchâsser le désir sexuel pour

l’autre personne de même sexe dans le sentiment. BAUDRY est particulièrement attaché à

l’image de la respectabilité. Il ne s’agit pas de s’opposer catégoriquement à la réprobation

sociale et au dispositif juridique discriminatoire (que nous détaillerons ultérieurement au

chapitre 4), mais de montrer à la société une attitude respectable et conformiste qui fasse en

sorte que la société reconnaisse l’homophile et abroge alors d’elle-même des lois qui n’auront

plus de raison d’être à terme (« Si nous nous sommes abstenus de descendre dans l’arène de la

politique, ce fut en vertu des mêmes principes, mais encore parce que nous voulons bien

distinguer sexologie, science humaine, et politique, qui devrait être aussi une science

humaine […]. Certes, nous savons que certains hommes politiques nous veulent du mal, que

certains régimes dans des pays voisins ont édicté ou maintenu des lois stupides, mais, la

presse, les partis, les syndicats, chaque jour, nous montrent clairement que ce ne peut être

 

34 BON Michel, D’ARC Antoine, Rapport sur l’homosexualité de l’homme, Ed. universitaires, 1974, fonds GKC.

35 GIRARD Jacques, Le Mouvement homosexuel, Syros, 1981, p.49, fonds BDIC.

 

grâce au « café du commerce » ou à la tribune du Palais-Bourbon, que se réforment les lois,

mais grâce à une transformation intérieure de nos esprits. »36).

Mais cette définition de la respectabilité implique un rejet d’une partie des

homosexuels : BAUDRY souligne d’ailleurs « l’importance de la couverture littéraire », sobre

et austère, utile pour « attirer les homosexuels cultivés et bien placés »37. Le Club rejettera

catégoriquement toute référence à la « folle », au gigolo ou à l’efféminement (comme nous le

détaillerons au chapitre 4). Arcadie n’a pas pour vocation de regrouper l’ensemble des

homosexuels, mais plutôt ceux qui correspondraient à l’éthique de vie homosexuelle définie

par BAUDRY : comme le reconnaît celui-ci, trois décennies après la création d’Arcadie, dans

son ouvrage à portée généraliste, cette fois, pour l’ensemble des homosexuels, « dans le

concept général homosexualité, combien y-a-t-il de variétés dans l’expression de la vie

quotidienne des homosexuels ! On ne lira pas ici la condition de vie d’un seul type d’homme

sous prétexte qu’Arcadie, par sa formule, sa présentation, sa doctrine, ne pouvait rassembler

qu’un seul de ces modèles humains. »38. BAUDRY rappellera régulièrement dans ses articles

cette nécessité d’accepter la société française telle qu’elle est. Ce légalisme imprègne nombre

de ses déclarations : le texte « Nos droits et nos devoirs » du numéro 46 (d’octobre 1957)39 se

plaint de la viscosité morale de la société française, enviant d’ailleurs « la libérale Belgique »

où des congrès ont lieu régulièrement sur l’homosexualité sans que l’opinion publique n’en

soit choquée, mais rappelle que l’arcadien doit être raisonnable, respectable et notable…

Toujours dans le numéro 46, dans le texte « L’action d’Arcadie », BAUDRY, énonçant une

sorte de profession de foi des principes de son club, déclare que « l’un de nos principes

absolus est le respect de toute doctrine, de toute église, de toute politique. Nous ne nous

sommes jamais abaissés à donner à nos lecteurs pour nourriture intellectuelle des arguments

de haine.[…] De ce respect découle normalement la tolérance. »40. En conséquence,

l’homophile arcadien doit, et BAUDRY ne cesse de le répéter, être éduqué : dans ses articles

introductifs, le directeur de la revue affirme en permanence que celle-ci existe dans un but

d’éducation (qu’elle soit spirituelle ou civique). Ainsi, selon BAUDRY, « Le monde

homophile ne s’intégrera dans le monde, comme il doit s’y intégrer, pour sa paix et son

bonheur, que s’il s’amende, que s’il s’unit, j’oserai presque ajouter, que s’il se spiritualise

 

36 BAUDRY André, Arcadie numéro 46, 1957, pp.5-10.

37 BAUDRY André, La condition des homosexuels, Privat, 1982, fonds GKC. BAUDRY réitère cette exigence

d’un bout à l’autre de l’oeuvre.

38 BAUDRY André, La condition des homosexuels, Privat, 1982, page 13 (fonds GKC)

39 Arcadie, numéro 133, janvier 1965, p. 17 (fonds GKC, cartons Arcadie).

40 Arcadie, numéro 46, octobre 1957, pp.5-10, fonds GKC.

 

davantage. Et c’est au monde homophile à faire preuve de courage, de clairvoyance, de

science, pour s’intégrer 41».

Autre caractéristique participant de la définition et de la conceptualisation de la

pratique homosexuelle, de nombreux homosexuels d’Arcadie sont mariés, ont parfois des

enfants et mènent une vie maritale, vivant leurs relations avec leurs amants dans le secret,

voire l’anonymat. Cette « bisexualité » de fait (le terme même de « bisexuel », de constitution

et d’utilisation plus récente, est à manier avec précaution puisque ces individus ne se

définissaient pas comme tels) se vivait, pour employer un concept de la sociologie du

comportement, sans réelle dissonance cognitive (c’est-à-dire de malaise psychologique

s’inférant de pratiques effectives non-conformes au système de valeurs auquel croit

l’individu) du point de vue du concept d’homosexualité. Un malaise apparaissait bien sûr

psychologiquement mais il était le produit d’une contrainte sociale (une norme familiale et

une morale religieuse qui forçaient l’individu à maintenir secrète sa tendance homosexuelle) :

par exemple, dans le numéro 105 de la revue, Raymond LEDUC dans sa critique de l’ouvrage

Délivrez nous du mal de Claude JASMIN (roman de 1961), saluant là un « authentique roman

homophile », déclare « j’avais l’impression en lisant l’ouvrage, de me trouver en l’an 2062,

après 100 années de laborieuse évolution des esprits et des moeurs »42, ce qui témoigne du

poids des mentalités de la France d’avant la révolution sexuelle. Pour revenir à l’idée de

malaise, il faudrait plutôt voir, et c’est une thèse que nous soutenons, qu’il ne résultait pas

d’un écart par rapport à une conception de l’homosexualité, puisque celle-ci était perçue

comme non-exclusive. Néanmoins, certains discours d’Arcadie tendent petit à petit à

caractériser l’homosexualité comme une essence exclusive et une nature qui engloberait tout

l’individu. Par exemple, BAUDRY déclare à propos de l’homophilie des hommes mariés,

« seules les censures sociales et religieuses l’ont empêché de se découvrir lui-même et de

s’avouer sa véritable nature »43. Nous détaillerons davantage les stratégies d’Arcadie face à ce genre de bisexualité dans le Chapitre 4.

Par ailleurs, Arcadie semble avoir une conception religieuse du rapport à soi, à la

sexualité et à l’homosexualité. Régulièrement, BAUDRY exhorte ses membres à sublimer

leurs instincts passionnels quand certaines contraintes sociales ne permettent pas à l’arcadien

de réaliser son désir. Si Arcadie considère que la Religion et l’Eglise sont responsables des

souffrances des homosexuels, le club n’arrive pas à se détacher d’un univers de discours

 

41 Arcadie 46, octobre 1957, p.10 (fonds GKC, cartons Arcadie)

42 Arcadie numéro 105, septembre 1962, p. 496 (fonds GKC)

43 BAUDRY André, Arcadie numéro 71, novembre 1959, fonds GKC.

 

marqué par une culture de la faute, de la culpabilité, de l’acceptation de la douleur et de la

sublimation de l’instinct amoureux dans la mortification. Ce dernier raisonnement n’entre pas

en contradiction avec le précédent. Les homophiles d’Arcadie ne vivent pas un conflit

intérieur par rapport à leur attirance homosexuelle ou bisexuelle, sur le plan individuel,

puisque pour eux, l’homosexualité n’est pas une pratique exclusive et par conséquent il n’y a

pas de problème de dissonance dans leur rapport à l’identité sexuelle. Mais le conflit intérieur se situe sur le plan dialogique du rapport à la norme sociale. BAUDRY désire que l’on respecte la religion car elle demeure une institution essentielle qui fait vivre des millions de personnes en donnant un sens à leur vie. Arcadie restera donc prisonnière d’un vocabulaire et d’un discours tournant constamment autour des thématiques religieuses. Même si cette religiosité peut se vivre à l’intérieur d’un discours davantage psychologique ou

psychanalytique, les articles de la revue décrivent souvent la tension et le tourment de la

conscience individuelle de l’homophile. Par exemple, dans le numéro 54, un article de Serge

TALBOT ayant pour objet une critique de l’ouvrage Les Songes de Raymond de BECKER

parlera des tensions psychologiques individuelles dans un petit essai de psychologie

influencée par Jung44. Pareillement, dans le numéro 105, la critique du roman Journaliers de

Marcel JOUHANDEAU par Eugène DYOR insiste sur les tourments intérieurs inhérents au

jeu du désir45. Le discours d’Arcadie, dans certaines de ces propositions, tend, comme nous

l’avons dit plus haut, à distinguer dans la sphère de la pensée, deux catégories distinctes

d’organisation du champ de la sexualité, à savoir l’homosexualité et l’hétérosexualité (« En ce

qui nous concerne, il y a l’hétérosexualité, il y a l’homophilie »46). Cette conception ne reflète

pas réellement le comportement des homosexuels d’Arcadie qui pratiquent souvent une

bisexualité de fait (de nombreux articles de Serge TALBOT ou de Marc DANIEL affirment

au contraire que les homosexuels exclusifs n’ayant jamais eu de relations hétérosexuelles sont

rares), mais elle est le produit d’un effet de discours. Cette conception reflète davantage la

réification et la solidification des comportements sexuels inhérentes à l’univers du discours

réflexif. Celui-ci, en effet, en tentant d’apposer un sens en liant le comportement sexuel à une

raison d’être, afin de comprendre l’homosexualité, réduit la portée des notion de définition et

d’orientations sexuelles, pour déboucher sur la constitution d’un modèle d’explication

simplifié, source de construction identitaire au sein du groupe de socialisation, et de

revendication (politique) devant le reste de la société47. La séparation stricte et exclusive

 

44 Arcadie, numéro 54, juin 1958, p.59, fonds GKC.

45 Arcadie, numéro 105, septembre 1962, p. 499, fonds GKC.

46 BAUDRY André, Arcadie, numéro 46, « l’action d’Arcadie », pp. 5-10.

47 Se reporter aux travaux de sociologie interactionniste de la déviance (comme Outsiders, 1964, d’Howard

BECKER) pour plus de détails sur les mécanismes sociaux et symboliques de construction et de revendication de

 

qu’opère le directeur d’Arcadie se comprend alors comme une figure rhétorique qui

n’exprime pas une réelle séparation exclusiviste des modèles sexuels dans la réalité des

rapports sociaux. Ce faisant, BAUDRY rappelle, après avoir exprimé cet antagonisme

rhétorique, l’esprit de tolérance de la revue. Si deux pôles de l’orientation sexuelle sont ainsi

séparés dans le domaine des représentations culturelles de la sexualité, ils ne doivent pas pour

autant s’affronter : évoquant la division citée plus haut, BAUDRY déclare que « Vouloir nier

la première, la méconnaître, même seulement la ridiculiser, l’amoindrir dans sa force, sa

vitalité, sa nécessité, sa valeur, serait non seulement du plus parfait ridicule, mais serait

encore une aberration intellectuelle. Il n’est pas inutile de l’écrire dans cette revue. ».

Enfin, pour attester de l’idée selon laquelle les conceptions arcadiennes de

l’homosexualité ne considèrent pas celles-ci comme une pratique exclusive (hormis pour

quelques figures rhétoriques de BAUDRY), il faut évoquer ce que l’on pourrait appeler « le

modèle littéraire ». De nombreux articles de la revue nous parlent en effet d’une

homosexualité sublimée dans un récit de type littéraire ou poétique. L’homosexualité n’y pas

alors désignée nominalement (le terme d’homophilie est même souvent absent de ces textes

« littéraires »), mais elle est sous-entendue dans l’évocation de sentiments ambigus. Elle

apparaît alors comme une tendance ; un désir vécu comme une tentation charnelle presque

condamnable. La revue comporte de nombreuses pages de poèmes (aussi bien uranistes que

lesbiens, même si la revue traite plus souvent d’homosexualité masculine que de lesbianisme),

des petits contes idéalisant le récit d’une relation homophile (dans le texte « Arnold » du

numéro 46 d’octobre 1957 et des numéros suivants, Philippe STEINRIED nous raconte une

sorte de roman-feuilleton narrant une histoire d’homosexualité dans un pays germanique de la

fin du XVIIIème), des récits littéraires centrés sur le désir éthéré sur le modèle du roman Les

Amitiés particulières (1946) de Roger PEYREFITTE (comme la nouvelle « l’ami ni ardent ni faible » de Jean-Louis VERGER dans le numéro 110 de février 1963), ou encore des récits de rencontre furtives et anonymes idéalisées et transfigurées par le trait de la plume (comme la « Rencontre » de Robert BOUTIN dans le numéro 72 de décembre 1959 qui se centre sur le

récit d’une rencontre et d’une scène de séduction homophile au milieu de la foule dans un

wagon de métro).

Ainsi, sublimée par le récit littéraire ou réfléchie comme une tendance non exclusive

et non avouée, l’homophilie arcadienne apparaît presque comme un facteur de névrose

psychologique et d’interrogation morale (mais dont la cause est sociale) qu’il faut s’empresser

de « dédiaboliser » sur la scène publique en la rendant respectable puis acceptable. Ce faisant,

 

l’identité stigmatisée et déviante socialement.

 

l’homosexualité arcadienne se réalise dans la sublimation des pulsions et une certaine éthique

de vie, et non dans une pratique charnelle, la pusillanimité de la revue l’incitant à dénigrer en

général l’aspect sexuel de l’amour : « La sexualité est vraiment un phénomène à part de tout

le reste, gigantesque, horrible, et sauvage. Ce n’est pas la mienne qui est monstrueuse »,

déclare BAUDRY dans sa préface au Journal trop intime de GUERIN qui paraît dans

Arcadie en 196548.

 

2) La représentation d’une communauté persécutée : « nous sommes un peuple perdu

entre tous les peuples » (André BAUDRY)49.

Nous nous attachons ici à étudier la manière dont Arcadie tend à définir peu à peu

l’homosexualité comme identité de groupe. Le projet de BAUDRY est bel et bien un projet

d’union d’une grande majorité, si ce n’est la majorité des homosexuels. On peut ainsi dire

qu’une certaine identité « communautaire » (même si le terme de communauté recouvre une

réalité radicalement différente de la « communauté » gay des années 1970) se dessine dans ce

projet de regroupement : avant les débuts d’Arcadie, BAUDRY avait supervisé en 1953 la

mise en place d’un camp de vacances pour homosexuels sur la Côte d’Azur dans une villa à

Sainte-Maxime, mais en raison de l’euphorie sexuelle des vacanciers et des rumeurs circulant

dans la population située à proximité du camp de vacances, celui-ci avait eu des ennuis avec

la Police et avait dû clore ses portes50 : « Ce fut l’enfer, ils faisaient du scandale »51 dira, a

posteriori, BAUDRY.

Nous soutiendrons ici l’idée selon laquelle le discours de la revue Arcadie, avec ses

multiples articles sur la définition de ce qu’est l’homosexualité (sous un angle littéraire,

scientifique, historique), signés par les principaux auteurs de la revue comme André

BAUDRY, Pierre NEDRA, Marc DANIEL, André-Claude DU DOGNON, Serge TALBOT, a

participé du mouvement d’essentialisation de la catégorie « homosexuel ».

Quand BAUDRY s’adresse en effet aux lecteurs d’Arcadie, dans ses articles ou dans

ses lettres aux abonnés, en disant « nous sommes un peuple, perdu entre tous les peuples », il

crée, indirectement, puisque l’esprit général d’Arcadie reste celui de la discrétion et de la

respectabilité, un sentier d’évolution qui est celui du repli sur une communauté (produite par

 

48 BAUDRY André, préface au journal trop intime de Daniel GUERIN, ensemble d’articles parus dans Arcadie,

regroupés dans un document dactylographié, 1966, p.114, fonds Homosexualité, BDIC.

49 BAUDRY, André, article introductif du numéro 273 d’Arcadie.

50 Anecdote rapportée par Jacques GIRARD, Le mouvement homosexuel, 1981, Syros, chapitre 4, p.40.

51 BAUDRY André, entretien avec le journal Gai Pied, numéro 36, mai 1982, cité par Cristopher MILES dans

son article « Arcadie, l’impossible Eden », dans La Revue H, numéro 1, été 1996, document html :

http://www.france.qrd.org/media/revue-h/001/arcadie.html.

 

un effet de discours), source de construction identitaire et de regroupement communautaire.

Cette logique de regroupement et de début de « marchandisation » des réseaux homosexuels

(puisque la publicité oriente le lecteur vers des magasins, des hôtels et des restaurants

« arcadiens ») n’est pas en soi nouvelle et on pouvait déjà la retrouver dans le monde

associatif d’avant-guerre52, mais dans les années 1950 le militantisme d’Arcadie s’écarte

quelque peu du « modèle français » de vie homosexuelle (c’est-à-dire une voie non militante

et individualiste, pour reprendre la typologie des modèles de l’homosexualité énoncée par

Florence TAMAGNE dans son Histoire de l’homosexualité en Europe, en opposition à un

modèle anglais élitiste et à un modèle allemand militant et associatif). L’essor d’Arcadie ne

rencontre d’ailleurs pas l’approbation de certains écrivains « homophiles », à l’instar de

Marcel JOUHANDEAU dont Eugène DYOR relate le comportement dans le numéro 105 de

la revue : « Marcel JOUHANDEAU ne voulut rien comprendre aux intentions des fondateurs

de cette revue. Nous savons comment il repoussa nos offres avec mépris et se croyant plus

fort que les autres, puisqu’écrivain de renom, il crut plaisant de nous traiter de « ridicule

boutique » pour amuser la galerie à nos dépens »53. Les rapports conflictuels de l’écrivain et

d’Arcadie révèlent un conflit entre deux façons de vivre son homosexualité, l’une privée,

l’autre « publique » (même si l’esprit d’Arcadie est un esprit de discrétion et si ses principaux

rédacteurs usent régulièrement de pseudonymes). DYOR prête ces propos à

JOUHANDEAU : « « Comme quelqu’un me reprochait vertement l’autre jour de ne pas

m’être affilié à l’équipe de M. BAUDRY, directeur d’Arcadie, j’ai répondu que je connaissais

un cul-de-jatte qui n’avait aucun mépris pour les culs-de-jatte [il n’avait pas voulu se rendre à

un congrès de culs-de-jatte] parce que tant de culs-de-jatte à la fois lui auraient fait plus de

peine que de se croire seul à l’être »54. Neuf ans plus tard, Eugène DYOR lui oppose les

« réunions d’Arcadie » et leur « esprit d’entraide et de fraternelle assistance »55 et justifie la

logique de groupe : « Qui croira une seconde que Marcel JOUHANDEAU se croit seul de son

espèce, qu’il n’a jamais fréquenté ses semblables et qu’il n’en fréquente pas encore, fût-ce

platoniquement, pour satisfaire à ses récents voeux de vertu ? Allons, Monsieur, vous

aggravez votre cas en voulant vous justifier de votre égoïsme, alors qu’on ne vous demande

rien que de laisser la paix à ceux qui se débrouillent très bien sans vous. »56. Le moteur de

cette dynamique de groupe semble être le sentiment d’appartenir à une communauté

 

52 Se reporter, pour en savoir plus, au chapitre « la naissance d’une communauté homosexuelle ? » (p.289) dans

Histoire de l’homosexualité en Europe, op. cit., Florence TAMAGNE.

53 Arcadie, numéro 105, septembre 1962, p.502, fonds GKC.

54 Arcadie, numéro 105, op. cit., p.503.

55 Arcadie, numéro 105, op. cit., p.502.

56 Arcadie, numéro 105, op. cit., p.503.

 

persécutée, comme l’attestent ces propos de SINCLAIR à la page 507 du même numéro :

« N’est-ce pas ce qui devrait rendre tout homophile proche et solidaire de tous ceux qui sont

l’objet de discrimination et de mises à l’index : hommes de couleur – Juifs ou autres

retranchés de la communauté par la méchanceté niaise de la foule ? ». La communauté

arcadienne, dans les années 1950, fonctionne par ailleurs comme un espace clos au sein

duquel il n’est pas aisé de rentrer pour un premier contact, comme l’atteste un document de

195757 : « M. André BAUDRY rappelle qu’il est inutile de se présenter auprès de MM les

délégués d’ARCADIE de France ou de l’Etranger sans mot manuscrit de recommandation

signé de lui. Il est demandé à tous nos amis de signaler à M. BAUDRY ceux d’entre nous qui

auraient des attitudes inadmissibles en ARCADIE. […] Se méfier, faute de preuves, de ceux

qui affirment connaître M. BAUDRY, être son représentant pour telle ou telle mission, avoir

sa confiance… DE SERIEUX ABUS ONT EU LIEU, nous prévenir aussitôt ». De pareilles

mesures de sécurité viennent s’inscrire en réaction au contexte de forte réprobation sociale de

l’homosexualité dans la société française (sur laquelle nous reviendrons dans le chapitre 6).

La structure d’entraide dont parlait Eugène DYOR trouve un exemple dans la mise en place

d’un « groupe malade » à l’initiative des plus faibles : « Que ceux de nos amis malades,

diminués physiques, de toute la France se fassent connaître. ». Mais appartenir à la

communauté arcadienne suppose non seulement des droits mais aussi des devoirs : « Pour

maintenir notre club, faut-il rappeler à tous nos amis que c’est un devoir de le fréquenter. Il

n’est pas parfait, nous le savons, mais comme la revue il existe et n’est-ce pas déjà beaucoup ?

Et s’il est imparfait, n’est ce pas à cause de vous, ami qui lisez, qui critiquez et qui ne faites

rien pour nous aider et améliorer ce qui ne va pas ? »58. Mais cet espace communautaire n’est

pas fermé pour des raisons de sectarisme et de repli de la société, mais plutôt pour des critères

électifs : il s’agit de constituer un Club dont la direction sait que chaque membre peut afficher

un profil respectable afin de se faire accepter dans le domaine des relations mondaines. Ce

projet, déjà formulé au commencement de la revue, est réaffirmé par exemple, en 1965 lors de

la célébration des dix ans d’Arcadie par André Du DOGNON, l’un des pères fondateurs du

mouvement : « 11 novembre 1954. La revue baptisée par Roger PEYREFITTE n’a que

quelques mois d’existence : un des premiers repas réunit les abonnés place du Théâtre

Français en face de cette scène où André BAUDRY s’est acquis depuis des amitiés illustres et

constamment fidèles. »59

 

57 « Consignes du CLESPALA », document dactylographié, carton Arcadie numéro 2, fonds GKC.

58 Idem.

59 Arcadie, numéro 133, janvier 1965, p.16, fonds GKC.

 

Arcadie souhaite également élargir les frontières de cet espace communautaire en les

étendant au-delà du contexte présent et concret, vers un imaginaire historique. De fait, en se

référant constamment à des figures historiques (Alexandre le Grand, Monsieur frère du Roi

Louis XIV, Louis XIII, etc.) ou littéraires (Shakespeare, Gide, Cocteau, Proust, Whitman,

Verlaine), et en leur attribuant l’étiquette « homosexuels », non sans un certain anachronisme

puisque pour les siècles passés les catégories modernes d’appréhension de la sexualité ne

s’appliquent pas, les articles d’Arcadie ont créé une manière de se représenter l’homosexualité comme une caractéristique qui fonde un groupe à partir d’elle : ainsi, Marc DANIEL (de son

vrai nom Michel DUCHEIN, aujourd’hui inspecteur honoraire des Archives de France60)

l’historien de la revue publie en 1957 Hommes du Grand Siècle ; Etudes sur l’homosexualité sous les règnes de Louis XIII et de Louis XIV ; publication que ne manque pas de relayer les publicités des dernières pages des numéros de la revue.

La revue, s’adressant aux homosexuels « isolés », cherche également à montrer que

l’homophilie est une caractéristique que l’on retrouve dans toute la société et qu’en cela, elle

n’est nullement anormale. Ainsi, certains articles interrogent, toujours avec le ton feutré qui

caractérise la revue, l’homophilie de certains personnages, comme le fait Raymond LEDUC à

propos de Stephen HECQUET, avocat, romancier et polémiste décédé brutalement le 5 mai

1960, et ce, dans le numéro 105 de septembre 1962.

Dans la même optique, les rubriques littéraires de la revue ne recensent que les romans

qui mettent en scène des homosexuels ou des traits caractéristiques de l’homophilie : dans le

numéro 110, SINCLAIR fait une critique d’une des nouvelles des Lunettes d’or et autres

histoires de Ferrare de Giorgio BASSANI qui évoque une peinture d’homophile masochiste

qui souffre de ses tendances61 ; dans le numéro 133, il évoquera également Le Faux-Fuyant

d’Irène MONESI, uniquement parce que ce récit, portant sur les relations familiales,

commence par un « sujet brûlant », c’est-à-dire une allusion à une possible homosexualité

adolescente dans une scène de masochisme faisant intervenir des fouets62. Le numéro 46

mentionne le roman Le bruit de la vie de Jean DAVRAY pour l’un de ses personnages

homosexuel63 ou encore le récit Roland de DUBOIS LA CHARTRE pour son récit d’amitié

virile entre deux soldats de la Grande Guerre ; amitié qui pourrait se lire comme une

homophilie inavouée. Les romans de Roger STEPHANE qui parlent de la confusion des

sentiments (Parce que c’était lui, 1953, De lui à lui, 1979, Toutes choses ont leur raison,

 

60 Comme le révèle Claude COURROUVE, sur sa page web recensant des critiques adressées à l’ouvrage de

Frédéric MARTEL: http://pageperso.aol.fr/ccourouve/criticFM.html

61 Arcadie, numéro 110, février 1963, p.506, fonds GKC.

62 Arcadie, numéro 133, janvier 1965, p.46, fonds GKC.

63 Arcadie, numéro 46, op. cit., p.55.

 

1979), les ouvrages de Tony DUVERT dans les années 1970 (L’Ile atlantique, 1979), ceux de

Daniel GUERIN, les essais de Jean-Louis CURTIS sur l’univers ambiguë de Proust sont

autant de topoï des pages de « critique de livres » de la revue. Mais la revue fait également

des critiques de cinéma, en recensant tous les films qui parlent de l’homophilie : ainsi, le

numéro 46 (d’octobre 1957) traite du film Les OEufs de l’autruche de DENYS de la

PATELLIERE, adapté de la pièce d’André ROUSSIN, regrettant l’image caricaturale qui est

faite au personnage homosexuel (« Il n’y a donc pas à attendre grand’chose de ce film pour

une éducation meilleure du public alors que les intentions de ROUSSIN et de DENYS de la

PATELLIERE sont, de notre point de vue, irréprochables. »64) mais saluant la retranscription

« bouleversante » du drame familial que représente la découverte d’un enfant homosexuel. Le

numéro 307 (de juillet 1979) évoque le film Cause toujours tu m’intéresses d’Edouard

MOLINARO où Jacques FRANCOIS campe, à la satisfaction d’Arcadie, un pharmacien

homosexuel « ni ridicule ni odieux ».Un moment clef, qui marque la rencontre d’Arcadie et

du cinéma alors conçu comme moyen de présenter une image sociale respectable de

l’homophilie, est la sortie en 1964 du film Les Amitiés particulières de Jean DELANNOY,

adapté du roman éponyme de Roger PEYREFITTE (1944). Dans le numéro 133 (de janvier

1965), la revue reproduit les trois allocutions prononcées lors du banquet annuel du Club qui a

accompagné la sortie du film le 11 novembre 1964, en présence de Mme GOUZE RENAL,

productrice du film et du metteur en scène et des principaux interprètes. André-Claude

DESSON insiste sur la pureté du film où est magnifiée l’amitié masculine et chaste comme

idéal et absolu de la relation amoureuse (« un monde pur et dur comme le diamant »65),

profitant au passage pour condamner les formes d’homosexualité qui ne répondent pas à ce

critère (« Non ! Roger PEYREFITTE ne s’est pas complu à décrire une monstruosité

psychologique ou morale. Fidèle à son dessein qui sera toujours le sien, de dire et de montrer,

partout et toujours, la vérité, il a voulu se rendre compte fidèlement de ces « flammes » qui

consument parois le coeur des adolescents. »66), Roger PEYREFITTE apprécie la qualité de

l’adaptation et enrage contre la censure (le film a été interdit aux mineurs de moins de 18

ans), et André Du DOGNON abonde également en ce sens.

Pendant 30 ans, les publicités de la revue évoquent des établissements réservant un

accueil particulier aux « arcadiens » : le numéro 54 (de juin 1958) recense parmi ses

restaurants « Chez Charly, 9 rue Argenteuil, Paris Ier, l’unique restaurant des Arcadiens où se

réunissent les amis de tous les pays, dans un cadre très intime et dans une ambiance

64 Arcadie, numéro 46, op. cit., p.59.

65 Arcadie, numéro 133, op. cit., p.11.

66 Arcadie, numéro 133, op. cit., p.9.

39

agréable », le numéro 307 (de juillet 1979) mentionne le « Dorian Gray, 42 rue Jacob, Paris »,

le numéro 133 (de janvier 1965) le « Christopher, en plein centre du Marais » dans un cadre

digne de recevoir un arcadien… La revue fait également de la publicité pour des hôtels, à

l’image de ces encarts « Cannes, Hôtel P.L.M., 3 rue Hoche, Arcadiens, un accueil agréable

vous est réservé »67, « Michel et Jean-Pierre vous réservent le meilleur accueil à l’Hôtel du

Lys, Paris 15ème, rue Dutot »68. Enfin, des boutiques appartiennent également à ce vaste réseau

de cooptation : « Petit Giovanni, boutique de prêt à porter, Paris 19ème, arcadiens, un accueil

sympathique vous sera réservé »69, « Amis d’Arcadie, chez Barclay, chemisier tailleur », Paris

6ème, une fleur pour chacun, une remise est consentie aux Arcadiens », ou encore dans la mode

« cuir » des années 1970, « Pour les fous du cuir et les Anticonformistes, Boy’s Cuir, 13005

Marseille »… On trouve également des références à des agences de voyage, comme celle-ci

dans les années 1960 : « Gay Athènes, agence de voyage et de tourisme […] accueil et prix

particulier aux Arcadiens ».

Le Club commercialise également des articles ayant un lien avec une culture de

«l’homophilie » à l’instar de cette publicité, que l’on retrouve régulièrement dans les numéros

des années 1960 «Garçons coiffes d’immortel, récital de poèmes arcadiens, disque microsillon

33 tours, 40 NF », organise des banquets et des groupes de discussion centrés uniquement

autour de la mise en scène de l’ « homophilie ». Ces manifestations ont lieu au sein de la

structure du CLESPALA70. Le Club ouvre tous les jours (sauf le mardi et le jeudi) de 20h à

24h, ouvrant le dimanche à 17h. Les règles y sont strictes, du moins dans les années 1950. Il

est obligatoire de « présenter ostensiblement » à l’entrée sa carte de membre, la

consommation est obligatoire. Des dîners mensuels sont organisés, après l’abandon d’une

formule de restaurant permanent, pour des raisons financières. Le club organise de

nombreuses activités et manifestations, non seulement à Paris mais aussi en province : ainsi

en octobre 1957 (les 19 et 20 octobre), Arcadie se rend à Clermont et à Lyon, en novembre

(les 23 et 24), le Club anime les « journées arcadiennes » de Bordeaux. Les activités

proposées sont essentiellement culturelles : le 25 octobre 1957, par exemple, le CLESPALA

fait venir Yves VERNY pour dédicacer son nouveau livre, le 26 novembre, Marc DANIEL

prononce une conférence « A la Belle Epoque ». Des projections cinématographiques sont

également organisées, ainsi que des spectacles de variété (ainsi le dimanche 10 novembre

67 Arcadie, numéro 110, op. cit., quart de couverture : pour les références aux publicités, le choix du numéro est

arbitraire, la publicité figurant dans l’ensemble des numéros de la période.

68 Arcadie, numéros des années 1970.

69 Arcadie, numéro 307, juillet 1979, quart de couverture, fonds GKC.

70 L’ensemble des informations qui vont suivre est tiré du document « consignes CLESPALA 1957 », carton

Arcadie numéro 2, fonds GKC.

40

1957 à 15h, le Club propose un spectacle « présenté et offert par le groupe artistique du Club,

avec chants, chorale, poèmes, mimes, acrobaties… », le 17 novembre, le CLESPALA

organise une « matinée dansante » de 14h à 19h. Pour le 31 décembre, le Club prévoit des

réveillons avec danse et « partie théâtrale (pièce homophile) ». La même année, Arcadie

publie dans chacun de ses numéros une annonce portant sur l’ouverture d’un concours ayant

pour objet l’écriture d’une pièce avec l’homophilie pour thème. Arcadie publie également des

albums photos que les membres du club peuvent se procurer par l’envoi d’une souscription, à

l’image de cet album Hommes annoncé dans le numéro 110 (« album de 75 photos

entièrement inédites n’ayant jamais paru dans aucune revue du monde ; paraîtra le 1er

décembre 1954 »).

Arcadie a donc bel et bien prôné un modèle « communautaire »71 ; du moins, en a-telle

esquissé la forme, le contenu étant différent suivant les prises de position personnelles de

chacun des membres du Club. Par exemple, une ligne de fracture sépare les partisans de la

revendication d’un esprit de corps (même si cette revendication identitaire n’a rien à voir avec

celle des années 1970 et apparaît fort mineure dans une perspective comparatiste) et les

partisans d’un idéal humaniste qui ne cherche à faire valoir comme valeur que la singularité

fondamentale de chaque personne du Club. Ainsi, le texte « côté cour, côté jardin » de

Jacques REMO dans le numéro 46 parle des écrivains qui traitent de la problématique de

l’homosexualité et regrette qu’il y ait pas davantage de sentiments communautaires chez ces

auteurs (« Et pourtant, ces mêmes hommes pourraient donner beaucoup, eux qui ne seront

jamais des écrivains, eux qui après la promenade au jardin ne savent pas passer au

recueillement du cabinet de travail, si, au lieu de prétendre faire oeuvre littéraire, ils se

contenteraient d’être des chroniqueurs. L’homosexualité, je l’ai déjà dit, manque

complètement de rites. Un jeune homosexuel doit tout découvrir comme s’il naissait le

premier de son espèce dans un monde neuf. Rien ne nous renseigne, rien ne nous guide. « La

vie quotidienne de l’homosexuel » n’existe pas, pas plus que « le manuel du parfait

pédéraste » ! La société nous étouffe si bien que nous ne connaissons pas nous-mêmes. »72).

Face à lui, BAUDRY se veut moins normatif et cherche, non pas à ériger une culture

commune homosexuelle, mais à faire en sorte que la société accepte mieux non les

homosexuels, mais les individus qui sont homosexuels : comme il le dit lui-même, a

posteriori, en restituant l’esprit d’origine de la revue, « La condition des homosexuels a été au

long des siècles une souffrance, un abîme : ils inaugurent peut-être en cette fin du XXème

71 Au sens du modèle du « Club » anglo-saxon, et pas de la communauté au sens des années 1970.

72 Arcadie, numéro 46, op. cit., p.36.

41

siècle une ère nouvelle où, comme le disait Jean Cocteau dans le premier numéro d’Arcadie,

« les familles éviteront les crimes, où le crime social qui consiste à punir le singulier au nom

du pluriel n’existera plus dans le monde. » »73.D’une manière plus générale, à regarder la

totalité de l’oeuvre d’Arcadie pour les années 1950-60, c’est la ligne de conduite définie par

BAUDRY qui l’emporte sur l’autre tendance, très minoritaire. Il n’empêche que de telles

opinions pouvaient néanmoins être exposées en Arcadie, grâce à la diversité des voix qui

s’expriment dans la revue, au-delà des grands cadres structurants fournis par les positions de

BAUDRY.

Au final, par sa logique de regroupement associatif et de militantisme sur le plan

culturel, on peut dire qu’Arcadie quitte le « modèle français » pour tendre vers un modèle

davantage « allemand » (pour reprendre la typologie de Florence TAMAGNE). La revue

s’inspire d’ailleurs d’une revue suisse de 23 ans son aînée : la revue Der Kreis (Le Cercle,

pour sa traduction française) dont Arcadie continue de régulièrement publier les publicités

sous forme d’encarts dans la revue. A l’occasion du 25ème anniversaire de la revue suisse, la

revue de BAUDRY saluera les « 25 ans de lutte, d’efforts, de travail, de persévérance » de

son « ancêtre » et rendra hommage aux fondateurs de Der Kreis qui « les premiers, avec

sérieux, avec gravité, avec pondération […] ont proposé aux homophiles et aux intellectuels

intéressés par les grands problèmes humains, une revue homophile »74, saluant l’influence

intellectuelle de la revue (« Si Arcadie existe aujourd’hui, c’est peut-être parce qu’il y a 25

ans à Zurich, des pionniers se lançaient dans la douloureuse et captivante aventure du salut

des homophiles ».).

Ces considérations concernaient essentiellement la position réflexive de la revue pour

les années 1950 et 1960. Dans les années 1970, les conceptions se modifient quelque peu,

même si elles gardent une certaine continuité avec les positions antérieures. Nous les

étudierons ultérieurement au chapitre 10. Et nous reviendrons dans le chapitre 6 sur le

contexte d’oppression juridique et sociale de la France de la IVème et de la Vème République

qui conditionne l’orientation « éthique » et « politique » de la revue de BAUDRY.

3) Futur : un modèle alternatif basé sur la jouissance, la polémique envers le politique et

la contestation sociale.

Arcadie ne détient pas, bien sûr, pour les années 1950 et 1960, le monopole de l’autoréflexion

sur l’homosexualité et de la représentativité des homosexuels. Des modèles existent

en effet qui concurrencent celui de l’homophilie arcadienne. C’est le cas de la revue Futur ou

73 BAUDRY André, La Condition des homosexuels, 1982, Privat, p.13, fonds GKC.

74 Arcadie, numéro 46, octobre 1957, « Hommage à Der Kreis », p. 4, fonds GKC.

42

encore de Juventus. Comme nous devons faire un choix dans le corpus des sources étudiées

(pour des raisons de limites de temps), nous étudierons plus spécifiquement cette revue. Celleci

apparaît en octobre 1952 et est le fruit du travail de Jean THIBAULT, 23 ans à l’époque.

Futur est un mensuel qui sera tiré à plusieurs milliers d’exemplaires entre 1952 et 1956

malgré une brève interruption de la publication pour des motifs judiciaires : le journal est,

comme Arcadie, interdit à l’affichage et à la vente aux mineurs, et fait l’objet d’une

condamnation en 1956 pour « outrages aux moeurs ». La revue arrêtera ses publications en

avril 1956 avec la condamnation de THIBAULT pour une affaire personnelle de relation

sexuelle avec mineurs. Le journal comptera au total 19 numéros.75 Futur ne se présente pas

expressément comme un journal « homosexuel » mais plutôt comme un journal plaidant pour

la liberté de toutes les sexualités et du désir. Néanmoins, les histoires de faits divers ayant trait

à l’homosexualité reviennent souvent, les photos de premières pages représentent souvent de

jeunes hommes au corps athlétique et la nouvelle de la page 3 tourne souvent autour du thème

de l’homosexualité (comme la nouvelle « Le soldat » d’André Du DOGNON dans le numéro

576). Enfin, cette homosexualité étudiée est masculine, puisque le lesbianisme n’est pas

considéré par le journal comme un sujet digne d’intérêt : « L’homosexualité féminine est une

chose essentiellement différente de l’homosexualité masculine. Elle a un caractère

extrêmement flou, en général. Les feux de cet Amour sont pâles. Le désir n’a pas la même

symétrie.[…]L’intérêt du problème nous semble donc secondaire »77.

Le ton de la revue est très différent de celui d’Arcadie : le discours y est très

anticlérical. Le catholicisme est associé au puritanisme sexuel et à l’idée d’ordre moral (« Les

puritains sont obligatoirement catholiques et se croient les meilleurs de ceux-ci »78). Dans les

premiers numéros, la chronique « ignorantine » en page 3 nous parle des stratégies de l’Eglise

pour tenter de limiter les tendances homosexuelles qui peuvent se développer dans les

internats régis par les autorités religieuses : ainsi pendant plusieurs numéros, l’article « la

sentimentalité des garçons » évoque les propos du chanoine de Saint-Laurent concernant ses

propres remèdes contre ce vice79. Surtout Futur dénonce l’hypocrisie sociale qui règne en

France et qui est prônée par le principal parti politique alors au pouvoir : le M.R.P.. Celui-ci

75 Ce descriptif nous est fourni par Olivier JABLONSKI dans son article « Futur » dans le Dictionnaire des

cultures gays et lesbiennes, Larousse, 2003. Jacques GIRARD a également étudié le cas de Futur dans Le

Mouvement homosexuel en France, pp.31-38.

76 Futur, numéro 5, février 1953, document pdf, fonds d’archives numérisées, portail Internet « le séminaire

gay ».

77 Futur, numéro 2, novembre 1952, p.3, fonds d’archives numérisées, portail Internet « le séminaire gay ».

78 Futur, numéro 1, octobre 1952, p.1, fonds d’archives numérisées du « séminaire gay ».

79 Par exemple, citons le texte « Le chanoine de Saint-Laurent, nouveau docteur Miracle, a découvert la panacée

pour la guérir : la diète », Futur, numéro 1, op. cit., p.3.

43

est accusé, au delà d’une façade de bon ton et d’humanisme chrétien, de mener une politique

répressive en matière de moeurs et de présenter une certaine frigidité morale vis-à-vis de la

sexualité. Ce faisant, il participe de la répression sociale de l’homosexualité (« Depuis le

M.R.P. a drôlement fignolé la statue de la personne humaine », cette statue a un torse et deux

bras, mais pas d’attributs sexuels », peut-on lire dans le numéro 180). Cet état d’esprit est

appelé « Tartufe » par le journal. « Tartufe » personnalise alors, dans le discours de Futur, cet

état d’esprit conservateur qui est accusé de peser sur les canaux d’expression des pensées

formulées sur le thème de la liberté sexuelle, et donc de censurer la liberté d’expression au

nom d’un conformisme moral et religieux. Dès le numéro 1 (d’octobre 1952), Futur évoque

« Tartufe » dans son édito ( « Tartufe estime que, de la natalité, tout va bien en France et dans

le monde »81) et se pose comme l’une des principales formes de résistance à ce conformisme

moral (« A Futur, on ne peut pas prendre le parti de cette seconde nature [les habitudes

conformistes]. On estime que la démocratie politique n’est pas toute la démocratie »). Face à

l’oppression politique, Futur entend garantir la démocratie de pensée, celle de la liberté

d’expression. « Tartufe » est l’apôtre du puritanisme moral et le journal se fait l’écho des

mesures prises par celui-ci, comme la fondation en 1952 du Cartel d’Action morale par Daniel

PARKER82. En page 2, la rubrique « si nous vivions au moyen-âge » relate tous les faits

divers mettant en jeu les indignations des partisans de la morale traditionnelle face aux

affaires de prostitution, de sexualité des mineurs, de viols et d’homosexualité. Le M.R.P.

semble, aux dires du journal, crier à l’outrage à la pudeur dès que la sexualité est exprimée

publiquement… Mais plus encore que le conformisme moral de la société française, c’est

aussi tout le conformisme moral de l’Europe de l’après-guerre que le journal tourne en

dérision : ainsi, dans le numéro 1, l’article « -Qui était ce Ganymède, papa ? – Un garçon

sage, qui désirait monter au ciel, mon fils », raille l’érection d’une statue de Ganymède sur les

bords du lac de Zurich, en Suisse, et s’accorde avec l’historien Pierre GAXOTTE pour dire

que « la légende de Ganymède est le symbole même de la pédérastie grecque », et que

malheureusement « quoi qu’il en soit, voilà Ganymède transformé en enfant de choeur… »83.

Futur s’en prend donc aux députés du M.R.P.. Parmi eux, l’un fait figure de tête de turc

du journal : Pierre-Henri TEITGEN. Il n’est en effet pas un numéro sans sa caricature à la

première page et une attaque en règle contre ce représentant officiel du « puritanisme ». Dès

le numéro 1 (d’octobre 1952), l’article « TEITGEN, le termite » donne le ton. Son ton

80 Futur, numéro 1, op. cit., p.2.

81 Futur, numéro 1, op. cit., p.1.

82 C. l’farticle « les puritains veulent à tout prix nous délivrer du mal », Futur, numéro 1, op. cit., p.1.

83 Futur, numéro 1, op. cit., p.4.

44

moqueur vient éclairer les contradictions du discours puritain du député : « Pierre-Henri

TEITGEN naquit dans un chou, fécondé par son père au moyen d’une simple imposition des

mains »84. A propos de l’affaire de la statue de Ganymède (relatée ci-dessus), le journal

s’interroge : « comment dit-on TEITGEN en allemand ? ». Le ton du journal est d’ailleurs

plus moqueur qu’agressif. Le député est tourné en dérision pour son obsession des « bonnes

moeurs ». L’ensemble des mesures prises par ce personnage font l’objet d’un commentaire

ironique du journal : ainsi, dans le numéro 2 (de novembre 1952), l’article « C’est au bon

temps de l’opération « pudeur » télécommandée par le général TEITGEN que le nu a du

recevoir ses lettres de noblesse au prétoire »85 relate la campagne menée par le député pour

l’interdiction du magazine Paris Pin-up du fait de ses photos de nu. Dans le numéro 5 (de

février 1953), le journal ira jusqu’à s’écrier à son propos « mais qu’on l’envoie de l’autre côté

du rideau de fer ! »86. Mais TEITGEN n’est pas la seule personnalité politique visée par la

revue, « sa clique » étant elle aussi raillée et fustigée : Germaine POINSO-CHAPUIS est

accusée de perpétuer l’ordre moral catholique avec son décret de 1948 qui permettait à

l’Eglise de détourner des subventions publiques par le biais des associations familiales, Daniel

PARKER est aussi attaqué. Dans le numéro 2, le journal se moque de Fernand BOVERAT,

président de l’Alliance Nationale contre la Dépopulation, vice-président du Conseil Supérieur

de la Natalité et auteur d’un Comment nous vaincrons la dénatalité (datant de juin 1939). Il

est en effet accusé d’avoir de « singuliers complexes » puisque, partisan de la politique

nataliste, son conformisme moral le pousse à attaquer Miss Joan WARNER, danseuse nue

dont la silhouette dénudée est visible sur de nombreuses brochures de music-hall, et ce, pour

ce fameux « outrage à la pudeur »87… De même, le député M.R.P. SAINT-AUBIN, « piplet

du M.R.P. » est raillée pour son « opération urinoir » menée contre les graffitis et les

inscriptions dans les vespasiennes : « C’est un fait que dans les vespasiennes, les inscriptions

et les images obscènes sont monnaie courante. A Paris, notamment l’hétérosexualité n’y

occupe qu’une petite place, ce qui a dû mettre le moral de Monsieur de SAINT-AUBIN au

plus bas. »88. Pour résumer le projet de Futur, nous pouvons dire, avec ses propres termes,

qu’il tente de recréer un univers d’égalité entre les sexes et les sexualités, « loin des moeurs

concentrationnaires revues et mises à jour par TEITGEN et contresignées par DE

GAULLE »89. Le M.R.P. devient, pour Futur, le « Mouvement des Refoulés pratiquants ».

84 Futur, numéro 1, op. cit., p.1.

85 Futur, numéro 2, novembre 1952, p.2.

86 Futur, numéro 5, op. cit., p.1.

87 Futur, numéro 2, op. cit., p.3.

88 Futur, numéro 2, op. cit., p.4.

89 Idem.

45

La critique se lève aussi contre certains critiques accusés d’être moralisateurs : dans le

numéro 1, André ROUSSEAUX, critique littéraire au Figaro est critiqué pour ses prises de

position anti-homosexuelle qui lui font dire que la lecture de Roger PEYREFITTE provoque

en lui de l’écoeurement90, dans le numéro 2 (de novembre 1952), c’est au tour de Robert

KEMP, critique au Monde et aux Nouvelles littéraires d’être conspué (« Monsieur Robert

KEMP – si on juge à ce qu’il écrit – a la phobie de l’homosexualité »91). Le critique parle en

effet de sa nausée à la lecture des Ambassades (1952) de PEYREFITTE, considère à propos

des Amitiés particulières que « c’est assez parlé de ce livre, au moment où le général de

GAULLE nous rappelle que nous devons à la France trois millions de beaux bébés », et traite

le rapport KINSEY (dont nous reparlerons au chapitre 7) de « pédante ordure ».

La « tartuferie » imprègne également les imaginaires collectifs et les représentations

sociales, ce que condamne Futur avec la plus grande gravité. A ce titre, il faut mentionner

l’article « La retentissante affaires des moeurs d’Auxerre démontre bien que les professionnels

de l’indignation automatique ne méritent (au plus) que le mépris »92 qui s’étale sur les 4 pages

du journal et qui détaille les éléments d’un scandale qui ébranla le village de Clochemerle au

sujet d’une histoire de drague homosexuelle dans les WC publics. Le journal relate les propos

des villageois indignés et la condamnation quasi-unanime, chez les populations interrogées,

d’une pratique que Futur juge pourtant vieille comme le monde… Ce faisant, le journal

s’explique sur les raisons qui lui font autant maudire le M.R.P. et le député TEITGEN :

« Rendons à César ce qui est à César et à TEITGEN-LECOURT ce qui est à TEITGENLECOURT.

Cette « sensationnelle affaire » n’aurait sans doute jamais existé si ces messieurs

n’avaient pas rendus ces actes punissables en un tarif de régime totalitaire »93. TEITGEN est

en effet, avec LECOURT, responsable de la reconduction en 1945 de l’ordonnance de

PETAIN qui condamne les actes homosexuels avec les mineurs âgés de moins de 21 ans (voir

notre chapitre 5 pour ce qui est de l’étude des dispositifs juridiques).

Futur a tenté de développer un discours scientifique sur la sexualité (et

l’homosexualité). Dans les premiers numéros du journal, un encart publicitaire stipule que

Futur milite pour un « nouveau comité scientifique humanitaire ». C’est d’ailleurs, par cette

ligne éditoriale que Futur parvient à contourner les procédures judiciaires entamées contre lui

pour « outrage aux moeurs ». Puis, peu à peu, surtout après la reparution du journal, le

discours prend une portée révolutionnaire. Dès le numéro 5, la revue insère dans ses pages des

90 Futur, numéro 1, op. cit., p.4.

91 Futur, numéro 2, op. cit., p.1.

92 Futur, numéro 5, op. cit., p.1.

93 Idem.

46

encarts recensant les éléments de « la presse d’avant-garde pour la libération inconditionnelle

de la personne humaine »94 : parmi ses revues, figure L’Unique. Ce dernier fait l’éloge de

libertaires qui participent d’un combat mené contre l’ordre moral. Le numéro de juillet-août

1955 mentionne ainsi le cas d’E. ARMAND, « glorieux militant libertaire » qui oeuvre en

direction des « minorités sexuelles » soumises à la persécution, tandis qu’il sanctionne Le

Monde libertaire pour avoir osé publier un article « burlesque » mais révoltant de Jean

LAMPRETRE intitulé « les pédés font la loi ; la rose et le résidu »95. Mais il condamnera les

tentatives de reprise de l’homosexualité dans Le Crapouillot, journal aux tendances

« extrême-droitières » pour son numéro spécial sur l’homosexualité en 195596. A partir de

1955, succèdent aux encarts sur la scientificité du journal, des encarts davantage accès sur la

logique du combat militant.

Futur accorde beaucoup d’importance à la problématique de la sexualité des mineurs

et de l’initiation à la question sexuelle. Le journal entend faire en sorte que les mineurs

puissent jouir des plaisirs du corps, au-delà de la pression morale du milieu familial qui ne fait

que reproduire l’idéologie conservatrice de « Tartufe ». De même, le journal réfute l’idée

d’éducation sexuelle, car celle-ci ne ferait que leur enseigner la forme d’une sexualité

aseptisée. Une thèse défendue est que l’Occident ne sait pas mettre en discours la sexualité et

que notre époque contemporaine (la société française conformiste de l’après-guerre) est

caractérisée par un conformisme sexuel qui, au nom de normes sociales ou d’impératifs

religieux, oppresse le désir et empêche son accomplissement. Le texte « De la marié de 15 ans

à l’ami de 18 ans » du numéro 1 s’inscrit dans une logique de combat contre ce conformisme

sexuel : relatant le fait divers d’une mineure de 16 ans venant d’accoucher d’un enfant, le

journal s’exclame « Voilà une demoiselle qui n’a pas perdu son temps puisqu’à 15 ans elle

s’est débarrassée de tous les conformismes et de tous les complexes de notre bonne

civilisation »97. La sexualité doit se vivre de manière individuelle, dans une perspective de

découverte et de libération du désir (« Chaque individu est un cas particulier. La sexualité de

chacun aussi »98). Or Futur dénonce le modèle familial français (et même occidental) où

l’enfant n’est pas considéré comme une adulte en puissance à qui on accorderait une attention

réelle : « Vous savez bien que notre civilisation est pratiquement placée sous la dictature des

« vieux » de 40 à 50 ans, et qu’on est toujours le gosse de ses parents. »99. Le journal de

94 Futur, numéro 5, op. cit., p.3.

95 Futur, numéro de juillet-août 1955, « séminaire gay », p.4.

96 Nous reparlerons de ce numéro du Crapouillot ultérieurement.

97 Futur, numéro 1, op. cit., p.1.

98 Idem.

99 Rubrique « si nous vivions au moyen-âge », Futur , numéro 1,p.2.

47

THIBAULT reproche également à l’éducation sexuelle que l’on souhaiterait donner aux

enfants d’être centré sur l’unique modèle de l’hétérosexualité reproductrice. Enfin, sur l’idée

que l’Occident s’est fourvoyé depuis des siècles dans la constitution de ses normes morales et

familiales, on pourrait citer l’article « Un Noir nous donne une leçons de modestie », dans le

numéro 1 : il relate le discours d’un délégué du Libéria qui, à une assemblée générale de

l’ONU, fait l’éloge de la polygamie et a « stigmatisé « l’hypocrisie » des civilisations

occidentales » sur ce sujet100. Mais Futur, sur le plan de la liberté sexuelle des mineurs, tend à

développer une imagerie qui s’oriente vers la pédérastie : le numéro de juillet-août 1955 fait

l’éloge du dessinateur Tony DELATRE qui fait, dans Paris libéré, de superbes dessins de

jeunes garçons qu’il pare de certains attributs de la féminité (grâce du visage, etc…)101, la

dernière page du numéro d’octobre 1955 reproduit sur toute la surface de la feuille un dessin

d’adolescent d’une extrême beauté102, le numéro d’avril 1956 publie des photos d’enfants avec

la légende : « Prouesses sportives, dissertations philosophiques, mathématiques, rien n’est

trop difficile à comprendre pour eux… sauf le domaine de la sexualité, là, on les transforme

en êtres vagissants et on s’empresse de penser – voire de crier – pour eux »103.

Enfin, Futur a tenté de développer un discours communautaire, mais différent de celui

d’Arcadie : le journal de THIBAULT publie des encarts publicitaires pour des commerçants

homosexuels ou disposés à accueillir des homosexuels, à l’image de la publicité « Le Coup

de Frein, bar-restaurant, 3 rue Constance, Paris, « le seul endroit de Paris où l’on est vraiment

« entre nous » » Intimité – Gaieté » », il fait référence à des organismes internationaux

comme l’International Committee for Sexual Equality (l’ICSE d’Amsterdam) dans le numéro

  1. Si Arcadie et Futur étaient divergents sur de nombreux points, cela n’empêchait pas

certains membres d’Arcadie de correspondre avec Futur, comme le témoigne cette lettre de

Serge TALBOT, l’un des principaux auteurs de la revue, à propos de « Tartufe » : « Tartufe

s’empresse de montrer qu’il est plus intelligent que ses laquais, et qu’il ne croit pas aux

préjugés qu’il exploite : à un lycée, il donne le nom de Rimbaud, à un collège celui de

Proust »104. Enfin, là où Arcadie fait une distinction catégorique entre les homosexuels et les

« folles », faisant de l’efféminement une attitude inconciliable avec l’homophilie arcadienne,

Futur semble au contraire tolérer le spectacle des « folles » de Saint-Germain-des-Prés,

comme l’atteste l’article « Saint Germain des Prés, capitale du non conformisme » dans son

numéro 1. Même cette tolérance ne va pas jusqu’à l’approbation (« nous ne prenons pas partie

100 Futur, numéro 1, op. cit., p.4.

101 Futur, numéro de juillet-août 1955, p.4.

102 Futur, octobre 1955, p.4.

103 Futur, avril 1956, p.3.

104 Futur, numéro 5, p.3.

48

pour les danses échevelées […] sur le boulevard Saint Germain »), cette idée de liberté

sexuelle et de subversion des normes est appréciée par Futur dans le cadre de la lutte contre

l’ordre puritain (« C’est un hérisson dans la gorge de nos tartufes militants »105).

D’autres modèles « identitaires » sont également en vogue à l’époque. Par exemple,

Juventus (dont le premier numéro paraît en mai 1959) et qui durera jusqu’en 1960, propose

une autre manière de concevoir son rapport à l’homosexualité. Juventus rejette

catégoriquement, comme Arcadie, l’efféminement des « folles » de Saint-Germain-des-Prés,

mais, comme Futur, revendique une dimension de reconnaissance (sociale) et un combat pour

la liberté sexuelle. Les dessins et les photos de la revue, dans la lignée des premières pages de

Futur, sont orientés vers la présentation de corps jeunes, athlétiques et beaux 106. D’autres

revues et journaux sont également diffusés à l’époque comme Gioventu, sous la direction de

Jean-Jacques THIERRY. Mais ces journaux ne survivent généralement pas plus d’un an.

Ainsi, il nous faut tirer une première conclusion sur ces modèles d’expression de

l’identité homosexuelle. Penchons-nous d’abord sur la question de la référence à l’identité (de

groupe). Le modèle de l’homophilie d’Arcadie semble l’avoir emporté sur celui de Futur,

puisque la revue de BAUDRY paraîtra sur trois décennies. Et en 1968, quand Dominique

DALLAYRAC rédigera son Dossier Homosexualité107, vaste enquête journalistique sur le

problème homosexuel, il mentionnera parmi les canaux d’expression la traduction française

de Der Kreis (Le Cercle) et Arcadie mais il fera l’impasse sur Futur. Néanmoins, Futur ne fut

pas pour autant une publication éphémère et sans importance. Le journal fut publié pendant 4

ans, ce qui prouve qu’il bénéficiait d’un certain dynamisme et d’un réel lectorat, car la période

fut marquée par une certaine oppression juridique (interdiction à l’affichage, à la vente en

kiosque), ce qui fait qu’une revue ne devait sa survie que par son réseau (plus ou moins

restreint de diffusion). Or Futur ne doit ses interruptions et son arrêt définitif qu’à des raisons

juridiques (attaques contre THIBAULT) et non à un manque de lectorat (le « courrier des

lecteurs » est par ailleurs une rubrique assez nourrie dans les colonnes de Futur). Donc, cela

signifie bien qu’Arcadie n’a pas le monopole de la « conceptualisation de l’homosexualité »,

et qu’elle n’est pas représentative de l’ensemble de la condition homosexuelle. Mais la force

de son réseau (gens bien placés, personnalités installées, etc.) a fait qu’elle a imposé, pour la

mémoire du mouvement homosexuel (qui se formera dans les années 1970), l’image qu’elle

105 Futur, numéro 1, p.2.

106 Ces informations sont fournies par « Des folles de Saint-Germain des Prés au Fléau social ; le discours

homophobe dans les années 1950 : une expression de la haine de soi ? », publié dans Haine de soi – Difficultés

d’identités », sous la direction de E. BENBASSA et de J.C. ATTIAS, Paris, éditions Complexe, 2000..

107 DALLEYRAC Dominique, Dossier Homosexualité, 1968, fonds GKC.

49

voulait définir de l’homosexualité, c’est-à-dire surtout la notion de faute morale et la volonté

de respectabilité pour contrebalancer le sentiment de culpabilité. Intéressons-nous maintenant

au contenu de cette identité. Les différents modèles proposés correspondent bien aux

mentalités de l’époque : celle, majoritaire de conformisme moral et religieux, à laquelle

répond Arcadie ; et celle, minoritaire, du souffle de la modernisation de la société française,

de l’essor de la logique de consommation et d’épanouissement dans le modèle consumériste,

de l’esthétique du corps qui commence à être objet de soin, de la jeunesse apportée par la

forte croissance démographique, des revendication des libertés individuelles, qui commencent

à poindre dans la France de la fin des années 1950 et qui correspondent à l’esprit jeune,

optimiste et arrogant de Futur. On pourrait dire que Futur était sans doute trop en avance sur

son temps pour réellement s’imposer… L’identité qui est revendiquée dans toutes ces

productions militantes est celle d’une homosexualité non exclusive, non essentialisée (même

si elle commence à le devenir peu à peu, de manière indirecte, dans la rhétorique de cette

presse), puisqu’elle n’est pas encore identité politique. D’un côté comme de l’autre, un

modèle communautaire est prôné (modèle qui se dénie lui-même en tant que tel dans certaines

pages d’Arcadie), sur un mode littéraire et intellectuel pour la revue de BAUDRY, tandis que

Futur a un modèle communautaire presque politique, mais qui ne l’est pas tout à fait : chez

lui, la critique de l’ordre moral (du pouvoir et du M.R.P.) n’est pas doublé d’un projet visant à

donner un contenu à cette homosexualité revendiquée. Et puis, pour Futur, ce n’est pas tant

l’homosexualité qui est revendiquée comme telle que la libération de tous les désirs et de

toutes les sexualités au profit des notions de Liberté et d’Egalité. Et Futur, à la différence

d’Arcadie, ne fut pas un Club.

  1. II) Le discours des années 1970 : la naissance de l’identité politique

Les années 1970, dans la foulée des revendications libertaires de mai 68, sont

caractérisées par un changement majeur des représentations de la sexualité et des valeurs

morales à partir d’une impulsion venant des milieux étudiants et universitaires. Le Marxisme

a introduit dans de nombreux champs intellectuels et notamment dans celui de la réflexion

politique l’idée de révolution et de lutte contre une domination de type économique ou

idéologique. Le discours sur l’identité homosexuelle qui va en sortir transformé :

l’homosexualité devient objet de revendication politique contre une oppression sexuelle. Ce

faisant, elle se radicalise et donc s’essentialise en tant que raison d’être de mouvements de

type politique. De pratique sexuelle, elle devient une réelle identité politique et, perçue en soi

50

et dans des frontières conceptuelles strictement délimitées, elle devient exclusive. En 1971, le

Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire amorce un tournant dans la définition de

l’identité homosexuelle.

1) Le radicalisme du FHAR: une simplification politique et rhétorique de la nature de

l’homosexualité.

Le FHAR (Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire) naît en 1971 suite à

l’irruption de militants homosexuels (dont un nombre important de lesbiennes) dans la salle

Pleyel lors de l’enregistrement de l’émission de radio de Ménie GREGOIRE consacrée ce

jour-là à « l’homosexualité, ce douloureux problème ». Considérant qu’il faut rompre avec

cette vision « stigmatisante » de l’homosexualité et revendiquer haut et fort son désir (c’était

l’une des leçons de 1968), les militants fondent le FHAR dans la foulée de ce boycottage au

retentissement médiatique assez fort. Le FHAR aura eu un rôle plus que symbolique que réel.

Dans les années 1970, le groupement associatif et politique qui aura enclenché le plus de

processus en faveur de la reconnaissance des homosexuels dans la société française et de

l’abrogation des lois discriminatoires est sans conteste le GHL (Groupe de Libération

Homosexuelle) comme nous le verrons aux chapitres 8 et 9. Il n’empêche que le FHAR aura

tracé un sentier d’évolution et aura joué le rôle de précurseur, notamment dans la culture de la

spontanéité révolutionnaire qui s’incarne dans l’activisme et le goût de la manifestation

populaire. Il faut agir pour agir, comme en témoigne par exemple la prise de participation au

défilé du 1er mai de 1971, ce qui aura pour effet de s’attirer les remontrances des formations

politiques de gauche traditionnelles, comme nous le verrons au chapitre 12. Le FHAR

organise des meetings dans un amphithéâtre des Beaux-Arts chaque jeudi de 18h à 20h.

Le FHAR aborde de face le problème de la réflexion sur l’homosexualité. Nous allons

tenter de saisir ce que leur champ conceptuel a comme implication sur le dispositif de

perception de la sexualité. Ce projet de définition des identités sexuelles est énoncé dans le

documentaire vidéo de Caroline ROUSSOPOULOS (1971)108; vidéo qui fera connaître le

FHAR par sa diffusion aux réseaux homosexuels traditionnels (certains membres d’Arcadie

s’engagent au FHAR et répercutent les échos du mouvement). Il est également défini dans Le

Rapport contre la normalité (1971)109 et dans les articles que le FHAR fait paraître dans la

revue, d’inspiration révolutionnaire et libertaire de SARTRE, Tout ! (numéros 12, 13 et 14) en

  1. 1972110. Le FHAR légitime pour des soucis d’efficacité politique la réification de l’identité

108 ROUSSOPOULOS Carole, FHAR, 1971, film vidéo, fonds GKC.

109 FHAR, Rapport contre la normalité, 1971, fonds « homosexualités », BDIC.

110 Ces numéros de Tout ! sont consultables, en version numérisée, sur le site Internet du « séminaire gay ».

51

homosexuelle, en une pratique exclusive, inconciliable avec l’idée d’une homosexualité vue

comme un aspect d’une bisexualité générique, car dans leur conception (marxiste) des

rapports de force du monde social, la bisexualité peut être récupérée par le système bourgeois

de la cellule hétérosexuelle vouée à la transmission du Capital et à la domination de l’homme

sur la femme. Le couple homosexuel peut et doit être le « couple de l’Egalité », parce que

l’identité de genre entre les deux partenaires met fin à la spirale de la domination de l’élément

masculin sur l’élément féminin, mais à condition que ce modèle de couple nouveau ne

« mime pas le couple hétérosexuel » 111. De même, certains discours ont pu tendre à une

naturalisation des clivages homosexualité / hétérosexualité : dans certains documents (vidéo

susmentionnée, presse des groupes du FHAR : L’Antinorm, Gulliver, Le Fléau social), la

définition de l’homosexualité passe par un discours qui tend au messianisme tant l’essence de

l’homosexualité est à même de fonder un nouveau projet de société, ou du moins, de créer au

sein du monde homosexuel une antithèse du couple hétérosexuel qui mettrait fin à la

domination presque naturelle de l’homme sur la femme. Notons néanmoins que, s’opposant à

la structure du couple hétérosexuel, la vision qu’a le FHAR du couple homosexuel reconduit

la structure qu’elle était censée détruire, et entraîne les représentations du couple homosexuel

vers l’idée d’ « hétérosexualisation » du mode de vie. Il y a donc naturalisation d’une

opposition entre les sexualités (homo- , hétéro-), mais les deux termes mis en opposition ont

finalement la même structure. Cela concourre en réalité à un effet de symétrie qui renforce

l’opposition et la bipolarisation de l’espace des représentations de la sexualité. Mais gageons

qu’il s’agit là seulement d’une convergence de plusieurs discours de militants mais que

d’autres types de revendication ont aussi été portés par les discours politisants sur la sexualité

à la même période, comme par exemple ceux du groupe 5 du FHAR (les fondateurs du Fléau

social) qui eux fondaient leur revendication sur un autre espace conceptuel, non pas au sein

d’une opposition à l’hétérosexualité comme mode de vie, mais au-delà de ce clivage112.

Cependant remarquons qu’à ce moment là ils finissaient par dissoudre l’idée même

d’homosexualité au profit d’une pan-sexualité universelle qui ne souffrait d’aucune

codification.

Le FHAR s’inscrit contre la logique de ghetto, ce qui n’est d’ailleurs pas sans

paradoxe avec les effets de réification de la notion d’identité homosexuelle dans leurs

discours. Le FHAR vise le contact direct avec la foule et l’opinion publique mais il bute sur

une contradiction. Celle-ci vient de ce que la logique d’ouverture vers l’Autre vient se briser

111 On peut entendre ce raisonnement dans le documentaire vidéo de C. ROUSSOPOULOS.

112 Cf. le chapitre 8.

52

sur un discours de repli sur le groupe très virulent par lequel la spécification de ce qu’est

l’homosexuel, dans ses attributs génériques, s’effectue dans un rejet complet de

l’hétérosexuel défini, lui, comme un amalgame de tous les critères représentant la négativité

aux yeux des postulats marxistes et gauchistes : la bourgeoisie, l’oppression politique et

sexuelle, la primatie des intérêts particuliers sur les impératifs universalistes. De fait, si les

homosexuels représentent une « contradiction interne à la société » 113, puisqu’ils naissant de

la cellule hétérosexuelle bourgeoise, ils doivent s’opposer, selon leur essence, à cette cellule

qui est synonyme de division sexuelle et de domination de l’homme sur la femme, en puisant

leur énergie de leur potentiel de subversion que constitue leur homosexualité 114. La société

qui en est issue, hétérosexuelle et bourgeoise, revendique une morale « qui n’est pas faite pour

nous » (dira une militante115). Cette morale ne peut que dériver vers la valorisation d’un ordre

policier et les hétérosexuels sont souvent synonymes, dans les discours du FHAR, d’

« hétéroflics ». Il y a également dans les discours du FHAR association entre l’ « hétéroflic »

et le père de famille qui veille sur sa famille comme le « flic » veille sur le bon

fonctionnement de l’ordre social, dans l’idée de la sauvegarde des valeurs morales

bourgeoises qui se centrent autour de la famille et de la (re-)production d’enfants.

Au sein des AG du FHAR qui se veulent être de libres espaces démocratiques de

discussion, les militants exposent leurs problèmes, ce qui permet de constater que beaucoup

d’entre eux éprouvent encore des formes de honte de soi. Ainsi, un militant déclare en public

se sentir à présent bien en tant qu’homosexuel mais ne pas se sentir libéré en tant que passif

dans le rôle sexuel qu’il occupe dans la relation avec son partenaire 116…Un autre déclare :

« je peux assumer des rapports homosexuels », mais il ne peut se résoudre à se déclarer

publiquement comme homosexuel. La question identitaire semble tirailler de nombreuses

personnes et elle représente l’enjeu même des réunions publiques du FHAR.

Le FHAR fonde son unité sur une logique du dynamisme révolutionnaire poussé à

outrance. Le mouvement, en 1971, apparaît comme une vague en plein essor. Son poids est

essentiellement symbolique : loin de représenter une masse, ses quelques actions dans

l’espace public (manifestations, bouleversements de la circulation automobile en plein Paris,

etc.) et sa médiatisation par le numéro 12 de Tout ! en 1972 lui confère néanmoins un rôle non

moindre de perturbation. Le FHAR connut des répliques au mouvement dans nombre de

113 Propos tirés du documentaire de C. ROUSSOPOULOS.

114 Notons au passage l’influence des féministes du MLF dans ce discours de revendication féminine face à

l’oppression masculine.

115 Propos tirés du documentaire de C. ROUSSOPOULOS.

116 Idem.

53

grandes villes de Province (Bordeaux, Rennes, Aix-en-Provence, Lyon,etc.). Nous

développerons tous ces aspects au chapitre 8.

Le FHAR fit l’effet d’une véritable explosion dans le domaine des représentations de

l’homosexualité et du contenu du discours de regroupement communautaire. Néanmoins,

cette explosion fit long feu, les trop grandes contractions théoriques débouchant sur un arrêt

de la réflexion. Ainsi, dans une lettre de 1973 à Daniel GUERIN, Jean DANET évoque ses

contacts avec les « gars du FHAR » et souligne la dimension de changement dans la

conception du rapport à soi : « je dois dire que pour ma part, tout ceci me change beaucoup de

la léthargie d’étudiant sage que j’ai vécu [..] jusqu’à cette 19ème année. » 117. Cependant, il

reconnaît aussi que l’engagement au FHAR peut devenir vite « sclérosant ».

2) L’inversion des rapports du culturel et du politique dans la définition de

l’homosexualité.

Dans la lignée de l’orientation et de l’impulsion données par le FHAR, le Groupe de

Libération Homosexuelle apparaît en 1974 et développe un discours résolument politique.

Des Groupes de Libération Homosexuelles voient le jour en Province et fondent des

permanences dans de nombreuses grandes villes (Aix-en-Provence, Bordeaux, Lille, etc.). Le

rapport à l’identité de groupe passe d’abord dans un discours politique. Le FHAR aura donc

introduit le passage de l’identité homosexuelle sur le champ du politique. Cela ne veut pas

dire que la réflexion sur l’identité ne passe plus par un rapport au culturel (les débats se

poursuivent sur l’homosexualité et la définition d’une culture homosexuelle, les festivals de

culture gay et lesbienne verront le jour, la culture camp développera la question de la rigidité

et de la visibilité de ces identités, les GLH disposeront tous de leurs centres de

documentation), mais à présent tous les débats sur le contenu culturel de l’homosexualité

(quelles références communes, quelles icônes, quelles symboles adopter ?) se fondent sur une

identité de base, fixe et stable, qui est celle définie par le politique, c’est-à-dire une

homosexualité perçue comme une essence, caractérisée par l’exclusivité, et qui est différente

de l’hétérosexualité dont elle forme le pôle opposé dans l’espace de la sexualité. Par la suite,

en 1979, la fondation du Comité d’Urgence Anti-Répression Homosexuelle prolongera le

« combat » politique et consacrera donc la prédominance de celui-ci. Pour ce qui est de cette

politisation des registres du discours identitaire, nous étudierons mieux ces mouvements dans

les chapitres ultérieurs.

117 Lettre du 21 / 02 / 1973, fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 7, pochette « divers 1970 ».

54

On assiste donc à une inversion des rapports du politique et du culturel dans l’idée

d’identité homosexuelle. Avant la coupure de 1968-1971, la référence à l’homosexualité était

essentiellement culturelle (Arcadie et son modèle littéraire, par exemple). Le politique était

inclus dans le culturel : en effet, il n’y avait pas de revendication politique dans les

mouvements des années 1950, seulement des éléments de politisation « feutrée », car on peut

toujours dire que le fait de se constituer en association et de porter une parole plus ou moins

« publique » est déjà un acte politique. A partir des années 1970, le politique devient

prédominant, et le culturel y est inclus. Le culturel est mobilisé pour la justification d’une

identité fixe et politisée. C’est également, dans les discours, le passage du « pourquoi ? »

(« pourquoi suis-je homosexuel ? » pourrait être la question représentative de l’interrogation

arcadienne) au « comment ? » («l’homosexualité est un fait ; une identité. Comment à présent

peut-elle être reconnue politiquement et intégrée socialement ? » pourrait être une question

qui représenterait le projet des groupements des années post-68)118.

Enfin, signalons que 1971 n’est pas une rupture pour tous les homosexuels. Elle

affecte certes le discours dominant (ou celui qui sera retenu comme discours dominant a

posteriori) mais des voies divergentes continuent de se développer en marge de cette voie

politique. Nous y reviendrons au chapitre 10 .

Ainsi, nous avons tenté dans ce chapitre de retracer les évolutions du discours réflexif

sur l’identité, et de ses principales catégories conceptuelles. Cette évolution est capitale à

comprendre pour juger des orientations militantes et politiques. Il a de même simplement

donné une trame pour ce qui est des années 1970 qui feront l’objet d’une étude ultérieure. Son

propos fut souvent très abstrait. A présent, nous allons nous pencher sur d’autres éléments du

discours militant, moins théoriques mais tout aussi importants dans l’histoire sociale des

représentations culturelles des homosexualités.

118 C’est une piste de raisonnement que suggérait Michael POLLAK dans son article « L’homosexualité

masculine ou le bonheur dans le ghetto ? », de Michel POLLAK, in Communications, « Sexualités

occidentales », n° 35, Seuil, 1982.

55

Chapitre II

Les réflexions de Daniel GUERIN sur l’identité homosexuelle

A présent, nous pouvons évoquer les conceptualisations de Daniel GUERIN sur

l’homosexualité, telles qu’il les présente dans son oeuvre ou dans ses notes personnelles119.

Nous nous pencherons uniquement, pour ce chapitre, sur ses propositions théoriques et

problématiques sur le contenu de l’identité homosexuelle. Nous évoquerons les traits de ses

analyses de la discrimination de l’homosexualité dans les chapitres 5 et 6 et ses arguments en

faveur de la reconnaissance sociale des homosexuels dans le chapitre 7.

GUERIN a tenté, tout au long de sa vie, de comprendre les causes de l’homosexualité,

que ces causes soient sociales, psychologiques ou culturelles. Néanmoins, force est de

constater que son analyse de l’identité homosexuelle finit toujours par dissoudre l’essence

même de cette homosexualité dans une bisexualité générique qui assimile la sexualité à une

force universelle et cosmique. Ces réflexions figurent dans les principaux livres que Daniel

GUERIN consacra à l’homosexualité et à ses problèmes : Kinsey et la sexualité (1955),

Shakespeare et Gide en correctionnelle ? (1959), Wilhelm Reich et la révolution sexuelle

(1968), etc.120, dans les articles qu’il écrivit pour la revue Arcadie (« le drame de

l’homosexualité », « Proudhon et l’amour des garçons ») et dans ses écrits autobiographiques

(Un jeune homme excentrique, 1965, Le Feu du sang, autobiographie politique et charnelle,

1977). Ses ouvrages connurent un certain succès au-delà du seul public homosexuel et, par

119 Voir à ce propos, plus particulièrement, ses notes de lecture et ses brouillons (Fonds Daniel Guérin, BDIC,

Folio delta 721 / 15 /a,b,c,d,e,f,g,h,i,j). Si le reste du fonds GUERIN (notamment les cartons « sexualité ») donne

les conclusions des recherches de GUERIN, les cartons 721 / 15, d’un classement assez brouillon, présente la

recherche en train de se faire.

120 Se reporter à la bibliographie de Daniel Guérin, en annexe de ce mémoire pour un meilleur descriptif de son

corpus littéraire, historique et scientifique. Les ouvrages de Guérin sont consultables dans la section

« Ouvrages » de la BDIC.

56

conséquent, les réflexions de GUERIN sur la nature de l’homosexualité eurent un impact sur

les modes de représentations intellectuelles, militantes ou sociales de l’homosexualité à un

niveau plus général. GUERIN milita en Arcadie dans les années 1950 et 1960, avant

s’éloigner ce ton trop « petit-bourgeois », selon ses propres termes121, dans le sillage de mai

68 vers les mouvements plus radicaux et révolutionnaires comme le FHAR en 1971. Les

conceptions de GUERIN furent les mêmes tout au long de sa vie, il existe une continuité de sa

pensée de l’homosexualité. Même s’il existe une évolution qui va dans le sens de la

radicalisation (ce qu’il modérait en Arcadie, il le dit tel quel, voire l’exagère, dans le souffle

libertaire des mouvements des années 1970), ses postulats sont toujours les mêmes. Sur le

plan personnel, GUERIN fut marié (avec Marie HOLDEN en 1942) et eut deux filles ; il

entretint toute sa vie de nombreux amants. Mais GUERIN a toujours reconnu que son désir

principal était tourné vers les garçons : « Je me trouve être, à la fois, communiste libertaire et

bisexuel, avec une nette préférence pour mon propre sexe […] leur association a été à la

substance même de mon être » (compte-rendu d’un enregistrement vidéo fait à La Ciotat le 20

août 1979122). GUERIN a chanté son amour des garçons dans de nombreux poèmes qui furent

publiés dans Arcadie (le 15 janvier 1972, BAUDRY le remercie par télégramme

(pneumatique) de l’envoi de ses poèmes pour la revue) et qui sont aujourd’hui regroupés dans

un fascicule Pour l’amour des garçons123, tandis qu’il n’a eu pour la femme que quelques vers

aigris (« Dans ce siècle où la femme est un âcre sourire, / un coeur sec qui méprise et ne sait

pas aimer /[…] »124). Pour Guérin, l’homosexualité est indissociable du socialisme (l’amour

des beaux corps mène à l’amour des beaux ouvriers virils, et en couchant avec eux, l’on

découvre la condition prolétarienne et la volonté révolutionnaire125. Et la célébration de

l’homosexualité est consubstantielle à une idéalisation de la figure de l’ouvrier : les poèmes

de GUERIN associent ces deux images. Etudions à présent sa conception de l’identité

homosexuelle et ses implications.

  1. I) La bisexualité comme essence du monde

1) Le désir originel

121 GUERIN Daniel, entretien avec Pierre-André BOUTANG, in Daniel GUERIN, 1989, documentaire vidéo

disponible à la vidéothèque de l’Université Paris X Nanterre.

122 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, « archives », Folio delta 721 / 7.

123 BDIC, section « ouvrages », document dactylographié de 4 pages regroupant des poèmes publiés dans

Arcadie, numéro 251, novembre 1971.

124 In « A une femme », exemplaire dactylographié et brouillon, in Fonds Daniel Guérin, BDIC, Folio delta 721 /

7.

125 Voir nos chapitres 8 et 12 plus particulièrement pour l’étude de ce lien spécifique entre homosexualité et

politique.

57

Pour Guérin, l’homosexualité, prise stricto sensu, comme attirance exclusive n’existe

pas ou très peu : comme il le confie, dans un télégramme du 18 mai 1971, à David

THORDSTADT, militant homosexuel new-yorkais avec qui il a correspondu dans les années

1970, « Il existe très peu de vrais homosexuels, c’est-à-dire d’homosexuels exclusifs ». La

plupart sont capables de réagir positivement, en face d’un partenaire féminin. […] Il serait

plus exact de dire que nous sommes tous bisexuels avec un dosage variable de composantes

hétérosexuelles et de composantes homosexuelles »126. Selon Guérin, tout être humain est

capable d’avoir du plaisir sexuel et d’éprouver du désir amoureux avec les individus des deux

sexes. C’est ce qu’il prétend également dans une interview accordée au journal Homo 2000 en

1979 : « il faut vraiment être un malade mental pour ne pas être un peu bisexuel »127. En

1962, son très bel ouvrage Eux et lui livre une sorte de confession intime énoncée sur un

mode poétique : GUERIN, parlant de lui à la troisième personne, avoue sa bisexualité mais

considère celle-ci comme la forme la plus naturelle du désir (amoureux et sexuel) et la fait

reposer sur un principe cosmique qui régit l’ordre même de la nature, nature dont les hommes

ont oublié aujourd’hui les sourds impératifs : « Les temps viendront, frère, où la femme et

l’homme ne formeront plus deux espèces opposées, où l’amour des deux sexes sera reconnu

comme la forme la plus naturelle de l’amour, où mon champ visuel se confondra avec le tien,

où nos deux optiques s’élargiront au point d’embrasser, dans la joie, toute la splendide faune

humaine. »128. GUERIN veut renouer avec le mythe d’une indifférenciation totale et primitive

des sexes. Ce faisant, il retrouve certaines dimensions d’une métaphysique de type

platonicienne avec cette idée d’être pré-humains non différenciés sexuellement129 : « Notre

époque, a si bien perdu la notion des vérités premières qu’elle s’est béatement installée dans

la scission des sexes. L’aspiration à l’androgynie est, pourtant, vieille comme le monde. On la

retrouve dans PLATON. Le néo-platonisme antique l’a transmise à des auteurs chrétiens :

ainsi, Jean SCOT, dit Erigène, qui vécut au IXème siècle, considéra comme « le but supérieur

de l’humanité » « de restaurer l’Unité brisée par le péché originel, d’où résulte, entre autres

misères, la distinction des sexes »130. GUERIN déclare retrouver la trace de cette conception

antique dans les sonnets de SHAKESPEARE et cite le cas de l’écrivain viennois Otto

WEINIGER qui s’est donné la mort devant le refus de se conformer à un monde institué sur la

126 Télégramme de Daniel GUERIN à David THORSTAD, Fonds Daniel Guérin, BDIC, carton Folio delta 721 /

14, dossier 1.

127 Homo 2000, numéro 4, 3ème trimestre 1979, article « Entretiens avec Daniel Guérin », Fonds Daniel Guérin,

BDIC, carton Folio delta 721 / 15 / A (de 1 à 12) , pochette 9.

128 GUERIN Daniel, Eux et lui, 1962, éditions GKC, Lille, 2000, p.52.

129 GUERIN Daniel, op. cit., pp.80-81.

130 GUERIN cite ici REINACH Salomon, lettres à Zoé, II, 1926, p. 19.

58

base de la division des sexes. Notons que GUERIN a lu avec précision et intérêt le livre de

WEINIGER Geschlecht und Charakter (parution posthume en 1903) et qu’il a pris de

nombreuses notes sur cette théorie de la bisexualité131. Pour GUERIN, l’obsession

inconsciente de cette figure originelle expliquerait son goût pour le corps et le visage des

jeunes adolescents, filles ou garçons, qui n’ont pas encore les attributs corporels nettement

différenciés selon leur sexe132. Cette argumentation de type métaphysique, voire

psychanalytique, lui permet de normaliser la bisexualité (; l’amour des deux sexes), ce qui est

un moyen de casser la spirale de l’oppression exercée à l’encontre de l’homosexualité, et de

limiter la prépondérance du point de vue « hétérosexuel » : « l’amour des deux sexes serait

admis et reconnu comme la forme la plus naturelle, la plus courante et la plus complète de

l’amour, où son champ visuel se confondrait avec celui des « hétéros » masculins, où son

optique et la leur s’élargiraient, convergeraient au point d’englober toute la splendide faune

humaine. »133.

2) Une origine oubliée

Par la suite, GUERIN conservera ce discours et l’exprimera à nouveau, dans un style

plus radicalisé, dans l’un de ses derniers ouvrages, Homosexualité et révolution (1983) où il

évoque l’omniprésence, dans le monde, de l’universalité bisexuelle. Il y établit une distinction

entre l’homosexuel exclusif et le bisexuel : si le second est caractérisé par une pratique

sexuelle libre et conforme à l’ordre naturel du désir, le premier, extrêmement rare, est en train

d’être valorisé par l’émergence d’une nouvelle manière de concevoir son homosexualité (la

culture communautaire de ghetto qui suit l’apparition de l’identité politique dans les années

1970). GUERIN rappelle que cette nouvelle tendance va à l’encontre de l’instinct bisexuel

« cosmique » : « le mot homosexualité ne devrait-il cerner qu’une minorité d’individus que

les hasards de la vie, ou la répétition pavlovienne, ou encore le complexe de castration ont

accoutumé à se détourner du sexe féminin ? »134. Les conditions qui ont entraîné la diffusion

de la représentation de l’homosexuel exclusif sont à trouver dans deux tendances, l’une

ancestrale, l’autre récente. La première repose, selon GUERIN, dans la morale chrétienne et

bourgeoise qui a fondé un pareil préjugé dans une logique de dépréciation d’une forme

d’amour qui ne permet pas la reproduction de la vie ; la seconde vient des homosexuels eux-

131 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 15 / e : notes de lecture.

132 GUERIN Daniel, op. cit., p.84.

133 GUERIN Daniel, op. cit., p.85.

134 GUERIN Daniel, Homosexualité et révolution, 1983, Cahiers du Vent du ch’min, consultable également sur le

site Internet du « séminaire gay » sous forme de document html, non paginé.

59

mêmes qui, en s’appropriant sans le savoir le stigmate que l’ordre moral bourgeois leur a

imposé, ont reconduit ce préjugé. Celui-ci justifie une représentation socio-culturelle qui se

« naturalise » par la suite dans les pratiques et la définition de l’identité homosexuelle. Pour

reprendre les concepts des gender studies, la théorie de GUERIN veut que le préjugé

millénariste de la bourgeoisie et de la religion ait réifié les notions de genres (sexuels) puis les

ait assignés sur la sexualité, sur le plan des représentations et des idées normatives, avant que

les homosexuels militants eux-mêmes ne transposent ces figures normatives dans le cadre du

réel positif et de leurs pratiques. C’est ce constat que GUERIN avait alors exprimé 4 ans plus

tôt au cours de l’Université d’Eté homosexuelle de Marseille en 1979 et que nous avons

reproduit en amorce de ce chapitre. Pour GUERIN, la libération de la sexualité passe par

l’affirmation de la bisexualité qui devrait balayer le clivage hétérosexuel / homosexuel et faire

disparaître la notion même d’homosexualité : « Le mot devrait tomber en désuétude au fur et

à mesure que disparaîtraient les homophobes, les préjugés à l’égard de la chose, et enfin les

foudres d’une Eglise [ …] »135. La sexualité primaire et originelle se passe donc de

classification exclusive des orientations sexuelles.

  1. II) La réduction de cette bisexualité imposée par la morale bourgeoise : la fermeture du

monde homosexuel sur lui-même

1) Une réflexion historique sur le changement des dispositifs de la sexualité

Selon GUERIN, la bisexualité fut donc niée en tant que force matricielle et créatrice

contre laquelle la bourgeoisie s’est positionnée.

Pour montrer l’ancrage historique et l’évolution de ce dispositif de restriction de la

bisexualité, Daniel GUERIN se réfère à une époque où les relations bisexuelles (ou

homosexuelles, mais avec un partenaire qui ne se définit pas comme homosexuel) se nouaient

couramment sans qu’elles soient nécessairement mises en discours. GUERIN convoque en

effet le monde ouvrier des années 1920 et 1930 (dans des entretiens comme celui réalisé pour

l’ouvrage Paris gay 1925136). Dans un entretien avec le journal Gai Pied d’avril 1980,

GUERIN confie que « dans les années folles, la drague homosexuelle n’était pas marginale »

  1. 137. De même, dans une interview accordée à Homo 2000, GUERIN convoque sa propre

biographie, ses amours de jeunesse pour des ouvriers et considère que la dimension de

contestation des barrières de classe que peut conférer la drague homosexuelle était

135 GUERIN Daniel, Homosexualité et Révolution, op. cit..

136 BARBEDETTE G., CARASSOU M., Paris Gay 1925, Entretien avec Daniel GUERIN, 1981, Paris, Presses

de la Renaissance, fonds GKC.

137 Copie de l’article consultable dans le fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 15 / A, dossier 9.

60

parfaitement inscrite dans l’atmosphère de l’époque : il y avait alors « Des quantités de jeunes

n’ayant aucun préjugé défavorable vis-à-vis de l’homosexualité, ils étaient bisexuels, sans le

savoir et sans le dire »138. Pour GUERIN, le monde social qui s’est peu à peu dessiné dans le

monde des années 1950 et qui s’est imposé par la suite a été celui d’une homogénéisation

culturelle et d’une unification morale autour des valeurs et des discours de la bourgeoisie ; et

c’est par cet embourgeoisement généralisé (pas forcément au niveau des revenus mais au

niveau des normes morales) que la discrimination a commencé : « Il n’y a aucun doute que la

discrimination est maintenant plus forte qu’à l’époque de ma jeunesse. Cette soi-disant

révolution sexuelle n’a pas du tout été dans le sens que nous pouvions souhaiter »139. Il

faudrait savoir si ce jugement de GUERIN (sur lequel il revient régulièrement dans les années

1970 et 1980) est réellement fondé pour la période de l’entre-deux-guerres : de fait, sur les

dernières années de sa vie, GUERIN se focalise sur ces souvenirs et on peut se demander si le

regard a posteriori ou même la vieillesse ne l’amènent pas à idéaliser ce passé et à en faire

une sorte d’Eden pour l’homosexualité non exclusive140. Néanmoins, les travaux universitaires

de Florence TAMAGNE, pour la vie homosexuelle parisienne141, et de George CHAUNCEY,

pour le New-York gay142, montrent que le monde de l’homosexualité du début du siècle et de

l’entre-deux-guerres était particulièrement visible et communiquait souvent avec le monde

non homosexuel (au cours de relations sexuelles et de brèves rencontres amoureuses), malgré

une répression sociale qui était déjà très forte. A évoquer rapidement la thèse de

CHAUNCEY, celui-ci montre en effet qu’avant 1945, l’identité sexuelle se définit en fonction

de l’appartenance à un genre, tandis qu’après 1945, l’identité sexuelle se définit par rapport au

choix de l’objet sexuel. Ainsi, un ouvrier viril qui couche avec un homosexuel (et qui occupe

en plus le rôle actif dans la relation sexuelle) ne se définit pas comme homosexuel. Dans la

seconde moitié du XXème siècle, peu à peu, toute personne qui a une relation sexuelle avec

une personne de même sexe se catégorise elle-même comme homosexuelle, quelque soit son

rôle sexuel dans la relation et la fréquence de ces rapports.

138 Copie de l’interview disponible dans le fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 15 / A, dossier 9.

139 GUERIN Daniel, Homosexualité et révolution, op. cit..

140 Patrick CARDON nous confiait en effet en entretien que lors des quelques entretiens qu’il a pu avoir avec lui,

au début des années 1980, GUERIN vieillissait et était amené à faire quelque fois des raisonnements singuliers

qui, s’ils étaient toujours très logiques et cohérents du point de vue du concept, étaient assez déconnectés de la

réalité empirique. Voir annexes : « Entretien numéro 2 avec Patrick CARDON »

141 TAMAGNE Florence, Histoire de l’homosexualité en Europe ; Berlin-Londres-Paris, (1919-1939), Seuil,

  1. Voir plus particulièrement la partie « Le fantasme ouvrier », p.391.

142 CHAUNCEY George, Gay New York, 1994, edition française Fayard, 2003. Voir plus particulièrement la

première partie et le chapitre “L’invention des identities pédés et l’apparition de l’hétérosexualité dans la culture

bourgeoise”, pp.129-167.

61

2) Une nouvelle interprétation de la révolution sexuelle dont GUERIN est le témoin.

Toujours est-il que les propos de GUERIN proposent une nouvelle interprétation de la

révolution sexuelle qui influença dans les années 1960 et 1970 les modes de représentation de

l’identité sexuelle (et homosexuelle). L’idée généralement admise est que l’homosexualité

profite du souffle libertaire de 68 pour s’imposer comme pratique sexuelle légitime, avec la

libération des moeurs qui fait que l’hétérosexualité devient autant une sexualité de plaisir que

de reproduction, ce qui légitime indirectement la relation homosexuelle. Mais, dans le

raisonnement de Daniel GUERIN, ce schéma « classique » d’explication de la politisation et

de la « visibilisation » de l’homosexualité est à relativiser, même si l’on parle davantage

d’homosexualité après 68 qu’avant. Pour GUERIN, la « désacralisation » de l’union

hétérosexuelle n’aurait pas contribué au repli du monde homosexuel sur lui-même : dans une

société où la religion était très prégnante, le mariage et la virginité féminine avant mariage

sont hautement valorisés, comme en témoignent certaines lettres adressées à GUERIN en

1956, et qui s’insurgeaient contre ses idées de permissivité sexuelle exprimées dans Kinsey et

la sexualité143. Et GUERIN fait remarquer que beaucoup de jeunes ouvriers (ou autres

membres des classes populaires) n’hésitaient pas, avant le mariage et en l’absence de

possibilité d’avoir des relations sexuelles féminines, à recourir à des expériences sexuelles

dans le monde homosexuel, sachant que les rapports homosexuels dans certains lieux de

drague (pissotières, arrière-salle de « clubs », etc.) sont anonymes, furtifs et souvent

gratuits144. La suppression de cette possibilité après la libération sexuelle a ainsi pu expliquer

la fermeture du monde homosexuel sur lui-même (devenant ghetto ou communauté), la

naturalisation de la bipolarisation homosexualité / hétérosexualité, ainsi que la définition de

l’homosexualité (qui renforce son caractère exclusif). On le voit ici, GUERIN tient un

raisonnement qui n’est pas sans rappeler celui de Michel FOUCAULT (La volonté de savoir,

1976) selon qui la révolution sexuelle, loin de libérer réellement la sexualité des contraintes et

des normes qui l’inséraient, a participé d’une mise en discours de la sexualité qui a prolongé

le contrôle que l’ordre social peut exercer sur elle, en la rendant désormais visible, donc

pouvant être surveillée, et en faisant d’elle un objet de connaissance. Dans le premier numéro

de Sexpol, revue d’études sur la politique et la sexualité, d’inspiration reichienne, dans

l’entretien titré « à confesse » avec Gérard PONTHIEU, Daniel GUERIN soutient que la

143 Nous y reviendrons ultérieurement. Références des sources : Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 /

12.

144 CHAUNCEY, dans Gay New York, fait la même remarque sur les milieux ouvriers dans le New York des

années 1920-30, surtout dans la première partie de l’ouvrage.

62

révolution sexuelle fut plus une régression qu’une évolution pour ce qui est de

l’homosexualité : évoquant son livre Mémoires d’un jeune homme excentrique (1965), il

soutient qu’en 1925-1930, les moeurs sexuelles étaient très souples dans le monde ouvrier,

mais qu’aujourd’hui, avec « l’embourgeoisement de la classe ouvrière, par la télé, le cinéma,

tous les modèles de la classe dirigeante », « ils [les ouvriers] sont beaucoup plus réticents à

l’égard de l’homosexualité »145.

Pour GUERIN, la révolution sexuelle a eu l’effet pervers de généraliser et d’étendre,

au lieu de la combattre, la mentalité bourgeoise. Celle-ci a donc accru la pression morale qui

tendait à faire en sorte que les homosexuels exclusifs, minoritaires, changent d’orientation ou

se morfondent, et que les bisexuels privilégient le versant hétérosexuel de leur instinct sexuel.

Telle est la morale de la nouvelle L’Ange Gabriel que GUERIN écrit pour le journal Gai Pied

en mai 1981 pour son numéro 26146 : cette nouvelle, présentée comme un « conte vécu »,

raconte une histoire d’amour entre une homme d’âge mûr (GUERIN, parlant de lui

indirectement dans son écriture à la 3ème personne) et un jeune marin (nommé Gabriel) d’une

vingtaine d’année. L’histoire se déroule au début des années 1950. GUERIN nous dit de ce

« matelot » qu’ « il a la capacité de prendre du plaisir sans se forcer avec les deux sexes »147.

Le jeune marin a également une maîtresse et le moment arrive où il doit choisir entre l’un de

ses deux amours. Et le choix se fait en mars-avril 1952, nous dit GUERIN, en vertu du

« formidable consensus bourgeois, [de] l’écrasante pression de la « morale », [de] l’entente

physique plus courante et facile entre désirants du sexe opposé ». Dans le post-scriptum de la

nouvelle, GUERIN considère que « l’ange » n’était pas responsable de ce choix et que tous

les garçons de son espèce « pâtissent, eux, d’un ordre social contre lequel je suis en

guerre. »148. Le monde des travailleurs (modestes) s’est vu ainsi imposer des valeurs

bourgeoises, faites d’hypocrisie, ce qui ne veut pas dire que la bourgeoisie est un milieu où

l’homosexualité est impossible : toujours est-il que l’homosexualité est cachée dans le monde

bourgeois, pratiquée sans être mise en discours. Mais quand le monde ouvrier a intériorisé les

valeurs bourgeoises, sa franchise naturelle (GUERIN a foi dans la bonté fondamentale du

peuple prolétarien et le sens commun) a fait qu’il n’a pas su développer ce double jeu entre le

discours et les attitudes, et qu’il a alors appliquer stricto sensu les préceptes moraux de la

bourgeoisie : « Je me suis rendu compte que le monde bourgeois était doué d’une immense

hypocrisie et que les règles de la morale enseignées à l’école ne comptaient en rien dans la

145 Sexpol, janvier 1975, Numéro 1, p.12, fonds Homosexualité, BDIC.

146 Gai Pied, numéro 26, mai 1981, fonds GKC.

147 Les citations sont extraites de la nouvelle dont une copie ainsi des documents relatifs à la rédaction sont

disponibles dans le fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 15 / a, dossier 3.

148 GUERIN Daniel, L’Ange Gabriel.

63

morale pratique de la grande bourgeoisie : le nombre d’adultères, de concubinages et

d’homosexualité y était, et y reste, très élevé. Par contre, du côté des ouvriers – du moins de

ceux que j’ai rencontré, il ne faut jamais trop généraliser – j’ai toujours été frappé par le

manque d’hypocrisie, par cette aisance, cette rudesse joyeuse, ce sans-gêne avec lesquelles ils

participent aussi bien à l’hétérosexualité qu’à l’homosexualité [GUERIN parle alors du

monde ouvrier des années 1920-1930] »149. GUERIN pense en effet que le prolétaire, moins

assujetti à la morale hypocrite des classes possédantes, est plus libre de son corps (du moins il

l’était avant son embourgeoisement progressif de la seconde moitié du XXème siècle), c’est

ce qu’il rétorque par exemple à un commentaire que lui fait un de ses amis à propos de

l’article de Sexpol, lui demandant pourquoi une pareille distinction existe entre le monde

bourgeois qui a une vision « platonique » de l’homosexualité et le monde ouvrier (les « jeunes

travailleurs, les marins et les arabes ») qui vit sans complexes des relations homosexuelles

sans les conceptualiser150. L’imposition de la morale bourgeoise sur le monde ouvrer se fait

petit à petit après la guerre mais ce processus n’est pas homogène et prend du temps : c’est

pourquoi, dans son Journal trop intime (1965-66), GUERIN évoque ses aventures avec des

gens appartenant à la classe populaire, souvent des travailleurs immigrés (« le p’tit italien »,

par exemple151), à travers des pratiques de drague anonymes, et ce, dans les années 1960. Ces

individus, issus du prolétariat cher à GUERIN, ne ressentent aucune honte d’eux-mêmes en

couchant avec un homosexuel, puisqu’ils ne s’étiquettent même pas eux-mêmes

homosexuels ; ils ne sont pas encore réceptifs à la généralisation du discours dominant

bourgeois qui stigmatise les pratiques homosexuelles.

III) La nécessité de la révolte sexuelle et de l’affirmation de l’homosexualité

Pour GUERIN la compréhension de l’homosexualité est un enjeu intellectuel capital et

ses conclusions doivent impliquer une affirmation du désir (homosexuel, bisexuel) contre

l’oppression qui lui est faite. C’est pour cela qu’il met en place un véritable projet de

recherche mobilisant les sciences sociales et l’histoire.

1) Une approche sociologique, psychologique et psychanalytique.

149 Sexpol, numéro 1, « Daniel GUERIN à confesse », BDIC.

150 Lettre d’un certain BOURAU, 10 / 08 / 1975, fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 14.

151 GUERIN Daniel, Journal trop intime, document dactylographié de 1966, regroupant des articles à paraître

dans Arcadie en 1965, fonds Homosexualité, BDIC. La citation est tirée de la p.179.

64

GUERIN éprouva constamment le besoin de justifier ses positions par une recherche

permanente de type sociologique et historique. Il effectua ses recherches dans les années 1950

et 1960 (les années 1970 étant celles du combat politique) afin de nourrir substantiellement

ses articles d’Arcadie et ses enquêtes sociologiques (que nous évoquerons dans le chapitre 7).

Il fut un lecteur assidu à la Bibliothèque Nationale152. A ce titre, le fonds Daniel GUERIN de

la BDIC compte plusieurs cartons (9 spécialement consacrés à la question sexuelle)

renfermant des centaines de feuilles de notes de lectures, écrites à la main ou

dactylographiées, prises sur une multitude d’ouvrages concernant la question des moeurs, de

leur perception et de leur répression, dans les sociétés actuelles mais aussi dans les sociétés

antiques et primitives153. GUERIN prend ainsi des notes sur la division du travail entre les

sexes, dans une perspective transhistorique, commente les écrits de FREUD, de REICH et des

sexologues britanniques. GUERIN tente de saisir ce qu’il qualifie de névrose dans les

comportements de refoulement de la sexualité, liés à la « prohibition sexuelle ». Ce faisant, il

se réfère aussi à un horizon de pensée qui était celui des socialistes utopistes du XIXème et de

leur projet de refondation des normes morales. GUERIN prend des notes sur ces tentatives de

réhabilitation de la chair dans le cadre d’une nouvelle morale sexuelle chez PROUDHON,

SAINT-SIMON154, FOURIER. Par ailleurs, nous savons qu’il consacrera à ce dernier un

recueil d’extrait Vers la liberté en amour155 où il recensera les différentes propositions

fouriéristes de libération de la sexualité. GUERIN lit également WATSON, dans le texte et à

travers ses commentateurs, dans La psychologie de réaction en Amérique de Valérie

ARNOLD. GUERIN y inscrit d’ailleurs en note, en marge, des remarques telles que

« influence du behaviorisme sur KINSEY ». Son effort de compréhension et son analyse

critique des écrits relatifs à la psychologie sexuelle, à la sexologie apparaissent dans le

recensement minutieux de ses matériaux intellectuels et l’annotation de ces informations.

Mais c’est surtout la réflexion sur KINSEY qui occupe la place centrale de sa recherche : on

peut, à ce titre, retrouver dans le fonds GUERIN de la BDIC, un volumineux dossier composé

autour du sexologue américain156. L’auteur de Kinsey et la sexualité (1955 ; nous étudierons

mieux l’affaire KINSEY au chapitre 7) recense un nombre impressionnant de notes, de

coupures de presse issues de la presse américaine. Il se penche également sur le problème de

152 On trouve à ce titre plusieurs cartons de place de lecteur de la Bibliothèque nationale dans le carton Folio

delta 721 / 15 / b (fonds Daniel GUERIN, BDIC).

153 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, « archives », « sexualités », Folio delta 721 / 15 / b/ c/d/e/f/g/h/i/j.

154 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 15 / e, « Réhabilitation de la chair par le saint-simonisme » :

notes de lecture.

155 GUERIN Daniel, Vers la liberté en amour ; anthologie de textes de Fourier, 1975, Gallimard, disponible à la

section « ouvrages » de la BDIC.

156 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 15 / f, dossier « Kinsey ».

65

la réception de l’oeuvre de KINSEY en France et prend des notes sur le texte de la pièce de

1952 de Jean BERNARD-LUC, La feuille de vigne, qui évoque les conclusions du rapport

KINSEY sur un ton moqueur. Un autre sexologue, Havellock ELLIS, fait l’objet de

l’attention de GUERIN. Il lit également MORGAN157.

Après KINSEY, FREUD est la deuxième référence médicale à laquelle un dossier très

important est consacré158 : GUERIN catégorise son oeuvre à travers quelques grands thèmes

comme le pansexualisme, les complexes et le refoulement (qui semble être le thème

privilégié, étant donné la grande quantité de notes sur le sujet), la différenciation sexuelle et la

bisexualité, l’homosexualité, la sublimation, le matriarcat. Annotant The Life and Work of

Sigmund Freud de Ernest JONES, Les voies nouvelles de la psychanalyse de Karen HORNEY

et La psychiatrie soviétique de Joseph WORTIS, ses notes de lecture permettent de voir qu’il

a tenté de faire ressortir des relations possibles entre FREUD et le matérialisme historique, le

Marxisme et la sociologie / psychologie sociale. De même, la notion de « panthéisme sexuel »

chez FREUD intéresse beaucoup GUERIN, car elle rejoint l’idée du désir bisexuel originel

présente chez GUERIN : celui-ci prend des notes sur Malaise dans la civilisation (1929) et

reproduit une citation de FREUD à laquelle il donne une place centrale dans son dossier de

recueil de notes159 : il s’agit d’une réflexion de FREUD sur la manière dont se joue le désir

amoureux à Bali (« Ici règne le pansexualisme, l’érotisme universel qu’il faut peut-être voir à

l’origine de ce phénomène que tant de peuples ont attribué un genre aux objets. Car pourquoi

dit-on « la » fleur, « le » chêne, « le » soleil, « la » lune. »160). La division linguistique et

sociale du genre est donc une greffe réalisée sur la pansexualité originelle. Cette greffe a crée

les catégories de la sexualité qui portent en elle un pouvoir de restriction et de négation du

désir dans ce qu’il a de plus fondamental.

A ces approches à base psychologique, il ajoute également un angle d’étude à base

biologique en mobilisant les théories de la différenciation sexuelle issues de l’Essai de

Biologie matérialiste de René GUYON161. GUERIN fait dialoguer FREUD et GUYON et se

sert de leurs analyses pour comprendre des problèmes comme la récurrence de la

stigmatisation négative de l’homosexualité passive, la tolérance sexuelle de la Grèce antique

et le pansexualisme des sociétés primitives sans tabous. GUERIN utilise également les

théories « naturalistes » et biologiques que GIDE propose dans Corydon (1921). Pour GIDE,

si la principale fonction de la sexualité réside dans la reproduction, il subsiste néanmoins un

157 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 15 / g.

158 Folio delta 721 / 15 / i, dossier « Freud ».

159 Folio delta 721 / 15 / j/

160 FREUD, cité par GUERIN. P.91 de l’édition qu’annote GUERIN.

161 GUYON René, Essai de Biologie matérialiste, Paris, 1926.

66

espace, rendu possible par les lois mêmes de la Nature, pour la sexualité homosexuelle.

GUERIN constitue donc une pochette « Théorie de GIDE »162 où il répertorie des données

anthropologiques, zoologiques et naturalistes, censées abonder dans le sens de GIDE.

GUERIN ne cautionne sans doute pas la théorie de GIDE, trop déterministe et « médicale »

probablement à son goût, mais il fait l’effort intellectuel de rassembler des matériaux pour

l’étayer.

2) Une approche anthropologique, ethnologique et historique.

GUERIN se penche sur des travaux d’ethnologie, manifeste de l’intérêt pour la

civilisation orientale (l’Inde, entre autres), s’intéresse aux statuts de la femme et de

l’homosexuel. Les notes sont classées et hiérarchisées dans différents dossiers dont on peut

recenser quelques thèmes qui donnent l’orientation théorique générale du projet de recherche

de GUERIN en matière de sexualité : « insuffisance des marxistes en matière sexuelle »,

« théories réactionnaires » (où il case Wilhelm REICH et son compte-rendu du Contre le

communisme sexuel de Oswald SCHAZ), « méthodologie », « DARWIN et

l’évolutionnisme », « procès de la famille », « polygamie naturelle par KINSEY », « procès

du mariage moderne », « l’état de nature », « phase vraiment primitive », « contre l’amour

spécialisé et monogamique ». L’analyse de ces derniers titres montrent d’ailleurs que

GUERIN cherche à détruire l’idée occidentale de mariage monogame hétérosexuel, faisant

l’apologie du besoin de changement (de partenaire sexuel) et de l’idée d’union libre. Dans ses

notes sur Du mariage de Léon BLUM, GUERIN ne mâche pas ses commentaires sur celui qui

fut pour lui une source de dégoût pour la politique du réformisme socialiste : BLUM y est

accusé de vouloir reconduire la pérennité de cette construction idéologique bourgeoise, de

vouloir davantage décrisper « l’avant-mariage » que le mariage par la recommandation de

« liaisons polygamiques » avant le mariage, et de prôner une « morale pleinement adaptée au

cynisme jouisseur d’une bourgeoisie qui se décompose »163. D’autres thèmes de dossiers de

notes de lectures tirés des autres cartons de cette section « sexualité » du fonds GUERIN

parlent d’eux-mêmes : ainsi, nous pouvons recenser : « pouvoir sexuel des sauvages », « Don

Juan », « Beauté masculine », « nudisme », « sexualité et travail », « prostitution »,

« masochisme », « le plaisir sexuel : auxiliaire du pouvoir », « les civilisations prosexuelles

d’Orient », « Les français et la question sexuelle », « à l’origine, pas de patriarcat et pas de

162 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 15 / j.

163 Toutes ces notes sont tirées du carton Folio delta 721 / 15 / c.

67

monogamie », « condition de la femme chez les Grecs », « de l’animal à l’homme », « le

concept de civilisation », « à chaque culture son comportement sexuel »164, « l’orgasme »,

« les positions dans le coït »165: GUERIN veut restituer l’atmosphère d’euphorie et

d’hédonisme sexuels des sociétés primitives aux moeurs souples, veut déconstruire les mythes

qui, comme celui de Don Juan, ont édifié le système de représentation occidental de la

sexualité, c’est-à-dire l’exacerbation de la virilité hétérosexuelle ; il veut aussi briser le carcan

du puritanisme sexuel, la carapace de la domestication et de la codification de la sexualité par

le pouvoir politique (on est ici dans une problématique que l’on pourrait qualifier de

foucaldienne). Il questionne les liens entre la liberté sexuelle et le pouvoir. Dans ses

recherches mêlant anthropologie et sexologie, il convoque également Magnus HIRSCHFELD

avec son Tour du monde d’un sexologue (1938) qui s’attelait aux question du matriarcat et de

l’exogamie. La question de la division et de la hiérarchisation des genres est une

problématique qui l’intéresse également : il prends en note avec minutie l’ouvrage Le

Mariage à Babylone d’après la loi de Hammourabi d’Edouard CUQ (1905) pour souligner la

supériorité de la femme dans la société chaldéenne et la relativité des attributions inégalitaires

de pouvoir aux genres. En outre, il s’atèle à cerner les origines de la morale antisexuelle, en

dépouillant des essais ou des témoignages sur un large spectre temporel : de PLUTARQUE à

E.C. SANBORN (Liberal Code of Sexual Ethics, 1905). Anotant REICH et GUYON, il mène

son enquête sur les mécanismes sociaux et anthropologiques de prohibition de l’inceste, les

« systèmes de parentés », les « tabous entre les sexes », la « mentalité primitive » et la

« relativité de la morale (morale et morale sexuelle) »166. Enfin, si GUERIN interroge les

fondements anthropologiques de la sexualité, il explore particulièrement ceux de

l’homosexualité, à laquelle il consacre un dossier de recueil de notes et de références

impressionnant167. Ses catégories de recueil de données cernent les rapports de

l’homosexualité et du point de vue moral, du féminisme, de la répression, du travestissement,

de l’adolescence et de l’amour romantique (qu’il qualifie avec une justesse d’historien d’

« amour moderne »). Ces grandes thématiques constituent bel et bien les leitmotivs de son

oeuvre de théorisation de l’homosexualité168. Réfléchissant à partir du Sex and Social Attitudes

de Robert M. MACLVER, il tente de comprendre les formes des amours libertines

164 Pochettes de notes issues du carton Folio delta 721 / 15 / d.

165 Noms de pochettes du carton Folio delta 721 / 15 / e.

166 L’ensemble de ces références est issu des dossiers du carton Folio delta 721 / 15 / g.

167 Folio delta 721 / 15 / h.

168 Malheureusement, pour la compréhension des fondements de son oeuvre théorique, les notes renvoyant aux

sources sont assez illisibles sur les papiers brouillons et les notes que GUERIN a laissés dans le dossier.

68

chevaleresques et courtoises. Il lit également MEAD et son Moeurs et sexualité en Océnanie

(1935)169.

GUERIN se penche également sur la problématique de la transmission des valeurs et

du tabou antisexuel. Ses recherches l’amènent à interroger l’idée d’éducation sexuelle.

Prenant des notes sur le Sex in Education de Harry Elmer BARNES, il considère que

l’éducation sexuelle ne fait que reproduire les valeurs bourgeoises de l’ascétisme sexuel et de

l’obsession de la finalité reproductive de l’acte sexuel170. Les catégories avec lesquelles il

classe ses notes montrent qu’il se centre sur les problèmes d’ « émancipation de la jeunesse

pubère » et du « drame de la puberté ». Pour lui, l’éducation traditionnelle transmet le préjugé

puritain aux jeunes générations et favorise le refoulement, que ce soit le refoulement de la

sexualité en général, comme celui de l’homosexualité en particulier. Aux yeux de GUERIN,

la révolution menée en faveur de la liberté sexuelle devra passer par une refonte totale du

système de l’éducation (y compris de l’éducation sexuelle). Cette révolution devra se faire

pour les adolescents, mais aussi pour les femmes qui sont aussi victimes des valeurs machistes

de la société bourgeoise. GUERIN a d’ailleurs considéré que le combat des homosexuels

devait rejoindre celui des femmes afin d’accroître son efficacité171. L’action du FHAR,

conjuguée à celle du MLF, au début des années 1970 ne fera que lui donner raison. Toujours

dans la thématique de l’Education, GUERIN prend des notes sur ORWELL, GUERIN

manifeste la crainte d’une société totalitaire où le pouvoir politique contrôlerait les naissances

et organiserait rationnellement la fonction de reproduction, donc la vie sexuelle. Ses prises de

notes sont, pour cette thématique comme les autres, accompagnées de renvois aux textes de

KINSEY et de REICH. Pour GUERIN, la sexualité est une force qu’il faut mettre au service

d’un projet social et humain. Cette dimension de puissance révolutionnaire attribuée à la force

sexuelle est un élément essentiel de sa conception des rapports de force se nouant dans le

monde. Il a lui-même toujours déclaré qu’une fois son homosexualité découverte, il a voulu

mettre cette force vitale considérable au service d’un projet de transformation du monde et de

libération des classes opprimées172. Le caractère anarchique mais créateur de la sexualité doit

être mobilisé pour révolutionner le monde. Certaines catégories de classification des notes de

lecture de GUERIN expriment cette vision du monde : « sexualité moyen de la sympathie

169 Il faut savoir que cet ouvrage anthropologique de MEAD a souvent été cité dans les années 1979 aux USA

lors de l’émergence des gender studies ; du genre comme objet d’étude en sciences sociales. MEAD remarquait

en effet dans cet oeuvre que la grille de lecture des attributs masculins / féminins est limitée et que certains

phénomènes sociaux et sexuels ne peuvent être compris par elle.

170 Folio delta 721 / 15 / j.

171 C’est ce qu’il déclare à Pierre-André BOUTANG dans le documentaire « Daniel Guerin (1904-1988), 1989,

disponible à la vidéothèque de l’université Paris X Nanterre.

172 C’est ce qu’il confie à Pierre-André BOUTANG dans le documentaire référencé ci-dessus.

69

humaine », « capter cette force formidable »173. GUERIN rappelle que KINSEY avait souligné

que les personnages shakespeariens de Roméo et de Juliette étaient des « teenagers ». En cela,

la sexualité ne doit pas être refoulée mais doit être vécue et expérimentée comme une force de

transformation sociale : GUERIN reproduit une note (dont la source n’est pas désignée) qui

dit « « Il faut n’avoir jamais observé la force d’expansion de la sexualité … pour avoir

commis la sottise de donner comme programme essentiel à une société de lutter contre cette

force, au lieu de l’utiliser et de la faire servir » 174.

3) La nécessité de se libérer de l’oppression.

Pour GUERIN, face au carcan que la société occidentale fait peser sur le désir sexuel,

le seul moyen de lutter est donc de briser l’oppression par la libre affirmation du désir.

Comme il l’explique en 1974 à son ami Jean-Marie AUBRY, le désir sexuel doit être vécu sur

le mode de la sexualité animale : « je suis un amoureux fervent du jeune corps masculin

musclé et j’aime ne pas mettre trop de sophistication, de romantisme, de bla-bla idéaliste dans

l’admiration muette que je lui voue. »175. GUERIN conçoit cette libre réalisation du désir

comme une quête qui devrait lui permettre de libérer le flux vital que tout homme doit

réfréner sous le carcan moral de la société occidentale. En ce sens, l’amour-passion tel que

l’occident l’a peu à peu défini et tel que le romantisme l’a idéalisé doit voler éclats car il est

source de malheurs, afin de promouvoir le seul amour physique, recherché pour lui-même

(c’est-à-dire détaché, également, du domaine de la prostitution) : « l’amour physique, assorti

de camaraderie devrait rendre heureux, me rendre heureux, le plus souvent. Il n’est

compromis que par l’immixtion, dans ces rapports, du maudit signe monétaire. Je suis mal à

l’aise, même quand je les aide matériellement, de les voir si dépourvus. ». La société

occidentale a maintenu trop longtemps refoulé le désir bisexuel (et homosexuel, mais nous

avons vu que tout désir homosexuel est en réalité, le plus souvent, un désir bisexuel qui

s’ignore), et la compréhension de sa propre sexualité doit laisser place, dans le temps qui suit

la réflexion, à l’action de revendication du désir. A ce titre, la révolution sexuelle, même si

elle a induit des effets pervers plus que négatifs en terme d’extension du pouvoir moralisateur

des dominants, doit être comprise et utilisée comme un coût d’opportunité visant l’expression

de la liberté sexuelle individuelle. Une confession de GUERIN, enregistrée à l’aide d’une

173 Folio delta 721 / 15 / j.

174 Cette note, présente dans le carton Folio delta 721 / 15 / j, n’a pour spécification que la mention « p.199 ». Il

est impossible d’identifier la source de la citation. Il n’est même pas sûr que le numéro de page soit utile. La

citation pourrait même être, pour le champ lexical mobilisé et pour l’idée exprimée, de GUERIN lui-même.

175 Lettre à Jean-Marie AUBRY, 08 / 02 / 1974, Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 6.

70

caméra vidéo à La Ciotat l’été 1979, et retranscrite dans un document dactylographié de 18

pages l’explicite : « Aussi avec quel soulagement, quelle explosive allégresse, j’ai pu enfin, en

Mai 68, cesser de tricher, rétablir l’unité du militant et du désirant »176. Réfléchissant sur le

sens de cette confession, GUERIN avouera, dans un document dactylographié (qui suit le

compte-rendu de la vidéo, dans un dossier du fonds GUERIN de la BDIC) que l’expression

(verbale) du désir est l’étape nécessaire à accomplir dans le cadre de la lutte contre le

refoulement de la sexualité : « Hier, pour la première fois, j’ai défoulé, c’est-à-dire que pour la

première fois, j’ai parlé. »177. La réflexion sur la sexualité entraîne donc l’action et la

revendication menées en vue de la libération du désir universel.

Ainsi, le but de ce chapitre était de comprendre les réflexions de GUERIN sur la

nature de l’homosexualité. Aussi, pouvons nous distinguer deux conclusions, l’une sur le

contenu de la pensée de GUERIN, l’autre sur sa forme.

Pour l’auteur, l’homosexualité en-soi n’existe pas. Il n’y a, au fondement du désir,

qu’une bisexualité originelle. Mais GUERIN admet qu’il existe une homosexualité sociale,

c’est-à-dire une homosexualité qui se détache de son fondement pansexualiste, soit pour des

raisons de sensibilités individuelles, soit parce qu’une certaine tendance des dispositifs

sociaux et historiques a réduit cette bisexualité générale à une homosexualité qui devient de

plus en plus restrictive au niveau du désir. Si l’homosexualité n’existe pas au niveau

« métaphysique » (au fondement du concept de désir amoureux et sexuel), elle existe

néanmoins socialement. Et, victime d’une répression importante et d’un déni lié aux valeurs

bourgeoises et puritaines, elle doit lutter contre cette discrimination. D’une existence sociale

de fait, elle doit donc être amenée à prendre une existence politique, par nécessité de la lutte

pour la libération sexuelle.

Au niveau de sa forme de pensée, nous avons tenté, dans ce chapitre, de dresser une

généalogie de la pensée de GUERIN. Celle-ci mobilise des connaissances issues de domaines

divers(la psychanalyse avec FREUD, la sociologie avec KINSEY, la médecine,

l’anthropologie et l’ethnologie) et s’inscrit dans un horizons de pensée fait de traditions

différentes que GUERIN fait dialoguer afin de produire sa propre synthèse.

Chapitre III

176 GUERIN Daniel, document dactylographié « La Ciotat, été 1979… », 18 pages, fonds Daniel GUERIN,

BDIC, Folio delta 721 / 7.

177 Dossier 5 du carton Folio delta 721 / 7 du fonds Daniel GUERIN.

71

Les imaginaires homosexuels

Un imaginaire est toujours un espace de fuite et de transgression symbolique. En

l’occurrence, les écrits théoriques ou militants des associations, des clubs et des écrivains

homosexuels font intervenir plusieurs espaces imaginaires qu’il est possible de recouper selon

des thèmes communs et des figures similaires. De la période de la « honte de soi » des années

1950 à celle de la politisation des années 1970, cette piste transversale est essentielle dans la

compréhension des identités homosexuelles et du rapport à soi. A travers ces univers qui se

dessinent au sein des productions littéraires et intellectuelles, les penseurs de l’homosexualité

projettent des idéaux ou des dénonciations « en creux » de la répression sociale. Ces

imaginaires peuvent être la résultante de la cristallisation de certains fantasmes ou bien venir

des traits réels de la vie homosexuelle, de la sociabilité ou des lieux de rencontres qui sont

réfléchis théoriquement pour être idéalisés et être mis au service d’un projet culturel ou

politique. Un imaginaire est autant une recréation qu’une création ; ce faisant, il ré-agence le

monde pour le rendre conforme à une visée. Il présente toujours une grande élasticité qui

permet d’inventer, de créer et de concevoir.

Nous allons tenter de recenser les différents imaginaires homosexuels, qu’ils soient

géographiques, historiques ou fantasmatiques. Pour chacune des catégories que nous allons

faire ressortir, nous verrons quelles sont les sources de ces représentations, les acteurs qui ont

porté ce message et la manière dont ces éléments ont pu être diffusés pour constituer à terme

un imaginaire collectif. Nous poserons à chaque fois la question du « pourquoi », c’est-à-dire

des origines de ces figures imaginaires, ainsi que la question du « comment », c’est-à-dire du

rôle de la transgression mise en scène et des implications (sociales, symboliques) qu’elle peut

éventuellement avoir.

  1. I) L’ailleurs géographique

Une première catégorisation des imaginaires homosexuels peut être faite selon le

critère géographique. L’étranger devient synonyme de libération sexuelle, se définissant a

contrario d’une société française caractérisée par le silence, la réprobation sociale et une

morale trop rigide. L’imaginaire se centre alors une peinture de sociétés aux moeurs plus

souples et ayant davantage une culture de la sexualité reposant sur la notion de plaisir. De

toutes ces destinations idéalisées, l’Afrique du Nord apparaît certainement comme la

destination privilégiée.

72

1) L’Afrique du Nord : « les Arabes et les pédés »178

La tentation de l’Afrique du Nord est extrêmement forte dans les imaginaires

homosexuels. Le jeune maghrébin était un objet de phantasme pour André GIDE avantguerre,

il le demeure par la suite avec Jean GENET (Les paravents, 1966). D’autres lui

emboîtent le pas, et le jeune maghrébin devient objet de fantasmes. Cette imagerie joue d’une

manière ou d’une autre avec le fait colonial, soit qu’elle renvoie à l’atmosphère de

permissivité sexuelle liée aux relations nouées entre les colons occidentaux et les jeunes

arabes (dont nous pouvons retrouver de nombreux exemples dans les écrits d’André GIDE :

Si le grain ne meurt, Journal, etc.), soit qu’elle revête des connotations politiques dans la

dénonciation du colonialisme au moment de la Guerre d’Algérie (1954-1962). La projection

de l’homosexualité sur cet espace imaginaire recrée une sorte de paradis de liberté sexuelle en

Afrique du Nord et témoigne donc ainsi, indirectement, de la non acceptation de

l’homosexualité par la société française, ce qui explique que, dans les imaginaires,

l’homosexualité ne peut que s’épanouir ailleurs. Patrick CARDON nous confiait, en entretien,

que dans la société des années 1960, « le Blanc c’était forcément l’hétérosexuel. On ne

pouvait pas vivre son homosexualité dans la société blanche française », et le désir

homosexuel se projetait alors sur des horizons exotiques179.

On peut retrouver cette imagerie de la permissivité sexuelle dans certains articles

d’Arcadie, et en 1973, le numéro spécial de Recherches, Trois milliards de pervers ; la

grande encyclopédie des homosexualités, publié sous la direction de Félix GUATTARI,

reproduit un extrait d’un recueil posthume intitulé Prose pour un dragueur de Stéphane

MALLARME, où celui-ci raconte ses expériences sexuelles avec de jeunes arabes qui se

prostituent aux occidentaux et qui les initient à de nouveaux plaisirs : « Laurence d’Arabie,

prisonnier des Turcs, a payé de son cul sa fascination très « anglaise » pour le désert et la

légende arabe, j’avais payé du mien… »180. Ces expériences de découverte du plaisir

homosexuel ne sont pas sans rappeler les récits d’André GIDE à propos de son expérience

sexuelle avec Ali dans les dunes de sable du désert saharien (dans Si le grain ne meurt). La

figure de GIDE traverse toutes les années 1950 et 1960 : Arcadie célèbre souvent cet illustre

ancêtre qui évoqua lui-même en son temps la figure du pédéraste occidental qui couche avec

de jeunes arabes, le journal Futur célèbre lui aussi cette grande figure et rend hommage à

178 Citation extraite de la première partie du numéro spécial de Recherches, Trois milliards de pervers, sous la

direction de Félix GUATTARI, 1973, fonds GKC.

179 Voir annexes : « entretiens avec Patrick CARDON ».

180 GUATTARI Félix (sous la direction de), Trois milliards de pervers ; la grande encyclopédie des

homosexualités, 1973, pp.45-51, fonds GKC.

73

l’imaginaire « maghrébin » qu’il avait composé dans nombre de ses écrits (Futur consacre le

premier article de sa première page du numéro 5 de février 1953 à la célébration du 2ème

anniversaire de la mort d’André GIDE181). Enfin signalons que cette atmosphère de liberté

sexuelle n’est pas un pur fantasme occidental ou une pure figure littéraire : elle s’inspire de

faits réels. Dans son numéro 1, le journal Futur rapporte dans un de ses articles, qu’un homme

accusé d’avoir violé une jeune fille et qui n’avait comme raison que la satisfaction d’un

besoin sexuel s’explique par le fait d’avoir vécu dans les colonies : « « J’ai fait 6 ans de

colonies » : clamait pour sa défense l’ignoble accusé »182. Par la suite, certains extraits du

numéro de Recherches de 1973, dans son article « les arabes et nous » montrent que cet

imaginaire est perpétué comme référent commun des individus rêvant d’une activité

homosexuelle libre et sans contrainte comme le montrent les témoignages suivants : « Là-bas

[ au Maghreb], c’est différent. Quand on arrive on plane. On pense à GIDE. Je faisais du stop

au bord d’une route, en Tunisie. Un jeune Arabe très beau est arrivé, il était sur un âne, et il

est allé me cueillir des figues. Et c’était le rêve »183 ou encore « j’aurais pu faire l’amour dix

fois avec dix hommes différents, et je suis resté avec lui [un jeune arabe]. Le Maroc c’est

vraiment le paradis. J’y ai passé deux ans quand j’étais gosse. Et maintenant, je vais y

retourner »184.

Mais mis à part la récurrence de ce motif d’avant la décolonisation, dans les années

1970, c’est une autre image de l’Arabe qui est constituée puis exploitée, cette fois-ci avec une

implication politique. En 1971, dans le numéro 12 de Tout !185, la revue dirigée par Jean-Paul

SARTRE, le FHAR publiera le « manifeste des 343 salopes », en réplique au Manifeste des

343 salopes qui fit grand bruit dans l’opinion à propos de la question du droit à l’avortement.

Cet article déclare de façon provocante : « nous sommes plus de 343 salopes. Nous nous

sommes fait enculer par des Arabes, nous en sommes fier et nous recommencerons… ».

L’article qui suit cette déclaration solennelle évoque Jean GENET qui s’éveille à la cause

algérienne du FLN en couchant avec des Arabes (« les pédés et la révolution »).186 Cette

manière de faire jouer la figure de l’Arabe renvoie à une identification victimaire qui fait que

l’homosexuel et l’arabe, tout deux victimes de la domination de l’Occident bourgeois,

capitaliste et chrétien, sont mis sur le même plan et revendiquent une posture d’opprimé qui

tend à se révolter. C’est pourquoi, la nature de la relation arabe-homosexuel occidental change

181 Futur, numéro 5, archives numérisées du « séminaire gay ».

182 Futur, numéro 1, p.1, « de la mariée de 15 ans à l’ami de 18 ans », archives numérisées du « séminaire gay ».

183 Trois milliards de pervers ; la grande encyclopédie des homosexualités,op. cit., p.15, fonds GKC.

184 Trois milliards de pervers, op. cit., p. 24.

185 Tout ! , numéro 12, 23 / 04 / 1971, p.7, fonds d’archives numérisées, portail Internet « le séminaire gay ».

186 Tout !, numéro 12, page 7, consultable sur le site Internet du « séminaire gay ».

74

et s’inverse pour les besoins du discours politisé : ce n’est pas l’image de l’homosexuel blanc

qui vient profiter des plaisirs des colonies qui l’emporte, mais celle d’une égalité entre

partenaires sexuels : « D’abord tout le monde vit sur l’image du vieux pédé européen qui se

tape des petits arabes. Outre que ça n’est jamais si simple, signalons qu’en France, ce sont nos

amis arabes qui nous baisent et jamais l’inverse. Comment ne pas y voir une revanche

consentie par nous sur l’Occident colonisateur ? Croyez-vous qu’on puisse avoir les mêmes

rapports que tout le monde ou que le français moyen avec les Arabes quand on commet avec

eux l’acte que la morale bourgeoise rend le plus honteux ? Oui, nous nous sentons une

solidarité d’opprimés très forte avec les Arabes »187.

Cette assimilation formelle des conditions des Arabes et des homosexuels ainsi que la

valorisation de leurs rapports sexuels (hautement valorisés car ils sont idéalisés comme un

acte politique visant à déstabiliser la société occidentale post-coloniale et raciste) peut

d’ailleurs provoquer des réactions de gêne et d’étonnement : dans le numéro 14 de Tout !, à la

rubrique du « courrier des lecteurs », l’un d’entre eux se plaint de cette représentation et de

ses effets pervers en termes d’implications politiques : « faire mention surtout d’arabes

enculeurs (ou enculés) tend à entretenir les idées racistes du genre « Tous les Arabes sont des

pédés », or en ce moment où la campagne raciste bat son plein, c’est apporter de l’eau au

moulin »188. La France est en effet confrontée à partir des années 1970 à une hausse

importante du racisme anti-maghrébin : suite à l’indépendance de l’Algérie (1962), le monde

colonial s’effondre, mais les migrations de main d’oeuvre d’origine maghrébine

(essentiellement algérienne), suivies bientôt de migrations de peuplement (rendues possibles

par la loi de regroupement familial) font ressurgir un ensemble de préjugés face à cette

nouvelle population. La constitution de cet imaginaire nord-africain se fait donc en rapport

avec un contexte global d’immigration et de mutation des rapports aux populations

algériennes. La « culture » des milieux homosexuels ne se construit donc pas simplement de

façon autonome mais s’inscrit davantage dans une relation d’interaction avec une culture

dominante véhiculée par les représentations sociales. La présence d’une population immigrée

en France, et à Paris, fait de cette population un élément essentiel intervenant dans le paysage

de la drague homosexuelle la nuit : le Rapport contre la normalité du FHAR en 1971 évoque

cette image, en la mêlant d’ailleurs avec celle de la pédérastie, dans le texte « 15 berges » qui

évoque la première expérience homosexuelle d’un adolescent de 15 ans avec un ouvrier

187 FHAR, Rapport contre la normalité, 1971, Champs Libres, p.104, consultable à la BDIC, fonds

« homosexualités ».

188 Tout !, numéro 14, « courrier des lecteurs », archives numérisées du « Séminaire gay ».

75

arabe189 ; le numéro de Recherches de 1973 développe cette imagerie de la drague

homosexuelle dans Paris la nuit, à Belleville, dans les rues sombres, les couloirs de métro, les

pissotières190, dans les Tasses (surnom donné aux urinoirs publics où peuvent être nouées des

relations homosexuelles anonymes et furtives), dans la « zone », à Clichy, traqué par « la

hantise du flic »191.

Le numéro de Recherches, Trois milliards de pervers, de 1973 est celui qui questionne

le plus le fondement de cet imaginaire « arabe ». Dans les premières pages, un texte

(accompagné d’une photographie d’une équipe de football amateur constituée de jeunes

immigrés arabes), intitulé « Vivent nos amants de Berbérie » fait office de déclaration

solennelle et scelle cette union imaginaire de type politique contre l’oppression de la société

occidentale : « […] Ils ont connu toutes les oppressions, les Phéniciens, les Romains,

l’Europe. Ils ont lutté contre tous les envahisseurs. Aujourd’hui, ils sont toujours opprimés,

tenus en marge. […] Nous entrons dans le temps où tous les minoritaires du monde

commencent à s’organiser contre les pouvoirs qui les dominent, et contre toutes les

orthodoxies. Nous, les homosexuels qui avons pris la parole dans ce numéro de Recherches,

nous sommes solidaires de leur lutte. Parce que nous avons avec eux des relations d’amour.

Parce que leur libération sera aussi la nôtre. »192. Les Arabes sont comparés à des opprimés

qui ont pourtant en eux l’idée de liberté et qui cherchent à tout prix à actualiser cette idée dans

des entreprises révolutionnaires : l’article de Recherches les présente en effet comme les

pionniers de la lutte contre la domination coloniale (avec la Guerre du Rif), et la République

berbère des Rifains fondée par Mohammed Abdelkrim ALKHALTABI en 1921 est présentée

comme la « première expérience de liberté » dans un univers (colonial) caractérisé par les

rapports de forces, de pouvoir et de domination de l’homme sur l’homme. L’article « les

Arabes et nous »193 développe un ensemble de généralisations et de réflexions sur les enjeux

de la relation homosexuelle avec l’Arabe (à travers une série de témoignages entre « P. 22

ans », « G. 32 ans », « M, 24 » qui racontent leurs expériences sexuelles avec des

maghrébins). La sexualité entretenue avec les arabes n’est pas une sexualité vécue au grand

jour, c’est une sexualité hors norme, furtive et anonyme vécue dans des espaces marginaux

(drague de nuit, pissotières, bars louches), donc libérée de toute contrainte et de toute

hypocrisie sociales. Ce qui fait dire à Philippe GUY, militant du FHAR : «L’amour avec les

Arabes, c’est la rencontre de deux misères sexuelles. Deux misères qui se branchent l’une sur

189 FHAR, Rapport contre la normalité, op. cit., pp. 102-104.

190 Trois milliards de pervers, op. cit., texte « La Rue », pp.38-44.

191 Trois milliards de pervers, op. cit, texte « Vingt ans de drague », p.52.

192 Trois milliards de pervers, op. cit., premières pages non numérotées de l’ouvrage.

193 Trois milliards de pervers, op. cit., pp.10-27.

76

l’autre… C’est aussi la misère sexuelle. Parce que j’ai besoin de trouver un mec tout de suite.

On est obligé parce que l’on est dans une situation pourrie… »194. Et l’article « 20 ans de

drague » abonde en ce sens : « allongés tous deux sur le lit, dans cette chambre d’hôtel assez

misérable (j’ai en connu des sous pentes dégueulasses, avec des murs lézardés […] des

pissotières) : j’allais n’importe où ; c’est ça ma vie de pédé, ce fut ça du moins. »195. Par

ailleurs, le rapport de domination de l’arabe sur l’homosexuel (à travers le rapport actif /

passif dans l’acte sexuel) se vit uniquement dans le rapport sexuel (opérant alors comme un

renversement symbolique de l’humiliation vécue quotidiennement par l’arabe, dans l’idée de

« revanche » exprimée par le FHAR et évoquée plus haut dans notre propos), et pas sur le

plan social, ce qui brise le cycle des rapports de pouvoir institué comme norme sociale dans

les sociétés bourgeoises occidentales. En même temps, si la forme de cette relation

(amoureuse et sexuelle) est politisée, car elle peut s’inscrire dans un projet symbolique, le

contenu même de cette relation est purement sexuel et insaisissable dans des catégories

explicatives. On retrouve alors dans la conception de cette relation sexuelle, l’idée d’une

sexualité sauvage, pure, prise pour elle-même et irréductible à toute instrumentalisation

politique : « J’accepte le mépris dans lequel ils me tiennent. Dans la sexualité, il y a toujours

du sado-masochisme vécu. Là, c’est joué réellement et personne ne vole.[…] Quand j’étais

militant, on expliquait qu’il s’agissait de descendre dans la classe ouvrière et d’avoir des

rapports politiques avec des jeunes ouvriers […] Tandis qu’avec les Arabes, à l’hôtel, c’était

vrai, pas camouflé dans de la drague politique . Je savais qu’ils m’entraîneraient à l’hôtel pas

pour des raisons politiques, pas pour me trouver quelque chose contre le racisme des Français,

mais seulement pour me baiser. »196.

C’est donc l’idée d’une supériorité sexuelle qui est assignée aux « Arabes ». L’article

« les arabes et nous » insiste sur l’idée de puissance virile. L’arabe occupe dans la relation

sexuelle le rôle actif exclusif, et incarne une sorte d’idéal de l’instinct sexuel à l’état sauvage,

qui s’affranchit de tout ce qui est culturel et même de tout ce qui est codification et culture

« sexuelles ». Cet accès à la sexualité se fait d’ailleurs très facilement : là où il faut passer par

tout un ensemble de conventions sociales pour avoir un rapport (homo-)sexuel avec un

occidental, la relation avec un arabe se fait avec peu de sociabilité : toujours dans le même

numéro de Recherches, l’article « le sexe arabe »197 déclare en effet, qu’il est très « facile,

pour un Occidental, jeune ou vieux, d’avoir des rapports homosexuels avec les « Arabes » et

194 Cité par Frédéric MARTEL, Le Rose et le noir ; les homosexuels en France depuis 1968, Seuil, 2000, p. 127.

195 Trois milliards de pervers, op. cit., p.59.

196 Trois milliards de pervers, op. cit., p.24.

197 Trois milliards de pervers, op. cit., pp.32-37.

77

c’est là le fait fondamental. Il est plus facile de draguer un « Arabe » à Paris, ou en province, à

Bruxelles, à Amsterdam, que de draguer un Européen. Presque tous les jeunes Arabes sont

prêts à coucher avec des hommes. ». Cette description de l’arabe est par moment très

idéalisée, car si la société occidentale bourgeoise qui condamne l’homosexualité concentre,

dans les discours des militants homosexuels, un nombre important d’éléments négatifs, la

société berbère ne peut apparaître a contrario qu’extrêmement positive : si la chrétienté

(surtout le catholicisme) est perçue comme synonyme d’oppression de l’homosexualité,

l’Islam apparaît aux yeux des militants du FHAR comme étant une institution qui se montre

tolérante envers cette pratique sexuelle qu’elle peut parfois encourager. Le texte « le sexe

arabe » parle ainsi du meddeb, l’instituteur de l’école coranique, dont il est dit qu’il « baise

ses jeunes élèves ». Si les arabes ont des pratiques homosexuelles fréquentes, ils ne les

mettent pas pour autant en discours, à la différence des militants du FHAR qui tentent sans

cesse de comprendre et de théoriser leurs désirs : « ce débat avec les Arabes ne sera possible

que s’ils admettent au départ, le fait que dans tous les pays arabo-islamiques, la bisexualité est

une institution, un fait culturel collectif et accepté »198. Cette bisexualité de fait des « arabes »

renvoie, pour certains militant à une sexualité originelle, celle d’avant la société occidentale et

la bourgeoisie du XIXème qui imposent la codification des comportements sexuels et la

stigmatisation qui va avec. Certes, les « arabes » ne revendiquent pas leur homosexualité (et

ne la reconnaissent pas nominalement), mais en tant qu’elle est une homosexualité seulement

vécue et non pensée, ce comportement renvoie à la sexualité primaire à laquelle se réfèrent

nombre de théoriciens de l’homosexualité, dont Daniel GUERIN. Remarquons, enfin, que ce

tableau qui est fait de l’Islam est faux car le Coran condamne l’homosexualité, comme le fait

la Bible. Ce qui ne veut pas pour autant dire qu’il n’existe pas d’homosexualité dans le monde

musulman : l’homosexualité est y présente mais non mise en discours et non vécue selon les

mêmes modalités que dans les sociétés occidentales. Mais c’est en cela que l’imaginaire est,

nous le disions en introduction, une recréation du monde qui est conditionnée formellement

par un projet politique ou théorique. La fonction de cet imaginaire homosexuel est donc de

créer un monde à partir d’un découpage biaisé et intéressé du réel.

La référence à « l’Arabe » traverse toutes les formes d’action politique révolutionnaire

des mouvements homosexuels dans la mouvance du FHAR dans les années 1970 (jusqu’aux

caricatures de COPI dans Libération199). Si ce discours a quelque fois pu être ambiguë (le

198 Trois milliards de pervers, op. cit., p.37.

199 Cette imagerie a, par exemple, marqué les souvenirs du militant qu’était Patrick CARDON : Cf « Entretiens

avec Patrick CARDON », en annexe de ce mémoire.

78

Rapport contre la normalité du FHAR mentionne que des critiques ont peu être formulées

contre le caractère raciste de pareilles assertions, notamment sur le côté brutal et primaire des

« arabes »), il participe de la constitution d’une identité politique révolutionnaire (contre

l’Occident bourgeois et capitaliste).

Deux discours se sont donc succédés des années 1950 aux années 1970. A un discours

idéalisant l’Afrique du Nord, dans une référence au monde colonial permissif, dans la lignée

de GIDE, s’est substitué un discours se focalisant sur l’immigré arabe, à la sexualité sauvage

et excessive. Si ce dernier discours apparaît moins idéalisé en apparence (les descriptions

insistent sur les détails sordides, la misère sexuelle, la brutalité), il l’est en réalité « en creux »

puisque la condition misérable de l’arabe renforce l’idée d’une sexualité pure, instinctive et

quasi-animale qui permet lors de son accomplissement, une réelle sortie de la civilisation

occidentale, au-delà des apparences sociales, ainsi qu’une réelle prise de conscience de

l’exploitation économique qui légitime l’aspiration révolutionnaire. Ces imaginaires, à

l’image de la licorne de Descartes, sont des combinaisons d’éléments réels mais dont

l’articulation débouche sur un univers idéal et insérable dans une construction théorique.

2) Les autres régions exotiques

L’Afrique du Nord n’est pas la seule destination imaginaire et phantasmatique :

l’Afrique, les îles lointaines du Pacifique, l’Asie la concurrencent également.

L’homosexualité est souvent associée à la figure du voyage (où le dépaysement et l’anomie

autorisent la sortie des normes sociales trop strictes envers la vie sexuelle), dans un lointain

écho au marin d’avant-guerre (avant 1945, la marin était souvent associé à la liberté sexuelle

envers n’importe quel genre, et l’homosexualité était qualifiée de « vice marin »200). La revue

Arcadie compte ainsi de nombreux articles se référant à la description d’un ailleurs exotique

où l’homosexualité pourrait s’épanouir librement. En 1962, l’ouvrage Eux et lui de Daniel

GUERIN évoque ces différents univers avec une tonalité très poétique. Le récit de GUERIN

condense de nombreux lieux communs de la thématique du voyage, perçu comme dynamique

d’arrachement permettant de s’évader vers des univers permissifs où la sexualité (que

GUERIN conçoit sous le prisme d’une bisexualité universelle) est vécue sans être mise en

discours et codifiée. Ainsi GUERIN, parlant de lui à la troisième personne, évoque sa

200 Se réferer par exemple à la communication « Le vice marin »par Franck ARNAL, pp. 9 à 15 de l’édition

cahiers CKC du Colloque international sur les homosexualités de 1989 (Sorbonne) : l’auteur y montre ainsi que

le port de Toulon, qualifié de « Sodome » par Cocteau dans son Livre blanc de 1927, a fait l’objet de

nombreuses enquêtes judiciaires visant à punir des cas de pédérastie pour « outrage public à la pudeur ».

79

fascination pour « le bronze flamboyant des Cinghalais et des Khmers, l’ébène musclé des

Africains, la stature des Yankees et des blonds Scandinaves lui avaient fait oublier ses

« pays ». Les éternels conciliateurs l’incitaient à se complaire dans cette merveilleuse

diversité. Mais il ne parvenait pas à choisir entre Bob, Olaf, ces pâles civilisés, et Blackie,

sodomisant, noir et nu, dans la jungle tropicale. Il ne savait pas ce qu’il aimait, ni ce qu’il

aimait le plus »201. GUERIN parle dans Eux et lui (et dans les Commentaires qui figurent en

annexe de Eux et lui), de ses expériences sentimentales et sexuelles avec ces jeunes étrangers,

sur un mode très littéraire qui fait penser à une véritable « invitation au voyage »

baudelairienne. La thématique du voyage est entretenue, dans l’ouvrage, par la convergence

de cette accumulation de récits vers la figure topique de la Gare qui est le passage obligé de

tout voyageur : « Et cette gare était aussi le déversoir de la ténébreuse Afrique, millénaire et

commerçante, civils et militaires, un pied dans leur tribu et l’autre dans l’Occident, colosses

d’ébène à la démarche dansante, aux muscles longs, aux lèvres comme agrandis par ou pour le

baiser, au grand rire d’enfant, doux, bons et charnels, mais se cuirassant d’un dédaigneux

orgueil …. »202. On le voit cet imaginaire emprunte également certains de ses éléments

constitutifs à l’univers colonial qui est remis en question dans les années 1960 avec les

mouvements de décolonisation. Mais, la référence au colonialisme ne se fait pas dans une

célébration du rapport de domination (de type raciste), mais au contraire, dans un discours qui

tend à faire des occidentaux se livrant aux relations homosexuelles avec les colonisés des

frères de ceux-ci, se rassemblant dans une célébration de la diversité de l’humanité. Tout cet

imaginaire est encore une fois sous-tendu par l’écho des récits (réels) d’occidentaux qui ont

pu s’initier aux pratiques homosexuelles : Robert ALDRICH montre ses liens aussi bien réels

que symboliques dans un ouvrage récent203, et Alain FLEIG, ancien rédacteur du journal

homosexuel situationniste Le Fléau social (1972-1974), a montré récemment le rôle des

photographies orientalistes204 (cartes postales représentant de jeunes garçons) dans la

constitution des points de référence de cet imaginaire colonialiste et homosexuel205.

La référence à l’étranger est dominée, assez logiquement vu ce qui précède, par

l’image de la méditerranée : GUERIN y insiste dans Eux et lui («Un mouvement inverse

portait vers les trains des agglutinations de jeunes Méditerranéens, aux mèches brunes, aux

dents d’ivoire, au hâle permanent, dédaignant les impedimenta, […] à la voix plus grave et

201 GUERIN Daniel, Eux et lui, 1962, éditions GKC, 2000, p. 30.

202 GUERIN Daniel, op. cit., p.48.

203 ALDRICH Robert, Colonialism and Homosexuality, 2003, Routledge, London.

204 FLEIG Alain, Rêves de papiers, Ides et Calendes, Neuchâtel, 1997

205 Notons que Daniel GUERIN a également conservé des photographies de jeunes arabes réalisées lors d’un

voyage au Maghreb en 1952. Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta res. 688 / 16.

80

plus chantante que celle des septentrionaux »206) ; et de nombreux texte poétiques d’Arcadie

développent également ces paysages imaginaires : on pourrait citer, entre autres, la « lettre »

de Frédéric LE CELT, dans le numéro 110, qui exploite cette référence dans une déclaration

d’amour à un jeune garçon : « Demain, je pétrirai ton corps dans l’azur italien, j’embrasserai

les falaises pour mordre le rouge de tes lèvres. »207.

A ce goût de l’exotisme pour des pays « réels », vient s’ajouter le goût pour des

paysages imaginaires restituant une idée de nature, pure et non transformée par l’homme.

L’homosexualité s’y projette alors dans une sorte d’état de Nature qui lui est favorable,

puisqu’il n’est pas modifié par la civilisation qui invente les catégories morales et les

conventions sociales. On pourra, par exemple, lire cette obsession de la nature dans certains

articles de la revue Futur, dans les années 1950, qui enchantent cette dimension du retour au

naturel avec la valorisation du naturisme. Le journal tient d’ailleurs une rubrique « Sports et

naturisme ». Notons qu’à ce goût pour le naturisme vient souvent se greffer un goût pour le

culturisme, avec des revues comme Appolon Vénus ou Physique Picturial qui ne sont pas sans

sous-entendus « homosexuels » (exaltation de la beauté du corps masculin). Il faut dire que,

en dehors des clubs homosexuels, de leurs revues et de leurs réseaux, les revues culturistes

sont souvent des espaces où peuvent apparaître des connotations se référant à l’homosexualité

masculine208.

3) Une autre forme du goût pour l’étranger : la géographie comparative d’Arcadie

Enfin, il est possible d’évoquer une autre forme du voyage imaginaire vers un ailleurs

plus propice à l’éclosion de l’homosexualité, à savoir la géographie comparative d’Arcadie.

La revue de BAUDRY fait souvent référence aux autres pays européens, comme la

Belgique209, la Suisse210 (un article de Michel MAHON « crimes et châtiments » dissocie

d’ailleurs la Suisse alémanique, plus tolérante, que la Suisse romane, qui est influencée par le

moralisme français), aux conceptions plus libérales de construction de l’espace public.

Arcadie évoque également le cas du Québec211 où la revue fait l’apologie d’un certain

libéralisme social qui permet une plus grande tolérance en matière de moeurs. L’enjeu d’une

pareille comparaison est de brosser un portrait des plus négatifs de la société française,

206 GUERIN Daniel, op. cit., p.46.

207 Arcadie, numéro 110, février 1963, p.102, fonds GKC.

208 C’est en tout cas l’avis de Patrick CARDON. Mais il est clair que Physique Picturial, dont quelques

exemplaires sont disponibles à la librairie GKC, participe de la constitution des imaginaires homosexuels, avec

ces photos souvent très suggestives.

209 Arcadie, numéro 133, janvier 1965, fonds GKC.

210 Arcadie, numéro 54, octobre 1958, fonds GKC.

211 Arcadie, numéros 247, 248, 249, rubrique « nouvelles du Québec », par Jean-Pierre MAURICE, fonds GKC.

81

traversée par le conformisme et le moralisme qui entraînent la spirale de la réprobation sociale

de l’homosexualité.

  1. II) L’ailleurs historique

Les imaginaires développés par les principales productions littéraires militantes ne se

concentrent pas uniquement sur une idée de fuite dans l’espace : cette fuite peut aussi s’opérer

dans le temps vers des époques où l’homosexualité était ou tolérée ou encouragée. Examinons

maintenant ces univers, où l’image de la Grèce antique et de la société antique prédomine.

1) L’Antiquité gréco-latine

L’homosexualité se déploie, bien sûr, chez les penseurs et les théoriciens, dans une

représentation phantasmatique de l’Antiquité gréco-latine, de sa tolérance sexuelle, de ses

pédérastes et de ses jeunes éphèbes dans les articles d’Arcadie et dans certains écrits de

Guérin : il s’agit alors d’une Antiquité recréée par les militants d’Arcadie puisque les moeurs

de la Cité antique ne sont en réalité pas saisissables à travers les catégories sexuelles

modernes.

Pour ce qui est des recherches et de la pensée de GUERIN, force est de constater que

la question des moeurs dans l’Antiquité l’obsédait. L’ensemble de ses notes de lecture et de

ses recherches sur la question est consultable dans un carton du fonds Daniel GUERIN de la

BDIC212 : on y trouve les résumés et les synthèses que GUERIN a pu réaliser sur l’histoire

générale de l’Antiquité gréco-latine et sur la question sexuelle au sein de ces sociétés. Le

dossier « à lire sur l’Empire romain » présente une correspondance de 1956 213 où l’on

découvre que GUERIN s’était fait conseiller plusieurs bibliographies. La bibliographie que lui

conseille son ami Jean-Pierre LALLY recense par exemple des ouvrages consultables, soit à

la Bibliothèque nationale, soit à la bibliothèque de l’Ecole Normale Supérieure de la rue

d’Ulm. On pourra d’ailleurs noter la présence, sur cette liste, de l’ouvrage de PLUTARQUE

Préceptes de mariage (édition Helm bold, 1939), et l’on sait que la question de la

compréhension des moeurs sexuelles intéressera GUERIN puisqu’il y consacrera plusieurs

années plus tard son article « Plutarque et l’amour des garçons » en 1978214. On peut d’ailleurs

retrouver le manuscrit de l’article dans une autre carton du fonds GUERIN de la BDIC215 ainsi

212 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 15 / b.

213 Une lettre de Jean-Pierre LALLY du 19 / 03 / 1956 évoque les recherches de Daniel GUERIN en

bibliothèque.

214 GUERIN Daniel, in Dialogues homophiles, numéro 2, mars 1978.

215 Folio delta 721 / carton 14, dossier 2.

82

qu’un exemplaire du Dialogue sur l’amour de PLUTARQUE (édition Société des Belles

Lettres, disponible dans le même dossier que le manuscrit de l’article) qui a du servir à la

réflexion de GUERIN216. Toujours dans le carton 721 / 15 / b, on pourra trouver une

correspondance antérieure (de 1955) dans laquelle GUERIN se fait conseiller la lecture de

CATULLE et de MARTIAL217.

GUERIN s’intéresse, comme de nombreux penseurs et écrivains homosexuels de

l’époque, à l’idée de liberté sexuelle dans l’Antiquité, de tolérance des relations

homosexuelles. Le dossier « Rome », qui est renfermé dans le carton 721/ 15 /b, montre que

GUERIN a pris de nombreuses notes sur la vie privée des romains. Il recueille des citations et

des notes sur l’homosexualité et la pédérastie ainsi que sur leurs fonctions sociales (la

pédérastie, par exemple, comme rituel d’initiation entre un homme âgé et un jeune homme,

souvent de condition sociale inférieure). Il s’intéresse aussi à la prostitution, aussi bien

féminine que masculine, à travers le recueil de « faits divers » (un exemple : « le fils trompe

son père avec le mignon de ce dernier »218). Il recense des informations sur la division sociale

du rapport sexuel, et notamment sur l’assignation des rôles passif et actif dans la relation

homosexuelle qui dépend de facteurs sociaux (le maître est généralement actif, tandis que

l’esclave est souvent passif219). Enfin, il tente de recenser les références des textes au corps et

à la chair (notamment sur ce que beaucoup ont appelé les « débauches impériales »). Il étudie,

de même, les racines grecques de ces pratiques sexuelles. Ces notes ciblées sur certaines

caractéristiques correspondent à l’idée d’Eden homosexuel que certains auteurs d’Arcadie

mentionnaient dans leur argumentation contre la société française contemporaine. La

principale fonction de la référence à cet univers antiquisant est en effet de déconstruire

l’édifice de la condamnation morale de l’homosexualité pour montrer qu’une société l’a

tolérée : GUERIN notera par exemple, dans le dossier « liberté sexuelle dans l’Antiquité »,

« le peu que nous savons de la sagesse antique nous frappe par sa tolérance à l’égard de la joie

de vivre »220. Pour autant, il faut se méfier de pareils raisonnements, car la société antique ne

comprenait pas les rapports sexuels à travers les catégories hétérosexuels / homosexuels

216 On trouvera aussi dans le dossier une correspondance avec BAUDRY qui parle de ce sujet.

217 « Tu peux rechercher les question qui t’intéressent dans CATULLE et dans MARTIAL. Ce sont, à ma

connaissance, les deux auteurs qui ont parlé de ce problème », lettre de Jean-Michel PENAITOUR du 26 / 01 /

1955.

218 Il faut signaler que les dossiers sont en très mauvais état, que les documents sont très mélangés et que

certaines notes manuscrites de GUERIN sont illisibles : cela explique que la source de la citation que prend

GUERIN n’est toujours identifiable, voir qu’elle n’est parfois pas du tout mentionnée.

219 Pour en savoir plus sur ces questions de rapports entre les rôles sociaux et les rôles sexuels, se reporter à

l’excellent article de synthèse de Paul VEYNE, « l’homosexualité à Rome », in Sexualités occidentales,

Communications 35, EHESS, 1982.

220 Même remarque que pour l’avant dernière note.

83

(instituées par le discours médical au XIXème siècle). De même, l’idée d’amour

(homosexuel), au sens d’amour-passion, est impensable dans le cadre de la société antique,

puisque le romantisme (paradigme qui rend possible l’expression de l’amour-passion) n’est

aussi qu’une construction du XIXème siècle. La société antique n’a donc pas toléré l’amour

homosexuel, mais elle a permis la réalisation du désir sexuel (au-delà des catégories et des

orientations exclusives) sans forcément la mettre en discours. GUERIN le comprend

d’ailleurs qui note que « l’expression de l’amour-passion, fougue éperdue et douleur criante,

est rare dans la littérature de l’Antiquité gréco-romaine »221. Pour autant, cette liberté du désir

dans la société antique peut quand même être mobilisée comme une référence qui permet de

jeter le discrédit sur le système de valeurs morales de l’Europe occidentale moderne. Et c’est

tout le sens de cette note que prend GUERIN : « Dire que la Grèce a été prosexuelle, cela

signifie donc essentiellement qu’elle n’a pas été victime d’une morale sexuelle prohibitrice et

hargneuse comme on la conçoit dans l’Occident moderne. C’est dire qu’elle n’avait pas le

ridicule de trouver nécessairement de la supériorité à la chasteté, de la honte dans la nudité, de

la gloire dans la continence. C’est souligner que l’acte homosexuel qui y était légitime et ne

mettait pas en mouvement les policiers, les juges, les prêtres et les philosophes. C’est, comme

l’a dit Charles PICARD, que les Grecs « n’avaient pas encore appris, selon le dogme du

christianisme, l’horreur de la chair »222. Enfin, dans un autre carton des archives de Daniel

GUERIN223, on trouve un extrait de la revue Arcadie 224 faisant référence à une étude

historique saluée par la revue et qui prolonge l’idée que GUERIN s’est constituée dans son

travail de recherche sur la sexualité antique : Le naufrage des sexes d’Henri AMFREVILLE.

La thèse soutenue est que l’Antiquité était caractérisée par une grande tolérance sexuelle que

le Christianisme a fait disparaître dans un passage progressif à une austérité en matière de

moeurs.

C’est d’ailleurs le deuxième axe de la réflexion de GUERIN sur l’Antiquité. Une

deuxième série de notes de lecture de GUERIN, classées dans différentes pochettes, tourne

autour en effet de ce qu’il lui-même appelé la « réaction antisexuelle » qui aurait commencé à

l’époque du Bas-empire (que nous appellerions aujourd’hui plus convenablement le monde

romain tardif): pour expliquer celle-ci, il relève tout un ensemble de notes relatives à l’histoire

économique (aux notions de structures économiques et sociales, à la cherté des prix du blé, à

la concentration de la propriété dans les latifundia). Car pour lui, la réprobation morale de la

221 Note de GUERIN sur l’un des nombreux feuillets volants du carton Folio delta 721 / 15 / b.

222 Si GUERIN a donné un numéro de page en guise de référence (p.56), soit il n’a pas mentionné l’oeuvre dont

est extraite la citation, soit le dossier est incomplet et des pièces ont été perdues.

223 Folio delta 721 / 14.

224 Le numéro et la date ne sont pas identifiables.

84

sexualité est liée à l’essor d’une classe possédante qui, au nom de la sauvegarde de son

pouvoir économique, a institué une domination qui impose aux classes laborieuses qu’elles

s’aliènent pour une morale de vie stricte, donc une restriction de la liberté sexuelle et un repli

de l’activité sexuelle sur l’unique besoin familial de reproduction. Le nom d’un des dossiers

renfermant les notes de lecture exprime parfaitement le paradigme que GUERIN souhaite

appliquer à l’explication de cette répression sexuelle : « matérialisme historique ». Le

principal postulat théorique du socialisme scientifique marxiste sous-tend donc la réflexion de

GUERIN. Mais c’est surtout l’apparition du Christianisme à Rome qui clôt la période de

tolérance sociale du désir sexuel : comme le note GUERIN : « C’est au IVème siècle à Rome

qu’une forte opposition vis-à-vis de l’homosexualité commença à s’exprimer nettement dans

la loi. [ce fut] le point de départ de la législation et de l’oppression sociale relative à

l’homosexualité en Europe pendant 1 300 ans »225. GUERIN va jusqu’à parler de « terrorisme

antisexuel chrétien » (nom d’un de ses dossiers de notes). A ce critère religieux, GUERIN

joint le critère démographique, qui fait que l’homosexualité aurait cessé d’être tolérée dès lors

que le déclin démographique de la population aurait incité les autorités romaines à condamner

l’homosexualité comme mode de vie. Dans le dossier « notion de pureté chez les Juifs »,

GUERIN classe des citations renvoyant à la problématique du souci démographique comme

cause de la persécution à l’égard des homosexuels (« La logique de cette interdiction résultait

évidemment des conceptions juives sur la reproduction. Elles considéraient comme un péché

et une subversion tout acte n’offrant pas la possibilité d’une reproduction de l’espèce »226). On

le voit, c’est toute une théorie de la condamnation de l’homosexualité (sur laquelle nous

reviendrons au chapitre 5) qui est énoncée à travers l’historique des évolutions de cet univers

antique auquel il est souvent fait référence en tant que point de comparaison possible avec la

situation du moment où écrit GUERIN.

Mais GUERIN n’est pas le seul penseur à mobiliser le monde antique pour tenter de

légitimer l’homosexualité. La revue Arcadie fait tout aussi bien, notamment à travers les

articles historiques de Marc DANIEL (Michel DUCHEIN). Par exemple, dans son numéro

spécial « que savons-nous de l’homophilie ? » d’octobre 1960, l’article « Les lumières de

l’histoire », comme son nom l’indique, tente de contrebalancer l’obscurantisme qui caractérise

la question des moeurs sexuelles en 1960 (d’autant plus qu’en juillet 1960, le sousamendement

MIRGUET stigmatise l’homosexualité comme un « fléau social »). « Contre

225 Notes présentes dans le dossier « Christianisme » du carton Folio delta 721 / 15 / b.

226 Là aussi la source n’est pas identifiable.

85

l’incompréhension, le préjugé, les idées toutes faites, et même la méchanceté agressive de

certains partisans d’une soi-disant morale virile », Marc DANIEL évoque quelques grandes

figures de l’histoire antique, comme GILGAMESH, les héros grecs, hittites, germains et

arabes dont les amitiés amoureuses sont insérées dans le prisme de l’homophilie. Sont

évoqués entre autres Alexandre le Grand et Jules César. L’exaltation de leur « gloire virile »

permet au passage de rejeter toute tendance à l’effémination dans la définition arcadienne de

l’homosexualité. Deux paradis homophiles sont définis : la Grèce classique et le Japon féodal.

Rappelons que l’homophilie arcadienne n’est pas synonyme d’homosexualité exclusive, et

qu’il s’agit plutôt d’une conception bisexuelle de l’homosexualité (« Sans doute, […] tous les

homosexuels ne se marient pas. Tous ne sont pas, même physiologiquement, capables de

relations sexuelles avec les femmes. Mais ceux qui poussent l’homosexualité à cet extrême

sont, de toute façon, assez rares. » 227). L’une des fonctions de l’évocation de ces paradis

perdus est aussi de lutter contre un discours « démographique » alarmiste qui voit dans la

valorisation sociale de l’homosexualité une cause de chute des civilisations (c’est d’ailleurs le

discours de certains députés comme Paul MIRGUET). Ainsi, l’univers antique est un

contrepoids symbolique utilisé dans le cadre de la dénonciation de l’austérité de la morale

contemporaine et des restrictions sexuelles qu’elle impose.

2) La Renaissance et le XVIIème.

Il s’agit là d’une autre période particulièrement sollicitée pour ce qui est de la

restitution d’un passé supposé être plus tolérant quant à l’expression des sexualités

homosexuelles. La Renaissance (italienne) est bien évidemment caractérisée par la référence

aux Médicis et à la tolérance sexuelle de la cour des Mécènes florentins qui ne condamnaient

nullement les moeurs dites dissolues de leur artistes (c’est d’ailleurs l’un des principaux

reproches qu’historiquement les partisans de Savonarole formulèrent à l’égard de cette Cour).

Léonard de Vinci, Michel-Ange et d’autres peintres florentins sont régulièrement mentionnés

par les articles arcadiens de Marc DANIEL. En outre, la figure de « Monsieur frère du Roi »

est le point central de l’imaginaire se construisant autour du XVIIème228. Les références

peuvent être soit réellement historiques, soit imaginaires, comme le montre bien par exemple

un texte littéraire comme « Leçons de sagesse ; Tallemant des REAUX » de Jacques

FREVILLE dans le numéro 105229 : on y fait le récit littéraire d’un amour lesbien sous le

227 Arcadie, numéro spécial, octobre 1960, pp. 527-535, fonds GKC. La citation est issue de la p.533.

228 Ces réflexions complètent le chapitre 1, sur l’ouverture sur l’imaginaire historique de la revue Arcadie.

229 Arcadie, numéro 105, septembre 1962, pp.482-492, fonds GKC. La citation est extraite de la p.487.

86

règne de Louis XIII, tout en citant « le pittoresque M. de SAINT-GERMAIN BAUPRE,

homophile notoire du règne de Louis XIII ».

Par la suite, dans les années 1970, le discours du FHAR n’hésitera pas à réutiliser cette

référence. En effet, malgré l’orientation idéologique dominante, qui reste celle d’un discours

marxiste qui identifie la bourgeoise comme l’ennemi à abattre pour bâtir une société nouvelle,

le FHAR met néanmoins le doigt sur la relative tolérance sociale de la société avant le

XXème siècle (et son discours médical). Par exemple, un militant, au cours de l’AG filmée et

diffusée par le FHAR230 suggère une piste historique dans l’explication des raisons par

lesquelles la répression à l’égard des homosexuels s’est institutionnalisée : ce militant

mentionne la figure de « Monsieur », frère du Roi Louis XIV, et en conclut que

l’homosexualité est « un problème récent » dans nos sociétés et qu’il est lié à l’émergence de

la bourgeoise et de son discours normatif et moralisateur. Au cours de ce débat, Guy

HOCQUENGHEM lui réplique que le problème est plus ancien et qu’il est même ancestral :

s’il s’actualise aujourd’hui dans la bourgeoise, il a, en réalité, été porté depuis longtemps par

le discours religieux principalement231. Il s’agit alors de lutter contre l’hypocrisie, qui

participe du système bourgeois, en prolongement et aboutissement final des interdits et des

normes édictés par le discours religieux. En définitive, on pourrait conclure concernant ce

débat, mais aussi de manière plus général, que Guy HOCQUENGHEM et son détracteur,

évoquent l’un des problèmes majeurs de la restitution d’une histoire des homosexualités et de

la perception de celles-ci, à savoir le fait qu’il est difficile de construire une chronologie

unidirectionnelle et à comprendre dans une unique dimension. Il semble que l’homosexualité

ne peut se comprendre, dans ses évolutions, que dans une chronologie à plusieurs dimensions,

faite d’une pluralité d’évolutions différenciées selon les milieux sociaux et les contextes

historiques dans lesquels on se place pour énoncer des généralisations qui n’ont de valeur que

dans leur contexte de constitution.

3) L’exploitation des grands personnages historiques et littéraires

Les penseurs de l’homosexualité (GUERIN, les auteurs d’Arcadie) tentent

régulièrement de mobiliser certaines personnalités historiques, ayant appartenu au domaine de

la politique ou de la littérature. Par exemple, certaines archives du fonds Daniel GUERIN de

la BDIC, montrent que GUERIN a, un moment, eu l’envie de faire une biographie de Jean-

Jacques de CAMBACERES, en montrant que l’homosexualité de celui-ci a joué sur la

230 ROUSSOPOULOS Caroline, FHAR, 1971, documentaire vidéo, fonds GKC.

231 Propos retiré du documentaire de C. ROUSSOPOUPOS.

87

manière dont le Code civil de 1810 a été rédigé, en insistant sur la dimension libérale et

individualiste qui n’institue pas un interdit de l’activité homosexuelle : une lettre, issue de la

correspondance de GUERIN, dont nous n’avons malheureusement pu identifier le signataire

(écriture manuscrite et illisible) s’adresse à GUERIN le 25 janvier 1955 pour lui donner

quelques informations pratiques mais aussi pour lui donner son avis et lui dire que

l’homosexualité n’était sans doute pas le critère mobilisé pour justifier un dispositif juridique

aussi libéral : « Sur l’influence de la vie privée dans le comportement d’un homme public, on

peut […] S’il était homosexuel, il ne devait pas tenir à insérer le chapitre dans le Code pénal.

Mais il ne semble pas que la pratique sexuelle en question ait jamais motivé de sanction :

toute la responsabilité résulterait du détournement de mineur, ou de l’emploi de la violence

[…] »232. Toujours pour rester sur Daniel GUERIN, celui-ci a également mobilisé

SHAKESPEARE, non pour des finalités politiques, mais pour en faire une icône dans le cadre

d’une lutte contre les valeurs puritaines : l’article « Shakespeare à Stratdford » (1959) dont un

carton du fonds Daniel GUERIN de la BDIC retrace la genèse233 insiste sur cette dimension.

L’article retrace la vie de l’auteur britannique dans sa ville natale Stratford. GUERIN fustige

l’image contemporaine que l’on donne de SHAKESPEARE, assagie, et l’image de Stratford,

« éprise d’ordre et de légalité », toutes deux passées sous le « rouleau compresseur du

puritanisme » : le jeune Anglais des années 1950 ne retient qu’une image faussée du poète,

image qu’ont bien voulu lui donner les autorités morales et puritaines. GUERIN déclare :

« Les hardiesses du poète, sa fantaisie dévergondée, sa liberté superbe et qui n’admet aucune

entrave, ses outrances, ses farces, voire sa fréquente obscénité, ne jurent-elles pas avec les

traits de caractère mesurés, inhibés, de l’Anglais moderne ? Je songe, par exemple, à l’audace

avec laquelle le thème de l’inceste est exploré dans Hamlet, le tabou de l’inceste effleuré dans

Tout est bien qui finit bien. Et je n’oublie pas non plus les sonnets uraniens, le sombre amour

dont Antonio poursuivit Sébastien dans La Nuit des Rois. Comment l’Angleterre pudibonde,

celle qui condamna Oscar Wilde et enfouit dans un tiroir le rapport Wolfenden, peut-elle se

reconnaître dans ce téméraire génie ? »234. Aux yeux de GUERIN, SHAKESPEARE incarne

le génie universel, bien plus que le génie britannique : n’ayant aucune appartenance nationale

en réalité, le poète incarne une humanité pure, irréductible à toute règle morale (et surtout au

puritanisme britannique contre lequel GUERIN est en guerre). L’Angleterre aurait ainsi, selon

232 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 15 / B, lettre de ( ?), Boulogne, 20 / 01 / 1955.

233 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 2 : manuscrit, tapuscrit, coupure de presse, copie de l’article,

critique littéraire du Monde du 19 / 02 / 1959, correspondance de GUERIN concernant la publication, et les

lettres de remerciement / critique.

234 « Shakespeare à Stratford », texte dactylographie, dans le carton référencé ci-dessus. Les citations sont de la

p.5.

88

l’auteur de Shakespeare et Gide en correctionnelle, tenté de gommer chez SHAKESPEARE

toute références ou allusions à l’homosexualité, au membre viril, au bordel, etc.. Il s’agit donc

d’une figure mobilisable pour fonder légitimement une morale libertaire de liberté sexuelle

(« Il est à tous. Les esprits libres et libertaires de tous lieux et de tous temps sont fondés, en

particulier, à se réclamer de l’auteur d’Hamlet »235). SHAKESPEARE n’est pas d’ailleurs le

seul dramaturge que GUERIN érige comme modèle libertaire. L’article « Gordon Graig,

rebelle et prophète »236 de GUERIN (publié dans le numéro 18 de Rendez vous des théâtres du

Monde du 15 janvier 1959) évoque le poète et dramaturge anglais Edward GORDON GRAIG

(1872-1966) : « exilé volontaire d’Angleterre dont la mentalité insulaire et les préjugés étroits

le dépriment »237. GUERIN y fait l’apologie d’un esprit libre, qui a su penser par lui-même :

mais ce n’est pas tant un modèle de liberté sexuelle que vante ici GUERIN, qu’un modèle de

liberté de création, créant lui-même ses propres valeurs.

Qui plus est, GUERIN ne se contente pas seulement de mobiliser des figures ayant

historiquement existé, il convoque également, dans son imaginaire littéraire sous-tendu par

son projet de faire jouer des figures de la liberté, des personnages imaginaires appartenant au

patrimoine de la littérature française : c’est cette idée qui explique la création de la pièce de

théâtre Vautrin238. Il emprunte ce personnage à la Comédie Humaine de BALZAC. Il publie,

en 1960, aux éditions de la Plume d’Or, un fascicule titré Vautrin, du roman à la scène et à

l’écran, dans lequel il explique son projet d’adaptation du personnage de Vautrin. Jean-Louis

BORY en rédigera la préface (« Le Vautrin de Daniel GUERIN reste ce qu’a voulu Balzac : le

prototype de l’individu hors série, la synthèse de la criminalité, l’ennemi public numéro 1 de

tous les départements de la Police, y compris celui des moeurs. »239). On pourra également

retrouver dans le carton du fonds de la BDIC consacré à ce dossier, un document

dactylographié de 5 pages240 dans lequel l’auteur fait un résumé de son oeuvre et s’efforce de

la problématiser : le Vautrin de GUERIN apparaît comme un agent libertaire dont la volonté

de subvertir les règles de la morale traditionnelle. Vautrin appartient donc à la galerie des

personnages imaginaires convoqués dans le cadre d’un projet théorique consistant en un

travail de sape de la morale traditionnelle. Remarquons qu’avec le cas du Vautrin de

235 GUERIN Daniel, op. cit., p.6.

236 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 2, dossier 3 « Gordon Graig » : manuscrit, copie de l’article,

texte dactylographié.

237 Version tapuscrite de l’article de Daniel GUERIN, carton mentionné ci-dessus. La citation est de la p.4.

238 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 4, 3 dossiers intitulés « Vautrin » : manuscrits, brochures,

coupures de presse, fascicules.

239 Fascicule Vautrin, du roman à la scène et à l’écran, GUERIN Daniel, Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio

delta 721 / 4, dossier 1. La citation est de la p.11.

240 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 4, dossier 2.

89

GUERIN, ce n’est pas tant un projet de défense de l’homosexualité qui est défendu, que

davantage une attaque en règle contre le puritanisme bourgeois que GUERIN exècre. Enfin,

signalons que dans ce carton du fonds GUERIN, on trouve quelques pages découpées de la

revue Critique de janvier 1968 (numéro 248) qui correspondent à un article de Roger KEMPF

intitulé « les cachotteries de M. de Charlus » et dans lequel les personnages de La Recherche

du temps perdu de PROUST sont convoqués dans le cadre d’une réflexion sur la mise en

discours littéraire des motifs de l’amour homosexuel (avec une analyse de la célèbre scène de

séduction entre Juppien et Charlus, décrite par le prisme de la métaphore florale de l’orchidée,

au début de Sodome et Gomorrhe, tome IV de la Recherche du temps perdu). Ce détail (il

s’agit d’une coupure qui s’est retrouvée classée, peut-être par hasard, dans les dossiers

consacrés à Vautrin) montre que la question de la mobilisation des personnages littéraires

dans le cadre d’une mise en scène intellectuelle de l’homosexualité intéressait

particulièrement GUERIN241.

Par ailleurs, GUERIN n’est pas le seul auteur à mobiliser une gamme de personnages

historique ou littéraires, réels ou imaginaires. Les auteurs de la revue Arcadie lui emboîtent le

pas. Ainsi, peut-on citer, par exemple, la mention faite de GOETHE dont le poème « Beauté

de l’Ephèbe » est reproduit dans le numéro 105242, tout en étant suivi du commentaire

(anonyme) suivant : « GOETHE, amoureux de la Grèce, était, comme Lord BYRON, trop

profondément Arcadien, pour ne pas en avoir laissé des preuves écrites. Comme l’illustre

Anglais, l’illustre Allemand était sensible à la beauté de quelque sexe qu’elle fût. ». La

bisexualité de certains écrivains sert ainsi à justifier, de manière allusive, le caractère nonnaturel

et non-nécessaire de l’hétérosexualité exclusive. Aux côtés de GOETHE, on pourra

aussi repérer le poète persan HAFIZ auquel Serge TALBOT consacre un article dans le même

numéro que celui évoqué ci-dessus, aux pages 469 à 477. Son Divan, par ailleurs une source

d’inspiration majeure de la poésie goethéenne, se voit ainsi prodigué les éloges de la revue

pour ses qualités littéraires, mais aussi pour l’exaltation d’une certaine tolérance sexuelle.

TALBOT trace alors, dans cet article, une généalogie des motifs « pédérastiques » que l’on

retrouve chez HAFIZ, en remontant jusqu’aux Pueri Delicati d’HORACE243. Dans le même

numéro, enfin, la revue propose une traduction française d’un extrait de Die Vermeintliche

Päderastie des Reformateurs Jean Calvin (La soi-disante pédérastie du réformateur Jean

241 Enfin, signalons que les dossiers du carton Folio delta 721 / 4 du fonds GUERIN de la BDIC, rassemblent un

certain nombre de documents susceptibles d’intéresser quiconque s’intéresse aux détails « techniques » de la

production littéraire de GUERIN : correspondance avec des proches, avec les maisons d’édition, lettres faisant

ressortir une querelle que GUERIN eut avec Maurice CAZENEUVE qui aurait plagié le manuscrit de GUERIN.

242 Arcadie, numéro 105, Septembre 1962, p.468, fonds GKC.

243 Arcadie, op. cit., pp.469-477.

90

Calvin), ouvrage de 1905 de H.J. SCHOUTEN qui fait le point sur les accusations de

pédication formulées à l’encontre de Jean CALVIN par certains de ses contemporains244.

D’autres auteurs sont bien évidement convoqués en tant que dignes représentations de

l’homophilie : nous pouvons mentionner à titre d’exemple un article de Marc DANIEL dans

le numéro 60245 dans lequel on trouvera des références à SOCRATE, PLATON,

KIERKEGAARD, SHAKESPEARE, LULLY, LEONARD DE VINCI…

Parmi les personnages convoqués de manière récurrente par la revue Arcadie figure

Oscar WILDE, dont la condamnation pour sodomie à la fin du XIXème siècle en Angleterre,

fait de l’écrivain une sorte de martyr représentatif de la souffrance des homosexuels face à la

réprobation sociale. Le numéro 10 de la revue246 est d’ailleurs un numéro spécial consacré à la

figure de WILDE. Ce numéro reproduit des textes de l’écrivain, rassemble de nombreux

articles dont la plupart sont des critiques littéraires, et rend un vibrant hommage à la condition

de martyr de WILDE. En effet, l’article « Oscar WILDE, victime ou martyr ? » de Marc

DANIEL assimile intégralement WILDE à cette unique dimension (« Et, en ce centenaire de

la naissance d’Oscar WILDE, qui aux yeux du monde était avant tout le martyr de

l’homophilie, nous devons nous interroger sur la signification réelle de ses souffrances »247).

L’auteur identifie l’écrivain à une victime de « l’hypocrisie victorienne », voire même à un

martyr d’une « réprobation universelle, antique comme la loi judaïque ». WILDE apparaît

alors, dans l’imaginaire constitué par la revue, comme une sorte de saint en lequel l’ensemble

des homophiles pourront trouver le réconfort dans une sorte de mythification de la

souffrance : « Mais Oscar Wilde n’en reste pas moins, pour tous les homophiles du monde, la

plus éclatante victime d’une société aveugle, sourde et sans âme, et par là, pour chacun de

nous, un frère dans la souffrance et dans l’espérance. »248. On le voit ici, la tonalité de cette

sorte de célébration s’inscrit dans un discours de type chrétien où la souffrance est idéalisée,

dénoncée mais en même temps sublimée, car elle exprime fondamentalement la justification

symbolique de la condition de juste. Enfin, André du DOGNON consacre, lui aussi, un article

à WILDE, intitulé « Eloge du scandale »249, dans lequel il évoque la haine de la société

bourgeoise, puritaine et conformiste qui a condamné WILDE pour avoir exprimé

244 Arcadie, op. cit., pp.478-486.

245 Arcadie, numéro spécial, numéro 82, octobre 1960, fonds GKC. « Les Lumières de l’Histoire », déjà cité dans

notre argumentation.

246 Arcadie, numéro 10, Octobre 1954, fonds GKC.

247 Arcadie, op. cit., pp.21-27. La citation est de la p.21.

248 Arcadie, op. cit , p.27.

249 Arcadie, op. cit., pp.28-29.

91

publiquement des sentiments qui peuvent néanmoins être tolérés par cet ordre social quand ils

demeurent cachés.

Les imaginaires homosexuels se construisent donc autour d’un paysage intellectuel qui

mobilise un nombre extraordinaire de figures autant réelles qu’imaginaires. Il s’agit là bien

souvent du principe d’argument d’autorité déguisé sous la forme d’un récit littéraire ou d’une

critique artistique. Si la référence à l’homophilie du personnage n’est généralement pas l’objet

explicite de l’article ou de l’oeuvre de l’écrivain en question, l’ensemble des sous-entendus,

des périphrases, des métaphores et des allusions montre que se déploie en filigrane un autre

projet « théorique ».

III) La transgression et l’homosexualité noire des années 1970

Enfin, les imaginaires homosexuels se sont également construits, notamment dans les

années 1970, autour de ce que Guy HOCQUENGHEM, dans le sillage de Jean GENET, a

appelé « l’homosexualité noire »250. A travers ces trois principales dimensions (la drague

sordide dans l’univers des pissotières, la marginalité et la délinquance, le plaisir sadomasochiste),

nous allons à présent tenter de cerner les contours de ce domaine périphérique

mais néanmoins important des imaginaires homosexuels.

1) La drague et les pissotières

La dimension de la transgression apparaît fortement dans les références aux pratiques

de drague (sexualité anonyme, furtive) accomplies dans des espaces urbains marginaux

(vespasiennes, jardins publics, toilettes de gares…). Cette forme de sexualité n’est nullement,

convenons en, imaginaire, mais nous appelons ici imaginaire l’ensemble de figures et le

répertoire de topoi de la représentation de l’homosexualité dans les écrits et les récits des

militants revendiquant publiquement leur homosexualité. Cet imaginaire était déjà présent

dans les écrits de Jean GENET dans les années 1940 (Le journal d’un voleur, 1949, Notre

Dame des Fleurs, 1948), mais il s’affirme réellement dans les années 1970, avec

HOCQUENGHEM, notamment. Par la suite, on pourra le retrouver jusque dans les années

1980 (avec des films comme L’Homme blessé, de Patrice CHEREAU, 1983) avant que le

phénomène des backrooms ne retire la sexualité homosexuelle de l’espace public pour l’isoler

dans des lieux clos arrière-salles de bars, de saunas, etc.)251.

250 Mentionné par TAMAGNE Florence, Mauvais genre ? Une histoire des représentations de l’homosexualité,

EDLM, 2000.

251 Cf. MARTEL Frédéric, Le Rose et le noir, op. cit., pp.268-317, « Le bonheur dans le ghetto ».

92

L’univers de la « drague » est décrit (et exalté avec minutie) dans le numéro spécial de

Recherche de mars 1973 Trois milliards de pervers ; la grande encyclopédie des

homosexualités. Un article nommé « Dragues » 252 en donne la philosophie. Il s’agit, dans

l’esprit des militants, d’une pratique du désir. Celui-ci est l’unique valeur qui guide cette

pratique. L’article est étayé par des citations de Guy HOCQUENGHEM et recense un certain

nombre de lieux parisiens identifiés comme étant liés à une forte activité / « prostitution »253

homosexuelle (avec l’exemple du jardin des Tuileries). Un jeune étudiant de 22 ans y confie

anonymement le récit de ses aventures sexuelles254. Un autre texte du numéro de Recherches

de 1973, signé Guy HOCQUENGHEM et intitulé « Drague et amour », et par ailleurs

reproduit quelques années plus tard dans La dérive homosexuelle en 1977, développe une

certaine idée de la drague comprise comme une éthique, doublée d’une esthétique, du désir. Et

à HOCQUENGHEM de dire, en parlant des homosexuels qui se livrent à ces pratiques de

drague « nous ne sommes pas instables, nous sommes mouvants. Aucune envie de s’ancrer.

Dérivons. A bas les fixations. Non, je ne cherche pas à travers chaque amant l’âme soeur, je ne

cherche rien à travers chaque amant »255. La drague se vit donc comme une pratique

désintéressée, qui n’a d’autre fin qu’elle-même, et qui est célébrée comme un épanouissement

(dans le plaisir charnel) et une libération (hors des conventions sociales). Elle est souvent

exaltée dans son caractère sordide et sale, ce qui a pour conséquence de la poser comme une

sorte de contre-idéal, donc comme un idéal négatif. Elle réside dans une exaltation de la

noirceur. Par la suite, les films de PASOLINI ou de FASSBINDER (avec le Droit du plus

fort, R.F.A., 1974) développent cette esthétique noire et subversive. A tenter de comprendre la

genèse d’un pareil univers référentiel, on peut supposer que la réprobation sociale de

l’homosexualité est la principale cause de cette imagerie, en incitant l’homosexualité à se

déployer secrètement dans des espaces marginaux de l’activité sociale. Les théories

sociologiques traditionnelles de la déviance256 interprètent ce phénomène comme un jeu de

réappropriation symbolique du stigmate apposé socialement à la catégorie sociale jugée

déviante par rapport aux normes socialement valorisées. Gageons que, de plus, le souffle

libertaire de la libération sexuelle des années 1970 n’a fait que légitimer la mise en discours

d’un pareil univers symbolique en valorisant idéologiquement une certaine idée de primatie

252 Trois milliards de pervers, op. cit., p.105.

253 Il ne s’agit pas réellement d’une véritable prostitution, puisque la plupart des activités sexuelles ne sont pas

régies par un système de transaction monétaire. Néanmoins, sur ces mêmes espaces, peuvent également se nouer

des rapports plus classiques de prostitution (masculine).

254 Trois milliards de pervers, op.cit., p.112.

255 HOCQUENGHEM Guy, La Dérive homosexuelle, 1977, Delage, p.107, fonds Homosexualité, BDIC.

256 Et notamment l’interactionnisme d’Howard Becker (Outsiders, 1964).

93

du désir (au-delà des conventions). Car cette idée constitue la trame même des représentations

liées à la drague homosexuelle nocturne.

2) Homosexualité et délinquance

La marginalité de fait de l’homosexualité (en tant qu’elle est une pratique non

légitimée par les normes dominantes) se redouble d’une marginalité idéalisée dans certains

imaginaires. Guy HOCQUENGHEM va ainsi jusqu’à prétendre l’existence d’un lien essentiel

entre la figure de l’homosexuel et celle du délinquant. Suite à l’assassinat en Italie en 1975 du

cinéaste Pier Paolo PASOLINI, tué sur une plage d’Ostie par un jeune délinquant alors qu’il

se livrait à la « drague » homosexuelle, HOCQUENGHEM publie, en mars 1976, dans

Libération le texte « Tout le monde ne peut pas mourir dans son lit »257. Dans ce texte,

HOCQUENGHEM considère que PASOLINI savait les risques qu’il prenait car l’univers de

l’homosexualité est inséparable de celui de la délinquance. L’inégalité, le vice et la loi du plus

fort sont les règles de l’univers de l’homosexualité noire qui, pour l’écrivain, se confond avec

la condition homosexuelle en général. Pour HOCQUENGHEM, l’homosexualité peut se

définir de deux façons, l’une minable, l’autre très valorisée : « l’amour entre Pareils » (qui

consiste à draguer dans sa classe, dans son groupe de sociabilité, dans son réseau de

rencontres) et « l’amour vers l’Autre » (la volonté de s’ouvrir à l’inconnu dans l’aventure de

la sexualité marginale dans les lieux « publics » de drague). PASOLINI incarnait, dans son

éthique de vie, la seconde catégorie. Ce faisant, le danger de meurtre faisait partie intégrante

de cette éthique et, en cela, le meurtre n’est pas un exemple de la condition faite aux

homosexuels dans la société (violence et réprobation sociales) mais une potentialité résultante

du choix de vie de PASOLINI. Ce meurtre échappe ainsi à la récupération politique de

certains militants homosexuels qui voulaient en faire un emblème de la souffrance des

homosexuels. Car l’homosexualité appartient au domaine de la criminalité : « l’homosexualité

est d’abord, pour peu de temps encore peut-être, une catégorie de la criminalité.

Personnellement, je préfère cet état des choses à sa probable transformation en catégorie

psychiatrique de la déviance. »258. Dans d’autres textes, l’auteur développe le raisonnement

sous-tendant cette assimilation. Dans « les Assassins des Yvelines »259, il fait référence à un

fait divers des années de l’époque, à savoir une série de meurtres commis par deux

homosexuels dans les années 1971 et 1972. Cette illustration lui permet de dire que la chance

257 Libération 29 / 03 / 1976. Texte également reproduit dans La Dérive homosexuelle, p.128.

258 HOCQUENGHEM Guy, La dérive homosexuelle, op. cit., p. 129.

259 HOCQUENGHEM Guy, op. cit., p. 130.

94

de l’homosexualité réside, dans l’idée d’un combat de libération ou pas, dans le fait qu’elle

soit perçue socialement comme une forme de délinquance. Dans la même optique, l’auteur

refuse de voir dans le viol, qu’il soit homosexuel ou hétérosexuel, un crime : « la bite n’est

pas un instrument contondant », écrit-il dans l’article « viol » publié dans Libération en mars

1977260.

En avril 1976, le quotidien, sous le titre « En réponse à Guy HOCQUENGHEM »261,

publie deux lettres de lecteurs qui se plaignent de l’assignation arbitraire qu’exposait le

philosophe dans son article du 29 mars. Un certain Yves LAMBUISIER, d’Angers, dans un

courrier intitulé « Homosexualité et délinquance : des liens occasionnels sans plus »,

considère que HOCQUENGHEM fonde son raisonnement sur un certain nombre de

confusions et de généralisations abusives. Le combat pour la libération et la reconnaissance de

l’homosexualité n’aboutit pas forcément à la neutralisation et la normalisation de celle-ci : il

est ainsi possible, selon ce contradicteur d’HOCQUENGHEM, de sortir du ghetto de

l’homosexualité « noire » sans forcément prendre le risque d’être aliéné par la société

bourgeoise. Par ailleurs, il reproche au philosophe de confondre la notion de différence avec

celle de marque d’infamie. Par défaut de perspective, mais aussi par mauvaise foi,

HOCQUENGHEM refuserait de regarder en face la misère sexuelle et intellectualiserait celleci

à travers un prisme idéalisant qui ne refléterait que ses propres délires personnels, et non la

réalité de la marginalité dans laquelle sont confinés les homosexuels (« Que

HOCQUENGHEM ait des fantasmes, soit, mais il n’est pas honnête de les universaliser sous

le nom de condition homosexuelle et ce faisant de maintenir un abject statu quo »). Une lettre

du même numéro de Libération, titrée « la fine analyse d’un bon bourgeois fin de siècle » de

  1. CHALIER, de Montpellier, accuse HOCQUENGHEM de céder aux fantasmes de la

société bourgeoise qu’il prétend détester. En effet, son idéalisation de la condition marginale

de « l’homosexualité noire » ne serait que la résurgence du goût des bourgeois du XIXème

qui aimaient trouver de la distraction dans la figure de la canaille (« s’encanailler » comme

l’on disait dans certains discours de l’époque ). A ces diatribes, HOCQUENGHEM réplique

dans le numéro de Libération du 20 avril 1976, avec le texte « ça pue l’ordre moral ». Pour

lui, sans nul doute, la volonté de libérer l’homosexualité de la marginalité consisterait à

revenir à une logique qui est celle d’Arcadie et de sa revendication de la « respectabilité ». Or

la pensée de HOCQUENGHEM se définit comme un rejet violent du conformisme de la

revue de BAUDRY. D’autant plus qu’HOCQUENGHEM considère, dans cet article, que cet

260 Libération 29 / 0 3 / 1977. Texte également reproduit Dérive homosexuelle,p.135.

261 Libération, 08 / 04 / 1976. Les articles sont également reproduits aux pp. 65-68 de la Revue de presse sur

l’homosexualité de 1977 du GLH-PQ, fonds homosexualité, BDIC.

95

état d’esprit arcadien est un danger pour le combat révolutionnaire de l’homosexualité et qu’il

constitue justement une pression dominante depuis la disparition du FHAR (en 1973). Son

deuxième principal argument est que la sortie de la marginalité signifierait l’abandon des

pratiques de drague de « l’homosexualité noire », et donc la fin d’une éthique du désir qui

était un instrument révolutionnaire de dépassement des clivages sociaux ( « [ce serait] la fin

de cette errance dans la drague qui faisait de l’homosexuel un court-circuit vagabond entre

classes sociales » 262). L’ « homosexualité noire » est l’élément qui permet la communication

entre « groupes sociaux opprimés ».

L’ « homosexualité noire » constitue également une sexualité qui ne se vit pas à

travers le schéma de l’amour romantique. HOCQUENGHEM pose les bases d’une éthique du

désir, non de l’amour passion. En 1976, Serge DOFF, un enseignant de 25 ans, de la ville de

Dignes est accusé d’avoir incité ses élèves à consommer du haschisch et à avoir des relations

homosexuelles. De nombreuses associations homosexuelles lui témoigneront un soutien

actif263 et les milieux gauchistes de la Faculté de Vincennes mèneront une campagne en sa

faveur, au nom du droit à éprouver des sentiments amoureux pour n’importe quelle personne,

quelle que soit l’orientation sexuelle. Or HOCQUENGHEM condamnera cette campagne en

raison de ces références au sentiment amoureux, en contradiction avec la précarité sexuelle de

« l’homosexualité noire ». Dans une lettre (non signée) publiée dans Libération, en 1977,

titrée « Sexe et Ordre ; Guy HOCQUENGHEM a le goût du sperme et le goût du sang », un

lecteur enrage contre le philosophe qui, au nom de son idéalisation de la marginalité et de la

délinquance homosexuelles, en vient à nier certains faits de violences exercés à l’encontre des

homosexuels (« Que pense-t-il des flics de Marseille qui ont enfoncé leur matraque dans le cul

de deux jeunes « délinquants » ? C’est un tout ? Et quand à ses récentes indignations à

Vincennes contre la campagne du comité parisien de soutien aux inculpés de Nantes et

Dignes, jugée « courtelinesque » ( !) […]. Il n’a ni levé les contradictions de ses analyses, ni

tiré les leçons du FHAR. » 264. La délinquance inhérente à la condition de marginalité sociale

et de précarité sexuelle est ainsi idéalisée, dans l’imaginaire de certains auteurs, surtout chez

HOCQUENGHEM, et élevée au rang de liberté transcendante toutes les conventions. Ce

faisant, cet imaginaire se heurte à la misère de la réalité et ne trouve écho que dans un milieu

révolutionnaire s’inscrivant dans le sillage du FHAR. Il est donc critiqué par une bonne partie

des militants homosexuels eux-mêmes.

262 Libération, 20 / 04 / 1976. Et aussi dans la Revue de presse du GLH-PQ de 1977.

263 Article « La Répression », in Révolution, 15 / 10 / 1976, cité par la Revue de presse du GLH-PQ de 1977.

264 Revue de presse du GLH-PQ, 1977, p.67.

96

3) Homosexualité, sado-masochisme et « tendances fascisantes »

Enfin, l’homosexuel est associé, pour de nombreux auteurs, à un imaginaire de

permissivité sexuelle qui l’amène à faire des expériences diverses, comme le sadisme ou le

masochisme. Notons que cet ensemble de représentations se retrouve à « l’extérieur » de

l’homosexualité (préjugés populaires, assignations d’identité négative, etc.) et à « l’intérieur »

de l’homosexualité (chez les penseurs et les militants de l’homosexualité). En effet, ces

catégories de sado-masochisme appliquées à l’homosexualité relevaient déjà d’une

représentation commune dévalorisante de l’homosexuel, l’assimilant au pervers sexuel.

L’homosexuel peut être également associé au sadique et également être considéré comme

ayant des tendances fascisantes. Nous étudierons ces représentations, en montrant qu’elles

sont autant imposées de « l’extérieur » que valorisées et reprises de « l’intérieur » des

imaginaires homosexuels.

La catégorie sado-masochiste s’applique aux homosexualités dans les écrits théoriques

de quelques militants comme Daniel GUERIN, Jean GENET et Guy HOCQUENGHEM.

Celui-ci, dans certains articles la Dérive homosexuelle de 1977, légitime le viol ou la sexualité

collective (partouses) : l’homosexualité y est revendiquée comme synonyme d’expériences

sexuelles, de permissivité et d’inventivité dans la création de plaisirs sexuels

« périphériques », comme disait Michel Foucault. A la fin des années 1970, la mode « cuir »

vient donner une référence esthétique et fantasmatique supplémentaire aux représentations de

la sexualité permissive. La revue Arcadie et les principaux journaux gays de la fin des années

1970 publient de nombreuses petites annonces pour des boutiques vendant de nombreux

instruments connotés « cuir » ou SM : veste de motard, fouets, lanières de cuir, menottes… Le

tout dans une imagerie que vient reprendre en écho dans le champ musical le succès du

groupe disco américain Village People. GUERIN éprouve lui aussi une fascination pour cette

esthétique « cuir » dès le début des années 1970 : ainsi, en 1970, un ami lui donne, dans une

lettre, quelques adresses de milieux cuirs (associations de Leatherboys homosexuels) à Paris,

à Marseille, en Avignon, à Mulhouse et à Antibes265. Cette référence au cuir reflète une

conception fétichiste de l’homosexualité (obsession pour certains objets particuliers

représentant la personne désirée, comme un uniforme), qui va de pair avec une certaine

virilisation de la figure de l’homosexuel. L’esthétique cuir accompagne en cela un certain

mouvement de réification du monde homosexuel, caractérisé par une essentialisation de la

265 Lettre de M. BOUHY à Daniel GUERIN, Liège, 20 / 12 / 1970, Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta

721 / 13.

97

notion de genre : l’homosexuel « cuir » rejette en effet toute référence à la féminité, donc à la

perméabilité des genres masculin et féminin. Comme le déclare lui-même l’ami de GUERIN,

ce style de vie gomme l’idée de différence entre l’homosexuel et l’hétérosexuel, ce qui amène

ce correspondant de GUERIN, se définissant comme hétérosexuel, à adopter un

comportement davantage considéré par elle comme homosexuel : « C’est le fétichisme qui

m’a amené à certains comportements « homosexuels » et chez moi, le fétichisme des

vêtements de sport, de cuir et de certains uniformes est fortement lié à mon idéal de virilité,

c’est indissociable de ce qui fait que je me sens très éloigné des invertis et des efféminés. Mon

sens de la tolérance réprime alors la répulsion première que j’ai pour eux, comme pour les

« pédés » »266. Qui plus est, cette esthétique « cuir » inclut également une référence plus ou

moins explicite au sado-masochisme. Daniel GUERIN, dans un texte intitulé Homosexualité

et masochisme267, explore le domaine défini par ces rapprochements. Il s’attache, en effet, à

une relecture critique de l’oeuvre de Léopold von SACHER-MASOCH (qui a donné son nom

au plaisir sexuel retiré de l’humiliation : le masochisme) et notamment de La Vénus à la

fourure (1870). Pour GUERIN, si Séverin MASOCH (le narrateur) éprouve une « timidité

énigmatique » envers les femmes et se pâme, parallèlement, devant la virilité des amants de sa

« vénus » Wanda (du prince russe au bel officier grec), c’est qu’il est caractérisé par une

homosexualité refoulée et par un sentiment fétichiste devant les uniformes (nous prolongeons

ici les remarques énoncées plus haut sur le fétichisme sur le cuir et les instruments SM).

L’oeuvre de MASOCH n’est nullement, pour GUERIN, un « manuel de

masochisme hétérosexuel » mais bien le portrait d’un homosexuel qui ne s’assume pas

comme tel. GUERIN établit un parallèle entre le héros de MASOCH et les homosexuels qui

ont besoin de femmes portant vêtements de cuir, bottes, cravaches et fouets, pour se voir

infligé des souffrances corporelles. Selon GUERIN, ces femmes « troquent la toilette de leur

sexe pour des fétiches qui les masculinisent » et sont « parfois équipées de godemichés avec

lesquels, sur demande, elles pratiquent un semblant de sodomisation »268. Le masochiste

exprimerait donc, par là, un fantasme purement homosexuel. Et à GUERIN de l’expliquer par

un préjugé psychologique à l’égard de la verge masculine… Si le masochisme est un

homosexuel qui s’ignore, certains homosexuels ont régulièrement recours aux pratiques SM,

comme en témoigne, dans les années 1970, la multiplication d’établissements spécialisés,

dont GUERIN en fait l’écho dans son article : « Le masochisme homosexuel se pratique de

266 Lettre citée ci-dessus.

267 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 14, dossier 3 « Homosexualité et masochisme » : manuscrit,

tapuscrit avec annotations et corrections manuscrites.

268 GUERIN Daniel, extrait du texte dactylographié Homosexualité et masochisme.

98

plus en plus couramment, entre homos sadiques et homos masos. Ainsi, les clubs de

cuiromanes, les publications illustrées SM (sado-maso), certaines maisons charitables qui

recrutent à la campagne un jeune personnel masculin dont la vigueur, parait-il, égale le savoirfaire.

»269. Mais notons, enfin, qu’un rapport de similarité se fait plus souvent, dans l’oeuvre de

GUERIN, entre l’homosexuel et le révolutionnaire (nous reviendrons ultérieurement sur cette

assignation), qu’entre l’homosexuel et le masochiste.

La thématique SadoMaso est donc en vogue chez les homosexuels, particulièrement

dans les années 1970. A ce titre, Libération, qui soutient les revendications homosexuelles à

l’époque et qui permet à de nombreux militants de s’exprimer dans ses colonnes, publie

plusieurs articles qui jouent sur cette thématique. En avril 1976, Christian MAURAL, dans un

article intitulé « La maîtresse, le patron et l’esclave »270, reprend la figure de SACHERMASOCH

et des pratiques homosexuelles SM, et se réfère à certains films à connotation SM

comme Portier de Nuit, Histoire d’O et Maîtresse. Ce faisant, il critique un ordre social jugé,

selon lui, néfaste à l’épanouissement de cette forme de liberté sexuelle (« qui veut libérer le

masochisme de toute cette merde ? »). Un article de Libération, « le Sordide ordinaire » de

Jean-Luc HENNIG, se fait l’écho du film allemand Le Droit du plus fort de FASSBINDER

(1974)271.

Voyons à présent en quoi cette assignation de catégories relatives aux perversions

sexuelles peut être juxtaposée à certains jugements aux colorations politiques. Dans les années

1950 et 1960, avant l’assignation de l’homosexualité à la position politique de gauche

révolutionnaire ou progressiste272, elle était associée à un « vice bourgeois » à droite. Elle

pouvait ainsi être assimilée à l’extrême droite. Pendant plusieurs décennies, la revue populiste

et sarcastique Le Crapouillot consacrera quelques numéros spéciaux à l’homosexualité : si la

tonalité dominante est celle de la caricature et de la dénonciation de la prostitution

homosexuelle (qui est assimilée à l’homosexualité en général), certains numéros tentent

d’adopter un ton neutre tandis que certains articles complaisants laissent à penser que la

dimension de l’exaltation du vice et de la transgression des valeurs plaît à certains auteurs. En

juin 1955, Jean GALTIER-BOISSIERE, le directeur de la revue, écrit à Daniel GUERIN pour

lui commander un article273 (que GUERIN refusera de produire, prétextant des contraintes de

269 GUERIN Daniel, op. cit..

270 Libération 09 / 04 / 1977. Texte également reproduit à la p. 72 de la Revue de presse du GLH-PQ de 1977 .

271 Libération 29 / 09 / 1976. Texte également reproduit à la p. 88 de la Revue de presse du GLH-PQ de 1977.

272 Nous y revenons dans le Chapitre 12.

273 Lettre de Jean GALTIER-BOISSIERE à Daniel GUERIN, 04 / 06 / 1955, Fonds Daniel GUERIN, BDIC,

Folio delta 721 / 12, dossier 4 : on trouve également dans le fonds la réponse de GUERIN et d’autres documents

99

temps), ce qui témoigne de l’intérêt de la revue pour la question de l’homosexualité, à un

moment où celle-ci n’était guère un objet d’étude en dehors des cénacles homosexuels. Des

personnalités comme Jacques de RICAUMONT mêlaient apologie de l’amour homosexuel

(pris ici comme désir platonique, chaste et idéalisé) et nationalisme maurassien dans les

années 1950. RICAUMONT, ultracatholique, ultramontain et aristocrate, évoque, dans les

salons de l’arcadien André-Claude DU DOGNON, son goût pour les jeunes hommes, malgré

sa volonté de sublimer ce désir afin de rester vierge274. Arcadie rassemble de nombreux

hommes de droite et la revue n’hésite pas à parler des tendances « fascisantes » de certains

homophiles, même si elle ne cautionne aucunement ce comportement (la revue se penche au

contraire souvent sur la question des triangles roses et de la déportation des homosexuels

pendant la seconde guerre mondiale, à travers de nombreux articles évoquant ce thème sur les

30 ans que couvre la revue). Par exemple, en 1964, lorsque Daniel GUERIN publie une

nouvelle édition d’Eux et lui, le numéro d’Arcadie du mois d’août propose, dans sa rubrique

littéraire, un texte de SINCLAIR où celui-ci se moque de l’aspiration de GUERIN qui

l’amène à vouloir réunifier socialisme et homosexualité : « Voilà un tabou de forte taille

qu’on ne lui pardonnera guère d’avoir enfreint. Les socialistes, qui se veulent épurés de tout

penchant charnel dans l’action politique, ne manqueront pas de le honnir et de le traiter de

traître. Les homophiles, au moins ceux aux tendances fascisantes, et ils sont légions, le

mépriseront et le couvriront de sarcasmes. »275. Et à SINCLAIR de citer, à titre d’exemple de

la figure de l’homophile fascisant le personnage d’Aurèle dans le dernier roman de Gilles

ROSSET, Masculin singulier (1962). Cette figure particulière de l’homophile puise dans

l’esthétique et les valeurs du dandysme et de son dédain aristocratique d’inspiration très

barrésienne. L’homophilie peut également être vécue sur le mode de l’exaltation de la virilité

et de la droiture, dans la lignée des principales figures de l’univers des romans d’Henri de

MONTHERLANT.

Dans les années 1950 et 1960, des témoignages vont jusqu’à assimiler homosexualité

et nazisme. En contradiction avec les persécutions menées par le régime nazi contre les

homosexuels, ces témoignages montrent que la réalité est complexe et ne peut jamais être

comprise à travers des clivages simplistes. Citons quelques exemples. En 1960, un ami de

GUERIN (M. ARVON), lui écrit, à l’occasion d’une carte de voeux pour 1961 le remerciant

par ailleurs de l’envoi d’un exemplaire d’Eux et lui, qu’il a encore du mal à accepter les

relatifs à l’affaire.

274 Rapporté par MARTEL Frédéric, Le Rose et le Noir, les homosexuels en France depuis 1968, Seuil, 2000,

pp.102-104.

275 Article découpé et classé par Daniel GUERIN, fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 7, dossier 2.

100

plaidoyers de défense des homosexuels en raison des souffrances qu’il a enduré pendant la

seconde Guerre mondiale de la part de SS homosexuels (« Je vous avouerais que

l’homosexualité m’effraie. Gardant le traumatisme de l’époque hitlérienne, je ne puis

m’empêcher de penser que c’est elle qui servait en grande partie de ciment aux SS. L’amour

sans obligations ni morale nous arrache peut-être de toutes les objections, mais c’est pour

vous rendre disponibles à l’inhumain. »276). Jusque dans les années 1970, les partis politiques

d’extrême gauche considèrent l’homosexualité comme un vice produit par la décadence

bourgeoise et fasciste. Plus tard, le 12 avril 1976, un lecteur du Nouvel-Observateur (Henry

BULAWKO, Paris) s’emportera, dans une lettre publiée dans la rubrique « courrier des

lecteurs » et titrée « barreaux et matraques », contre la manifestation revendicatrice du G.L.H.

(qui désirait briser le silence de la déportation des homosexuels) le jour du souvenir de la

déportation, stipulant que les seuls homosexuels qu’il avait rencontrés dans les camps

formaient le lot des gardiens SS et des kappos et non celui des victimes du nazisme277.Il

n’empêche que ces déclarations, relevant de généralisations hâtives à partir de cas isolés, font

partie du système de représentations sociales communes de l’homosexualité dans la

chronologie que nous étudions. Mais cet imaginaire gravitant avec l’image du SS homosexuel

se retrouve aussi dans certains récits (littéraires ou cinématographiques) d’écrivains ou de

cinéastes homosexuels comme Luchino VISCONTI avec son troublant film Les Damnés

(Italie – RFA, 1970), qui met en scène un jeune bourgeois allemand homosexuel, travesti et

pédophile qui intégrera le corps des SS ou comme Marcel JOUHANDEAU dont on peut

retrouver, dans le fonds Daniel GUERIN, un tapuscrit où il raconte une partouse

homosexuelle entre Français et SS pendant l’Occupation278. Dans ces textes intitulés « Mon

musée secret » et « le jardin des Hespérides », l’auteur évoque une série d’expériences de

sexualité collective survenues en 1943, entre des hommes gardant leur anonymat et ne parlant

pas (de peur de trop marquer la différence de langue), réunis dans le plaisir de la chair, pour

des jeux de masturbations réciproques et d’autres forme de la sexualité homosexuelle. La

référence fascisante existe bel et bien dans une certaine imagerie homosexuelle et c’est

d’ailleurs contre elle que se prononce en 1971 Le rapport contre la normalité du FHAR.

Reproduisant une caricature publiée dans un magazine gay américain (la source précise n’est

pas explicitée) montrant deux homosexuels assis sur un banc regardant lascivement un

policier très viril et très baraqué qui s’approche avec sa matraque, le FHAR s’oppose à ce type

de représentation à connotation fascisante. Il considère que cette image est véhiculée par une

276 Lettre de H. ARVON, 26 / 12 / 1960, Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 8.

277 Reproduite dans la revue de presse du GLH-PQ, 1977, p.13, fonds homosexualité, BDIC.

278 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 13, dossier « divers ».

101

idéologie bourgeoise qui cherche à récupérer l’homosexualité pour insérer son caractère

subversif dans un ordre disciplinaire : « L’idéologie fasciste tente ainsi de récupérer les pédés,

et, s’il s’en trouve évidemment pour bander devant ces dessins ou photos d’uniformes de cuir

et de croix gammées. On voudrait nous faire croire que le Nazisme était un paradis pour la

pédale, à moins qu’on ne compte sur notre prétendu masochisme. »279. Avec cette affirmation

d’un manifeste à prétention politique et qui entend faire programme, puis avec l’autorité que

gagneront les mouvements associatifs similaires dans la définition de l’identité homosexuelle,

les imaginaires homosexuels rompront radicalement avec les références fascisantes. Du moins

pour les mouvements homosexuels les plus visibles. Car cela n’empêchera pas des

mouvements plus récents de ressusciter cet imaginaire. Ainsi en 1986, la revue d’extrêmedroite

Gaie France Magazine (qui éditera plusieurs numéros)280, dirigée par le néo-nazi

Michel CAIGNET publie des articles sur le négationnisme, l’homosexualité et fait l’apologie

de la pédophilie.

Ainsi, les imaginaires homosexuels gravitent également autour de la dimension de la

transgression et de l’exaltation d’une sexualité qui tend à tout prix à s’écarter du modèle

conjugal hétérosexuel. Ces imaginaires se nourrissent aussi des stigmates négatifs qu’un pan

de la société leur impose (délinquance, marginalité, précarité sexuelle), comme on le peut le

voir avec la problématique de « l’homosexualité noire ». La manière dont se construit la

référence à la sexualité (nécessairement recherchée pour le plaisir, puisqu’elle n’a pas la

reproduction comme motif) suit les évolutions des catégories morales de l’époque. Dans les

années 1950 et 1960, avant la Révolution sexuelle, les pratiques homosexuelles sont perçues

comme des vices et considérées comme tels par les penseurs de l’homosexualité. Après la

Révolution sexuelle, elles deviennent de simples modalités du plaisir et de la liberté sexuelle.

La stigmatisation (dans les imaginaires) devient de moins en moins morale, elle devient

spécifiquement sociale : on le voit chez HOCQUENGHEM avec le glissement de la figure du

pervers vers celle du délinquant.

279 FHAR, Rapport contre la normalité, op. cit., p.48.

280 Quelques exemplaires de Gaie France Magazine sont disponibles à la Bibliothèque Nationale de France.

Référence SUDOC : Per. 4-Jo-53 853. Les exemplaires ne sont pas facilement accessibles (demandes à

formuler). Patrick CARDON nous a parlé de l’esprit général de Gaie France Magazine dont il connaissait un

peu l’esprit et l’historique.

102

Les imaginaires homosexuels se construisent donc en combinant à la fois (re-)création

d’une situation (historique ou géographique) idéale et réappropriation symbolique des

jugements négatifs apposés socialement à la figure de l’homosexuel. Souvent sous-tendus par

un projet théorique, ils participent de la construction de l’identité sociale et politique de

l’homosexualité.

Chapitre IV

Evolutions des définitions et des classifications, selon les contextes et

les objectifs théoriques ou politiques

Nous avons étudié différentes réflexions faites par des associations et des groupements

homophiles et homosexuels sur les fondements de l’homosexualité. Mais les définitions et les

classifications que ces milieux et ces réseaux ont tenté de construire se sont également fait

dans des voies différenciées selon les milieux ou les réseaux de militants et de penseurs. Les

enjeux de la définition de l’identité homosexuelle ont ainsi pris corps dans des débats

théoriques et « politiques » (puisqu’ils concernent la visibilité de l’homosexualité dans

l’espace public) suivant certains objectifs, le plus souvent pour que la majorité impose un

modèle d’ « homosexuel respectable » pour reprendre une formule chère à Arcadie. Le désir

homosexuel est pluriel, et le monde homosexuel (si tant est que l’on puisse parvenir à le

103

réunir, au-delà de sa pluralité intrinsèque, sous une forme unifiante, intelligible et cohérente)

n’en est que plus diversifié. L’homosexualité, la pédérastie et la pédophilie, comme formes du

désir homosexuel281, et à travers toutes les différentes acceptions que l’on peut leur donner,

posent d’importants problèmes de définition, de justification, de classification sexuelle, mais

aussi de rejets de la part des militants homosexuels eux-mêmes. Par exemple, le problème de

la distinction entre les homosexuels « virils » et les « folles » est l’un des enjeux les plus

importants, et il fait l’objet de débats et de conflits au sein des différents réseaux se

concurrençant pour imposer socialement une image ou une figure particulière de

l’homosexuel. Des groupes sont ainsi acceptés et / ou rejetés en fonction de l’évolution des

différentes définitions de l’identité, qu’elles soient « essentialistes » ou « différencialistes ».

Ces oppositions reflètent toujours des objectifs stratégiques. Le problème de l’acceptation et

de la définition de l’homosexualité passe aussi par celui de la perception de la bisexualité.

Celle-ci, ainsi que l’homosexualité, change parfois de contenu, en fonction des différents

intérêts véhiculés par les stratégies sociales ou politiques sous-jacentes aux débats.

Notons que ces problèmes de classification ont une influence directe sur la perception

du monde homosexuel, et surtout sur sa quantification. Faut-il classer les pédérastes dans la

catégorie « homosexuels » ou leur accorder une place à part ? Comptabilise-t-on les

bisexuels ? De fait, les difficultés de numération se manifestent aussi bien à « l’extérieur » du

monde homosexuel qu’à « l’intérieur » de celui-ci. En général, les approximations se font

autour de 5 % de la population française. En 1968, dans son Dossier Homosexualité,

Domonique DALLAYRAC allait jusqu’à comptabiliser 8 % de la population282 (comme

BAUDRY dans La condition des homosexuels283, qui utilisait aussi quelquefois la formule

« un sur vingt »); Guy HOCQUENGHEM estime que le chiffre est plus proche de 4 % de la

population globale284.

Nous allons étudier à présent les cas qui posent problème dans la définition d’une

identité et d’un projet de mouvement. Aussi parlerons-nous de la figure du pédéraste, de celle

de la « folle », du statut du bisexuel et des controverses sur la stratégie de visibilité à adopter

entre « victimisation » et volonté active de reconnaissance.

281 En ce qui concerne la pédophilie, celle-ci n’est pas nécessairement homosexuelle, mais la figure du pédophile

a néanmoins suscité beaucoup de débats autour de l’homosexualité, soit en raison de l’amalgame populaire fait

entre pédophilie et homosexualité, soit parce que des auteurs « homosexuels » (militants homosexuels) ont tenté

de défendre la pédophilie (surtout dans les années 1970, ce que nous verrons au chapitre 13).

282 DALLAYRAC Dominique, Dossier Homosexualité, 1968, Robert Laffont, fonds GKC.

283 BAUDRY André, La condition des homosexuels, 1981, Privat, p.114, fonds GKC.

284 Intervention de Guy HOCQUENGHEM au cours d’une réunion publique du FHAR, documentaire FHAR de

Carole ROUSSOPULOS, 1971, fonds GKC.

104

  1. I) Le pédéraste

La réflexion sur le fondement de la pédérastie et sur l’acceptabilité de celle-ci occupe

une place importante dans les débats de certains milieux homosexuels. Il nous faut d’abord

nous entendre sur la définition du pédéraste. Pour reprendre la typologie énoncée par GIDE et

dont se réclament la majorité des membres d’Arcadie, dont Roger STEPHANE285, le

pédéraste est celui qui aime les jeunes gens, à la différence du sodomite qui aime pénétrer les

hommes et de l’inverti qui aime être pénétré. Le pédéraste porte donc son désir sur les jeunes

hommes et les adolescents. Nous le distinguerons du pédophile dont l’amour le porte vers les

enfants. Pour l’opinion publique et les représentations sociales de l’homosexualité, les deux

furent souvent confondus et en cela réside une des principales causes de la réprobation sociale

de l’homosexualité. De plus l’usage du terme pédophile est très peu courant avant les années

  1. 1970286. A cela s’ajoute un usage commun et dévié du langage qui tend à faire l’amalgame

entre les termes « homosexuel » et « pédéraste » (l’insulte « pédé » étant l’une des

conséquences directes de cette confusion). C’est ce que reconnaîtra, par la suite, BAUDRY :

« Le bon peuple et même les pouvoirs publics assimilent homosexuels et pédophiles. Le mot

« pédéraste » (pédé), suprême injure, lancée à la figure de celui qu’on veut anéantir, n’est-il

pas une preuve de cette confusion ? »287. Et jusqu’en 1974, la majorité sexuelle tardive, fixée à

18 ans, refusant moralement toute idée de sexualité adolescente contribue à renforcer le flou

qui rapproche les conditions du pédéraste et du pédophile. A l’intérieur des cercles

homosexuels, les deux figures sont généralement séparées mais de nombreuses ambiguïtés se

posent au détour des formulations discursives. Car le pédéraste fait partie du monde

homosexuel en ce qu’il exprime un désir porté vers quelqu’un de son propre sexe. Nous

étudierons donc la place de la pédérastie dans les efforts de classification et de constitution

d’un discours portant sur soi, de la part des principaux acteurs des scènes homophiles et

homosexuelles. Dans une perspective chronologique, nous nous attacherons d’abord aux

évolutions du discours « pédérastique » chez Arcadie puis nous verrons l’effervescence de la

mise en discours de la pédérastie dans le cadre de la « libération sexuelle » des années 1970.

Mais nous laisserons, pour le moment, de côté les discours revendicatifs de la fin des années

1970 (avec les réflexions de certains numéros de Recherches, de HOCQUENGHEM, de

285 Roger STEPHANE s’en réclame encore plusieurs années plus tard : « Le mot homosexuel m’est

complètement étranger. Je préfère lui substituer les trois catégories énoncées par GIDE dans son Journal », in

STEPHANE Roger, Entretien, magazine Lire, novembre 1992.

286 Cf AMBROISE-RENDU Anne-Claude, « Le pédophile, le juge et le journaliste », in L’Histoire, numéro 296,

mars 2005.

287 BAUDRY André, La condition des homosexuels, 1982, Privat, p.113, fonds GKC.

105

MATZNEFF et de DUVERT) pour le chapitre 13, puisqu’ils s’inscrivent dans le cadre

historiquement situé d’un débat politique et moral concernant la sexualité des mineurs.

1) La question de la pédérastie

La pédérastie occupe une place centrale dans la réflexion des penseurs de

l’homosexualité au sein de la revue Arcadie. La pédérastie peut se lire, dans leurs écrits,

comme une référence sous-jacente au Banquet de PLATON, référence classique des

théoriciens de l’homosexualité. Mais sa position centrale fait figure d’obsession. Souvent,

dans ses textes, la revue tente de légitimer les initiations sexuelles et la tendresse sincère

qu’un homme expérimenté peut prodiguer à un jeune garçon. De nombreux textes littéraires et

poétiques d’Arcadie sont des sortes de déclarations d’amour à de jeunes hommes. Un article

provocateur d’Arcadie en 1963 (Hyrieus par Adrien RHYXAND288) déclare que le désir de

paternité s’explique par la joie et le désir (homosexuel) de pouvoir contempler à loisir le jeune

enfant grandissant en songeant à de « fautives voluptés ». Cet article s’inscrit dans un horizon

d’attente qui est celui de la référence au désir pour les jeunes hommes ou les jeunes garçons.

Mais il est particulièrement extrême dans certaines de ses assertions. Aussi, nous l’étudierons

en tant qu’il est révélateur d’un certain nombre de fantasmes « pédérastiques » exprimés par

les auteurs de la revue. Adrien RHYXAND fait référence à la mythologie grecque (Hyrieus

était un roi de Béotie qui avait demandé à Apollon de lui donner un fils) et à la psychanalyse

(le complexe d’Hyrieus désigne le désir obsessionnel de paternité pour un homme). Ce

faisant, il établit un lien direct entre la paternité et l’amour homosexuel (« Le désir de parenté,

aspiration majeure de l’homme, n’est-il pas essentiellement homosexuel ? »289). RHYXAND

enchâsse donc le désir homosexuel dans la dimension de l’initiation (le père apprend au fils

tout en éprouvant de l’amour pour ce fils). On le voit, la figure du pédéraste grec (telle qu’on

peut la trouver chez PLATON) apparaît en filigrane de ce rapprochement pour le moins osé.

Remarquons que la dissociation, présente dans l’article, entre amour aristocratique et amour

vulgaire, tend en effet à insérer le texte dans une référence globale et implicite à l’imaginaire

antiquisant, platonisant et platonique (« Platon a vu juste quand il a vu le désir allosexuel

inspiré par la visée vulgaire, créatrice de matière, et le désir homosexuel inspiré par la Vénus

Uranie, inspiratrice de spiritualité »290). Ce désir demeure chaste, quoiqu’ incestueux : « Mais

la présence physique de l’enfant aimé, les constantes révélations de son intimité, si fautives

soient-elles, suffiront à satisfaire sa tendresse homosexuelle […] l’amour spirituel l’emportera

288 Arcadie, numéro 110, février 1963, pp. 85-96, fonds GKC.

289 Arcadie, numéro 110, op. cit., p.85.

290 Arcadie, numéro 110, op. cit., p.90.

106

sur l’amour sexuel et l’idée de la profanation du corps de son enfant lui semblerait

odieuse »291. Toujours dans le même article, RHYXAND fait une description, selon lui

typique, d’une après-midi de vacances familiales à la plage : ainsi nous décrit-il le père,

regardant avec plaisir le corps à demi nu de ses garçons et leurs membres dorant au soleil. Le

désir pédérastique nous est ainsi dépeint avec beaucoup d’ambiguïté. L’inceste et l’amour

pour un jeune garçon deviennent des sentiments louables, à condition qu’ils ne restent

justement qu’à l’état de sentiments purs qui ne s’expriment point charnellement. Même penser

à de chimériques relations sexuelles n’est pas forcément blâmable. En cela, de nombreux

articles de la revue s’éloignent de la ligne directrice qu’avait fixée BAUDRY dans le texte

« l’action d’Arcadie » du numéro 46 (« […] nous avons presque toujours évité d’entretenir

nos lecteurs de l’angoissant problème de la pédérastie, qui existe, qui se vit […] » 292).

BAUDRY y définissait la pédérastie comme un « crime moral ». Au delà de cette déclaration

d’intention qui ne reflète pas la complexité de la réalité du milieu « arcadien », l’esprit général

du traitement de la pédérastie dans la revue laisserait plutôt croire que la pédérastie est

condamnable en tant que pratique effective, mais que le sentiment amoureux passe, en

revanche, pour être noble et louable, surtout lorsqu’il apporte tendresse et affection pour

l’enfant, et qu’il se vit dans une dimension doloriste et coupable pour ce qui est du pédéraste.

Notons enfin que ce débat est aussi « extérieur » au monde homosexuel. Les

accusations faites contre l’homosexualité à l’époque concernent sans doute pour une part une

mécompréhension de cette figure à la fois littéraire, imaginaire et réelle du pédéraste dans le

discours d’Arcadie. En 1968, le journaliste Dominique DALLAYRAC le comprend en

analysant la loi sur les fléaux sociaux de 1960 comme étant une mesure prise en vue de lutter

contre la pédérastie et la prostitution, et englobant par amalgame l’homosexualité en

général293. Et, bien plus tard, lors des discussions parlementaires sur l’abrogation des lois

discriminatoires à la fin des années 1970 et au début des années 1980, les courriers des

lecteurs du Monde témoignent de ce souci de protection de la jeunesse de la part de

nombreuses personnes. Nous y reviendrons. Entre préjugés et discours ambigus, la question

de la pédérastie est donc une piste essentielle à suivre pour notre compréhension des

représentations sociales de l’homosexualité. Comme BAUDRY le constatera plus tard : « La

presse elle-même, qui souvent n’entend rien à cette question, ne confond-elle pas presque

toujours l’homosexuel et le pédéraste ? »294. Et pour prendre une illustration de cette idée dans

291 Arcadie, numéro 110, op. cit., p.87.

292 Arcadie, numéro 46, octobre 1957, pp.5-10, fonds GKC. La citation est issue de la p.6.

293 DALLAYRAC Dominique, Dossier Homosexualité, 1968, Robert Laffont, fonds GKC. C’est la thèse

générale de DALLAYRAC.

294 BAUDRY André, La Condition des homosexuels, 1982, Privat, p.113, fonds GKC.

107

le contexte que nous évoquons, nous pouvons citer le journal Le Nouveau Candide qui

consacrera plusieurs dossiers (« les dossiers de Candide ») à l’homosexualité en l’assimilant à

un danger « qui menace nos enfants » : dans l’un de ces dossiers, une photo de jeunes

garçons, dont l’un porte un petit sac à main, est sous-titrée « l’homosexualité en France

menace la jeune génération »295.

2) La gestion de cette figure du pédéraste, entre gêne et justification ; rejet et défense.

On le voit, si les éditos de BAUDRY déprécient la pédérastie, certains articles en

dressent un tableau nettement moins stigmatisant. La pédérastie, socialement perçue comme

une perversion, constitue une sorte de fardeau pour Arcadie qui ne sait vraiment comment la

gérer. Dans une série de réflexions a posteriori, BAUDRY reconnaît que le sujet est

particulièrement sensible. Assimilant, par ailleurs, d’un point de vue lexical le pédéraste et le

pédophile296, il déclare en 1982 : « Voilà le sujet qui fait grincer des dents. A commencer par

les pédophiles eux-mêmes, presque jamais satisfaits de ce qui s’écrit ici et à leur sujet. Il y a

les homophiles qui, souvent, très nombreux, ne font aucun effort pour comprendre les

pédophiles et les accusent d’être les premiers responsables de la condition homosexuelle »297.

En 1960, lorsque l’Assemblée adopte le sous-amendement MIRGUET qui classe

l’homosexualité dans la liste des fléaux sociaux, Arcadie décide de réduire la place accordée à

l’expression du désir pédérastique. Dans le numéro 82, BAUDRY déclare : « Demandons aux

pédérastes de sublimer, par l’ascèse, leurs motivations sentimentales et sexuelles »298. Cette

manoeuvre a pour but de donner à l’homosexualité une meilleure image pour qu’elle cesse

d’être stigmatisée comme un vice dangereux pour l’ordre public. Plus que jamais, la revue

tente de développer une image du pédéraste platonique qui ne concrétise jamais son amour. Et

ce pour plusieurs années : en 1976, même si la libération sexuelle « libère » un peu le discours

arcadien traditionnel, la revue constitue de construire, par ses articles et ses enquêtes, cette

représentation de la pédérastie platonique. La revue réalise, en effet, dans son numéro

276-277, une enquête auprès d’une population de « pédophiles » et déclare que 43 % d’entre

eux n’ont jamais eu de relations sexuelles avec un adolescent299. La revue considère, par

295 Ces extraits de journaux sont issus du Fonds Daniel GUERIN, BDIC (Folio delta 721 / 15 / j, dossier

« divers »). GUERIN les a découpés mais n’a pas mentionné la source. Nous ne pouvons donc dater précisément

ces documents. Nous pouvons néanmoins dire qu’ils reflètent un certain état d’esprit des années 1960 puisque Le

Nouveau Candide a été publié à Paris de 1961 à 1967.

296 Sur cette confusion, laissons parler BAUDRY : « Le pédophile […] est celui qui aime une personne dont

l’âge se situe en dessous de l’âge légal, lequel varie beaucoup d’un pays à l’autre », La condition des

homosexuels, 1982, Privat, p.116.

297 BAUDRY André, La Condition des homosexuels, 1982, Privat, p.113, fonds GKC.

298 BAUDRY André, in Arcadie, numéro 82, octobre 1960, p.517, fonds GKC.

299 Arcadie, numéro 276-277, juillet-août 1976, statistiques de l’enquête , fonds GKC.

108

ailleurs, que le viol « pédérastique » est nettement moins important, en fréquence, que le viol

« hétérosexuel », « pour lequel, jusqu’à présent, on faisait peu de bruit », comme le fait

remarquer la revue en écho aux débats sur la criminalisation du viol alors en vigueur à

l’époque. La stratégie d’Arcadie pour dépénaliser symboliquement, en quelque sorte, la

pédérastie consiste à faire a contrario du pédéraste / pédophile un modèle de vertu, puisqu’il

s’efforce de contrôler ses pulsions, dans un rapport à soi marqué par la honte et la culpabilité.

Comme le répétera BAUDRY plusieurs années plus tard : « […] ces nombreux pédophiles,

j’en connais beaucoup, que je sais courageux, exemplaires, menant une vie douloureuse, sans

beaucoup de moments de plénitude. Ils ont droit […] non pas à la compassion ou à la

miséricorde, mais au fait d’être reconnus comme tels, avec leur personnalité »300. On le voit,

de pareils propos rejoignent la problématique, déjà mentionnée au chapitre 1, du vocabulaire

et des connotations religieuses du discours arcadien : le pédéraste / pédophile rachètera sa

faute originelle (sa nature différente, au sein de la Création) par une conduite vertueuse et

exemplaire. La part de stratégie rhétorique serait ici à questionner et il n’est pas sûr que tous

les arcadiens pédérastes se soient tenus à l’éthique rigoureuse prônée par BAUDRY. Il

n’empêche que, par là, Arcadie manifeste un effort sérieux de compréhension, de définition et

de classification afin de faire rentrer les pédérastes dans la catégorie des homophiles.

Mais si la conception platonique de la pédérastie est le discours dominant à Arcadie

sur la question du désir homosexuel envers les mineurs, il existe des voies divergentes qui

tentent de briser ce discours de la culpabilité et de la honte de soi. Roger PEYREFITTE, par

exemple, prône une conception différente. Ainsi, l’auteur des Amitiés particulières (1946)

s’emportera, avec une certaine mesure, contre la censure qui oeuvre à l’égard du film de Jean

DELANOY de 1964, tiré de l’ouvrage de PEYREFITTE, et contre l’ordre moral d’une

société qui refuse de reconnaître aux mineurs le droit au désir (homosexuel) dans une

allocution au banquet annuel d’Arcadie et qui est reproduite dans le numéro 133 de la

revue :« Hélas ! le pouvoir qui nous encense et qui même, dans une certaine mesure, nous a

aidés, interdit la projection de ce film devant les mineurs de 18 ans, alors que c’est un film

tourné principalement par des mineurs. Oh ! quel mot terrible vient sur mes lèvres. Mineur !

Un mot qui sent l’outrage et le délit, mais qui m’est dicté par les circonstances […] La

République, quel que soit son numéro, se pique toujours d’être athénienne, ce qui ne veut pas

dire grecque et encore moins arcadienne. Puisse-t-elle ne jamais être béotienne ! » 301.

PEYREFITTE n’hésite pas à s’écarter quelque peu des rails de la discrétion arcadienne en

300 BAUDRY André, La Condition des homosexuels, 1982, Privat, p.114, fonds GKC.

301 Arcadie, numéro 133, janvier 1965, « allocution de Roger PEYREFITTE sur Les amitiés particulières, pp.3-7,

fonds GKC. La citation est issue de la p.6.

109

écrivant à travers d’autres canaux d’expression : en 1964, dans la revue Arts, il accuse

Mauriac de taire son homosexualité et son amour (platonique certes) des jeunes hommes ; en

1967, il publie, en marge d’Arcadie, le roman Notre Amour302 qui met en scène la rencontre

d’un jeune garçon et d’un adulte qui essaye de lui initier l’idéal pédérastique de l’amour grec.

Le roman raconte leurs expériences intimes et a une forte tonalité autobiographique. Le

modèle pédérastique ici présenté est davantage axé sur les plaisirs et l’actualisation du désir,

même si la tonalité reste dans le ton de la « respectabilité » arcadienne. Enfin, en 1976, dans

Lui, il affirme que Paul VI a eu des relations avec un jeune garçon quand il était cardinal de

Milan. Roger PEYREFITTE essaye donc de briser les tabous en mettant en discours la

pédérastie et en montrant le caractère très répandu de ce désir sexuel.

3) La libération sexuelle modifie la donne du discours pédérastique dans les années 1970

Tous ces débats, que ce soit pour défendre la pédérastie, ou pour tenter de la

« neutraliser », participent d’une mise en discours de la pédérastie. Celle-ci se pose donc

comme l’un des débats centraux du monde homosexuel. Pendant les années 1970, la libération

sexuelle donne une nouvelle coloration à ce discours sur la pédérastie. Arcadie se libère

quelque peu, et d’autres formes de discours sur la pédérastie nettement plus revendicatives

apparaissent. La thématique de la libération de la pédérastie / pédophilie battra son plein

pendant cette décennie, tant et si bien qu’en 1979, dans le numéro 2 de la revue Masques,

Denis ALTMAN, universitaire australien enseignant aux USA, se plaindra de cette surenchère

discursive sur le thème de la pédérastie303. Auteur d’un livre Homosexuel(le), oppression et

libération304, il s’inquiète de ce que les milieux homosexuels français soit obsédés par cette

question. A ses yeux, les militants homosexuels français feraient mieux de se poser la

question de la visibilité et de l’efficacité politiques, au lieu de se perdre dans des débats

théoriques sur la classification des pédérastes dans le monde homosexuel. Selon lui, il s’agit

d’une tendance nuisible et d’une perte de temps.

Toujours est-il que la figure du pédéraste et celle du pédophile sortent de l’ombre

durant la décennie de la révolution sexuelle. Du point de vue sémantique, les discours portent

toujours en eux une grande part d’ambiguïté et dans les années 1970, le terme « pédophile »

revient beaucoup plus souvent que le mot « pédéraste » dans la désignation du même objet,

c’est-à-dire de l’amour d’un adulte pour un adolescent (dont l’âge n’est pas précisé). En 1974,

302 PEYREFITTE Roger, Notre Amour, 1967, Flammarion, 286 pages.

303 Entretien avec Denis ALTMAN, Masques ; la revue des homosexualités, numéro 2, juin 1979, p.86, fonds

GKC.

304 ALTMAN Denis, Homosexuel(le), oppression et libération, 1976, Paris, Fayard, traduction de Claude

ELSEN, 230 pages.

110

Arcadie, restant toujours dans le ton de la conduite feutrée, consacre les 2 / 3 d’un de ses

numéros à une réflexion sur la pédophilie. On y retiendra un article de YEBOR (il s’agit sans

doute d’un pseudonyme) intitulé « réflexions sur la pédophilie » 305. L’article est à la fois une

tentative d’explication de la pédophilie et une tentation de légitimation de celle-ci. L’auteur y

soutient que la disparition de la morale religieuse, liée à la révolution des valeurs morales que

traverse l’Occident, favorise l’essor d’une morale individuelle plus souple, ce qui suscite

l’espoir de voir sortir de l’opprobre la pédophilie. La répression à l’égard de la pédophilie ne

sert qu’à transformer le pédophile en névrosé et renforce, au contraire, la stigmatisation et son

activité de pédophile, en mettant au coeur de sa vie, en raison de la condamnation, sa tendance

sexuelle. Qui plus est, la pédophile n’est, selon l’auteur, en rien néfaste à l’enfant qui,

justement, à tout à gagner de la relation sentimentale avec un adulte : « Et cette question, la

plus gênante, la plus angoissante de toutes : qui finalement les [parlant de l’enfant] traumatise,

le pédéraste qui lui donne le meilleur de lui-même, toutes ses possibilités de dévouement de

tendresse, toute son intelligence, son expérience d’homme adulte, ou la société avec sa police,

ses psychiatres, ses tribunaux ? »306. L’auteur défend un « fait pédérastique » qui consiste en

un échange affectueux et sensuel avec l’enfant ; la pédérastie ne saurait être réduit à une

dimension sexuelle (mais l’auteur ne condamne pas pour autant celle-ci). Dans le même

numéro d’Arcadie, l’article « le phénomène de la pédophilie » du docteur F. BERNARD tente

de penser la pédophilie d’un point de vue comportemental et en vient à la conclusion que cette

forme d’amour n’est guère différente du comportement normal amoureux.

Si Arcadie prend plus de libertés vis-à-vis de la pédérastie, elle est néanmoins

complètement dépassée par d’autres mouvements militants qui s’engouffrent dans ce thème

de discussion. Dès 1971, le Rapport contre la normalité du FHAR redéfinit, avec le texte « 15

berges », les codes de la mise en discours de la pédérastie307 : il donne la parole à un

adolescent qui cherche à avoir une expérience sexuelle avec un « arabe » (cf. notre chapitre

précédent pour cette thématique). Ici, la relation n’est plus idéalisée sous le prisme d’une

initiation à la vie, à l’existence, aux sentiments : elle est désormais recherchée uniquement

pour le plaisir sexuel. Du désir platonique, l’initiation pédérastique descend dans le contexte

d’une chambre décrépie, selon les topoï de « l’homosexualité noire ». Le texte est précédé

d’un préambule de trois pages « les relations mineurs-majeurs » présenté comme le résultat

des réflexions d’une commission des mineurs : il s’agit d’une dizaine de personnes ayant pris,

305 Arcadie, numéro 249, septembre 1974, pp.397-406, fonds GKC.

306 Arcadie, numéro 249, op. cit., p.406.

307 FHAR, Rapport contre la normalité, 1971, Champ libre, fonds Homosexualité, BDIC.

111

au sein du FHAR, la décision d’élaborer un travail collectif sur la question de la sexualité

adolescente, voire infantile. Leur conclusion : « les mineurs ont droit au désir »308. Les

militants des années 1970 ne louvoient plus comme ceux d’Arcadie, ils affirment franchement

les choses, ce qui n’est pas sans une certaine dose de provocation. Le numéro spécial de

Recherches, Trois milliards de pervers de mars 1973309 est, à ce titre, exemplaire : il consacre

trente pages à la pédophilie310 et donne la parole à un pédophile (Max, 40 ans) accompagné de

trois jeunes hommes (Albert, 19 ans, Truc [pseudonyme], 25 ans et Jérôme, 18 ans ; Albert,

qui fût l’amant de Max, était plus jeune au moment de son expérience sexuelle). Faisant

référence à la Commission du FHAR, les quatre acteurs s’entretiennent et discutent des

problématiques de l’amour pédérastique, sur sa réciprocité et sur son caractère a priori

asymétrique. La pédophilie y est considérée comme une initiation qui dispose d’un caractère

pédagogique. Elle a une fonction émancipatrice pour le jeune garçon. Et comme le

reconnaissent les intervenants de cette discussion, elle ne détermine pas nécessairement

l’enfant à l’homosexualité exclusive plus tard : au contraire, Max fait remarquer que

beaucoup de ses jeunes amants sont devenus hétérosexuels et se sont mariés. L’initiation

pédérastique se présente alors comme une étape, comme un rite de passage qui permet à

l’enfant de s’initier doucement aux aléas de l’existence ; aux vérités de la vie. De plus,

certaines formules du numéro de Recherches peuvent paraître particulièrement « crues » dans

le contexte d’aujourd’hui et tomberaient certainement sous le coup de la censure : « Tes

amants [Truc s’adresse à Max] que tu rencontres à un âge extrêmement jeune, 12, 13 ans,

quand tu commences à organiser autour d’eux tout un réseau compliqué »311, ou encore « Je

suis persuadé qu’il n’y a pas un homme de 40 ans, qui n’aurait envie, en voyant nu un garçon

de 14 ans, de l’enculer. Ca lui sera plus facile que de faire l’amour avec un homosexuel plus

âgé. »312. Enfin, cette pédophilie, un peu comme « l’homosexualité noire » de Guy

HOCQUENGHEM, est un élément qui permet de transcender les rapports de classe et les

rapports de génération. Faisant référence au Rapport Simon313, Max dénonce le réformisme

308 FHAR, op. cit., p.101.

309 Sous la direction de Félix GUATTARI, Trois milliards de pervers ; la grande Encyclopédie des

Homosexualités, numéro spécial de Recherches, 1973, fonds GKC.

310 Il faut savoir que ce numéro n’est aujourd’hui plus édité. Un site Internet héberge une version numérique à

laquelle on ne peut accéder qu’après autorisation du webmaster et qui est, de toute manière, édulcorée du

chapitre « pédophilie ». Si l’ouvrage était réédité aujourd’hui, cette partie ne serait pas reproduite. Peu de sites

disposent aujourd’hui d’une version d’origine de cet ouvrage sulfureux. La librairie GKC en conserve quelques

exemplaires qu’elle ne prête que sur des critères sélectifs et uniquement aux personnes à qui elle fait confiance.

Et ce, à cause de son discours sur la pédophilie (en plus de son visuel ouvertement pornographique). La partie

sur la pédophilie est aux pp.163-193.

311 Trois milliards de pervers, op. cit., p.185.

312 Trois milliards de pervers, op. cit., p.192.

313 Sous la direction de Pierre SIMON, Rapport sur le comportement sexuel des Français, 1972, Julliard.

112

sexuel contemporain qui tend à enchâsser les jeunes dans leur propre sphère de sociabilité et

d’expérience sexuelle. Max rejoint alors, dans ce texte, un mode de raisonnement proche de

celui de HOCQUENGHEM (que nous avons évoqué dans le chapitre précédent à propos des

vertus de « l’homosexualité noire ») : « Ce qui me semble aujourd’hui dangereux, c’est

l’idéologie selon laquelle chaque classe d’âge baise entre elle. C’est le piège numéro 1 du

réformisme, c’est la nouvelle ségrégation, les jeunes avec les jeunes, les vieux avec les vieux,

les impubères avec les impubères… »314. Et la conclusion de l’article, à prétention normative,

s’adresse aux jeunes et leur demande de faire le jeu de la pédérastie et non celui de l’ordre

moral, à travers une incitation qui, aujourd’hui, déchaînerait la fronde des média et

associations contemporaines : « Il ne faut pas que vous épousiez les préjugés de la société

bourgeoise, en rendant la vie encore plus difficile aux pédérastes qui veulent vous détourner,

en participant à la ligue des familles contre eux… »315. Injonction est ainsi faite aux jeunes de

se libérer grâce au pédéraste de l’oppression de la morale traditionnelle et familiale. Dans le

même numéro de Recherches, l’article provocateur « collection Pines de Sylphes » reproduit

des illustrations de la série de livres « Signes de pistes »316, narrant des histoires de scouts, et

leur joint un texte portant sur un récit de partouze. Ainsi, on le voit, les années 1970 ont vu

éclore un nouveau type de discours sur la pédophilie317, et nous étudierons ultérieurement

d’autres formes de reconnaissance de la pédophilie qui surpassent en revendications les

propos que nous venons de citer.

En outre, parallèlement à ces nouvelles revendications concernant la pédophilie,

mentionnons la mise en place de certaines structures associatives qui prennent à bras le corps

le problème de la pédophilie. Daniel GUERIN a conservé, dans ses archives personnelles,

quelques documents restituant l’état d’esprit et le projet de ces groupements. A la fin des

années 1970, se constitue le GRED (Groupe de recherches pour une enfance différente) dont

le secrétariat est situé à Brest (dans la librairie Graffiti) et qui prétend lire avec un regard

nouveau le phénomène des rapports amoureux entre enfants et adultes : le Groupe soutient

que la sexualité du « minorat » (enfants et adolescents), qui existe depuis des siècles, est

depuis le XIXème injustement criminalisée dans nos sociétés et il se propose de renouveler

les interrogations sur ce fait. Le GRED se consolide en 1979, lors de l’Université d’Eté des

Homosexualités (UEH) de Marseille, au mois de juillet. Il résulte de la fusion d’un premier

314 Trois milliards de pervers, op. cit., p.191.

315 Trois milliards de pervers, op. cit., p.192.

316 Il s’agit d’une collection de livres proche des séries du genre « les 6 compagnons » : une littérature pour

enfants et jeunes adolescents, illustrée avec des dessins de jeunes garçons.

317 Pour développer cet aspect, il est possible de reporter à l’article d’Anne-Claude AMBROISE-RENDU , op.

cit..

113

groupe, le FRED (Front de Recherche pour une Enfance Différente) qui manquait de

dynamisme, et de militants issus des GLH de province et du CUARH. Le GRED se donne

pour objectif la « promotion et l’instauration de nouveaux rapports entre enfants et adultes,

rapports plus vrais, fondés sur l’autre, l’égalité et l’amour » 318. Le groupe propose, lors de sa

création, de publier une revue (à périodicité non encore arrêtée) : Le petit Gredin. Le GRED

veut intervenir dans toutes les affaires mettant en cause des relations entre adolescents et

adultes. Nouant des liens avec l’IGA (l’International Gay Association), lors de son Congrès

de Barcelone en 1978, et avec des associations d’Allemagne fédérale, le GRED se targue

d’avoir également des contacts avec les différents groupes francophones du Québec, de la

Suisse et de la Belgique, et certains groupes anglophones de Grande-Bretagne et des Etats-

Unis. Le GRED organise de nombreuses réunions et s’exclame dans ses tracts « Ca y est, la

pédophilie est de sortie ! »319. Pour son congrès de novembre 1979, le GRED propose de

s’interroger sur la « question internationale » de la pédophilie (et va jusqu’à soutenir un projet

de constitution d’une « Internationale pédophile »), et sur les rapports du dispositif législatif

existant avec la pédophilie et la sexualité des enfants. Le GRED propose également des

réunions publiques, soutenues par le CUARH. On le voit, la rhétorique de ce mouvement est

fortement influencée par le contexte socio-politique des années 1970 avec la diffusion d’un

discours révolutionnaire et internationaliste dans les associations revendiquant un projet de

transformation du monde. En ce qui concerne le GRED, les sources manquent pour

reconstituer l’avenir du mouvement, ce qui laisse à penser que le Groupe s’est rapidement

dissous.

Enfin, pour conclure sur cette nouvelle mise en discours de la pédophilie et de la

pédérastie, il convient d’évoquer les réflexions de Daniel GUERIN sur la question. En

décembre 1974, GUERIN a rédigé pour le magazine homosexuel Marges, un article intitulé

« Pour le droit d’aimer un mineur »320. Il y parle de la loi du 7 juillet 1974 qui abaisse l’âge de

la majorité sexuelle à 18 ans. Aux yeux de GUERIN, l’avancée est médiocre, et il faudrait

avancer encore l’âge de la majorité sexuelle. GUERIN convoque, dans son argumentation, le

Code civil de 1810, dont l’instigateur est Jean-Jacques de CAMBACERES : ce code ignora

l’homosexualité et l’âge des partenaires d’une relation sexuelle. Par la suite, GUERIN retrace

un historique de la lente restriction du droit à la sexualité pour les mineurs : en 1832, sous la

Monarchie de Juillet, la majorité sexuelle est fixée à 11 ans, en 1863, sous le IInd Empire, elle

318 Tract du GRED, signé Gilbert, Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 14, dossier « pédophilie ».

319 Tract du GRED, à l’occasion de son premier Congrès en 1979 (28-29 / 11), Fonds Daniel GUERIN, BDIC,

Folio delta 721 / 15 / a, dossier « pédophilie ».

320 GUERIN Daniel, « Pour le droit d’aimer un mineur », in Marges, numéro 4, 1974. Version dactylographiée

de l’article disponible dans le fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 15 / a, dossier « Marges ».

114

passe à 13ans, et en 1942 le régime de Vichy la fixera à 21 ans. GUERIN y mène également

une enquête statistique où il recense les différentes condamnations prononcées en cas de

relation sexuelle entre un adulte et un mineur (63 condamnations en 1968, 44 en 1970, 45 en

1971, 9 en 1972). Pour toutes ces condamnations, les garçons étaient généralement âgés de

15, 16 ou 17 ans. Aussi, pour GUERIN il ne s’agit pas vraiment de relation pédophile

incriminable, mais plutôt de rapport sexuel avec un individu qui aurait eu sa majorité sexuelle

dans un dispositif juridique plus libéral. Mais de toute manière, GUERIN juge trop sévère la

peine de 5 à 10 ans de réclusion criminelle prévue pour les cas de relations sexuelles avec

mineurs de moins de 15 ans. Au moment où GUERIN écrit cet article, il n’a pas encore le

regard désabusé qu’il portera par la suite sur la révolution sexuelle (et dont nous parlions dans

le chapitre 2) : en 1974, GUERIN pense au contraire qu’il faut se servir du nouveau contexte

« moral » de l’époque pour libérer la pédophilie de son carcan (« Or la révolution sexuelle en

cours, l’extension de la pratique bisexuelle de plus en plus considérée par les jeunes comme

naturelle, l’exploitation capitaliste de la sexualité, activité commerciale de plus en plus

rentable, les progrès saisissants accomplis par la jeunesse mineure […], la maturation de

l’esprit » créent justement les conditions de possibilité d’une « situation nouvelle »321). Faisant

référence à un proviseur parisien, qui s’est exprimé dans Le Monde, en novembre 1974 en

déclarant « On ne peut pas continuer indéfiniment à traiter les enfants comme des débiles »322,

GUERIN considère qu’il est temps de poser le problème du désir sexuel chez l’enfant.

L’auteur reprend, de même, quelques poncifs du discours arcadien, à savoir l’idée que la

relation s’inscrit dans un cadre affectueux qui la préserve des dérives : « la séduction d’un

jeune mineur, sans violence, est parfaitement inoffensive. Bien au contraire, elle procure à la

« victime » une décharge salutaire de son flux sexuel contrarié par la Famille, l’Ecole, la

Morale »323. Les pédérastes, « protecteurs de l’enfance », doivent sortir profiter de

l’atmosphère globale de lutte pour la libération sexuelle. Enfin, dans le fonds GUERIN de la

BDIC, on peut retrouver un document dactylographié, « Ma réponse à une enquête sur le

« vieillissement » de l’Institut de Gérontologie et de Gériatrie de Bucarest », dans lequel

GUERIN défend le droit, pour l’homme âgé, d’avoir des relations (de tout type) avec les

jeunes324. GUERIN participe donc également d’une mise en discours visant la légitimation de

la figure du pédéraste.

321 Version dactylographiée de l’article de GUERIN disponible dans ses archives de la BDIC, p.4.

322 Le Monde, 08 / 11 / 1974.

323 GUERIN Daniel, « Pour le droit d’aimer un mineur », op. cit., p.5.

324 « Ma réponse… », document dactylographié, Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 15 / A, dossier

« marges ».

115

Au début des années 1980, un numéro spécial d’Homophonies (le numéro 49) fait un

numéro spécial sur la question de la pédophilie et de la pédérastie dans la communauté

homosexuelle, tout en traçant une sorte d’historique du débat325. Ces exemples montrent

l’existence d’un réel débat sur la place de la pédérastie (et de la pédophilie) par rapport à

l’homosexualité, à l’intérieur même des milieux homosexuels. Le ton des articles est très

neutre, mais les auteurs parlent de ce qui fut le débat sur la pédophilie dans les années 1970

avec une franchise qui n’est plus de mise aujourd’hui dans les magazines qui ont tendance à

masquer ce débat, pourtant réel et avec de larges échos dans l’opinion publique (comme nous

le verrons au chapitre 13).

Le pédéraste et le pédophile, tantôt distingués, tantôt confondus en une seule et même

figure font donc l’objet d’importants débats dans les milieux homosexuels dans les années

1950, 1960 et 1970. A partir du milieu des années 1980, la référence au pédéraste disparaîtra

des débats des milieux homosexuels et deviendra une problématique à part entière. Les

milieux homosexuels se seront donc débarrassés de ce « porteur de représailles »326, comme

disait BAUDRY, qu’est le pédéraste. Il n’empêche que celui-ci suscita de nombreux

problèmes de définition et de classification de la part des penseurs et des militants. Et le

rapport au pédéraste s’est modifié en fonction des objectifs politiques (réassurer le caractère

respectable de l’homosexualité après l’amalgame du « fléau social » de 1960) et des contextes

sociaux (la nouvelle manière de parler du sexe dans les années 1970).

  1. II) Les « folles ».

S’il est une autre figure qui suscite les interrogations et les essais de définition des

penseurs et des militants qui veulent donner une existence sociale à l’homosexualité, il nous

faut à présent parler de la « folle », c’est-à-dire de l’homosexuel excentrique, efféminé,

souvent adepte du travestissement. La « folle » refuse l’identification personnelle à son propre

genre (préférant se réclamer du genre opposé), voire la notion même de genre. La figure de la

« folle » désigne donc au sens strict une personne homosexuelle au comportement excentrique

et exubérant, car refusant toutes conventions. Au sens large, on peut désigner avec cette figure

ce que l’on appellerait aujourd’hui le transsexuel327 (c’est-à-dire une personne qui a changé de

325 Homophonies, numéro 49, numéro spécial sur la pédophilie, carton de périodiques « homophonies », fonds

Homosexualité, BDIC.

326 BAUDRY André, La condition des homosexuels, 1982, Privat, p.114, fonds GKC.

327 Le transsexuel, à la différence de l’homosexuel, manifeste une confusion entre place et orientation sexuelles:

si l’homosexuel ne refuse pas sa place sexuelle mais l’orientation sexuelle qui lui est socialement assignée; c’est

à dire la norme hétérosexuelle (le gay se définit lui-même comme un garçon mais attiré par les autres garçons),

116

sexe) ou le « transgenre » (il s’agit là d’une subtilité contemporaine de langage de certaines

associations qui veulent abandonner le terme jugé trop médical de transexuel). Des « folles »

du Saint-Germain-des-Prés des années 1950, aux « Gazolines » du FHAR, à travers quelques

figures célèbres et populaires de travestis comme « Coccinelle » (alias Jacques-Charles

DUFRESNOY), les « folles » suscitent, comme les pédérastes, beaucoup de débats

théoriques, mais dans une proportion moindre. Et il faut dire que, contrairement au pédéraste,

à aucun moment la « folle » ne fut particulièrement tolérée par les milieux homosexuels

français …

1) Arcadie et le rejet de l’efféminement

La revue de BAUDRY ne constitue pas du tout un havre de repos pour les « folles » et

les « efféminés » (notons que, dans les années 1950 et 1960, on utilise davantage ce deuxième

terme plutôt que le premier dans la littérature arcadienne). Dans les années 1950, les « folles »

se retrouvent essentiellement la nuit, dans les bars et restaurants jouxtant les lieux de drague

et de prostitution masculine de Saint-Germain-des-Prés. Force est de constater que l’état

d’esprit général de la revue (dont nous parlions au chapitre 1) est incompatible avec la

désinvolture et la gaieté des milieux « folles ». BAUDRY prêche une morale de la

convenance et privilégie le désir platonique à la débauche charnelle. Dès les premiers

numéros de la revue, Arcadie tient à mettre les définitions au clair. Avec le concept

d’homophilie, les « folles » sont exclues de la catégorie des homosexuels respectables, c’est-àdire

des « vrais » homosexuels aptes à comprendre et à apprécier à sa juste valeur (avec un

arrière fond culturel platonisant) le désir sexuel envers les hommes. Dès le numéro 1, Jean

COCTEAU (qui ne collabora avec la revue que pour une communication) distingue

« l’homosexualité » de la « prostitution » et de l’ « efféminement328 ». Le numéro 46

d’octobre 1957 sera également l’occasion pour BAUDRY de faire une nouvelle profession de

foi sur la nature respectable de l’homophile : « Elle [Arcadie] ne serait pas la revue de certains

homophiles tapageurs, excentriques, des habitués des bars spécialisés, de ceux que l’on

montre du doigt dans la rue et au spectacle. »329. De fait, si la philosophie d’Arcadie est celle

le transsexuel, quant à lui, parce qu’il est attiré par des personnes de même sexe, refuse catégoriquement son

propre sexe biologique et tient à être autre que ce qu’il est. Cette distorsion psychologique est classée

médicalement comme pathologique et se nomme le Syndrome de Benjamin.

328 Arcadie, numéro 1, janvier 1954, cité par SIDERIS George, « Des folles de Saint-Germain des Prés au Fléau

social ; le discours homophobe dans les années 1950 : une expression de la haine de soi ? », publié dans Haine

de soi – Difficultés d’identités », sous la direction de E. BENBASSA et de J.C. ATTIAS, Paris, éditions

Complexe, 2000.

329 Arcadie, numéro 46, octobre 1957, texte « l’action d’Arcadie », fonds GKC. La citation est issue de la p.7.

117

d’une reconnaissance de l’homosexualité qui passe par l’intégration aux normes existantes (et

non pas la remise en question de ces normes), elle ne peut admettre le statut subversif des

« folles » et de leur comportement outrancier. Les remarques cinglantes à l’égard des folles

peuvent faire l’objet de textes à prétention réflexive (comme les éditos de BAUDRY), ou

survenir au détour d’un article ayant d’autres finalités, comme une critique littéraire : par

exemple, dans le numéro 133, la critique de l’ouvrage La Gloire du Vaurien de René EHNI,

est l’occasion pour SINCLAIR de critiquer ouvertement « la description des gigolos de

Munich, de Hambourg » à laquelle procède le roman, tout en dénigrant implicitement le

comportement des « folles » qui ne donnent aucune image convenable d’elles-mêmes330.

Ce déni de l’efféminement chez Arcadie passe des années 1950 aux années 1960

d’une simple dépréciation morale à une véritable attaque de type idéologique. De fait, si, dans

les années 1950, la revue méprise les figures de l’efféminement, c’est parce qu’elles ne

correspondent pas à l’idéal homophile défini par BAUDRY. Il s’agit d’une incompatibilité de

référence, sans qu’Arcadie n’ait de réel motif d’incriminer les « folles ». Mais les attitudes

deviennent nettement plus austères après 1960. La cause en est l’adoption par l’Assemblée du

sous-amendement MIRGUET, au nom de la protection des mineurs et de la sauvegarde des

bonnes moeurs. Si le pédéraste, lui aussi visé par la loi, s’en sortait auprès de la revue en ne

recevant que des recommandations morales, la « folle » est complètement rejetée. En 1961,

BAUDRY avec le texte « la voix d’Arcadie » analyse le nouveau dispositif législatif comme

étant motivé par la lutte contre la prostitution et les excès comportementaux de certains

personnages : les « folles » sont explicitement citées331 . Le ton d’Arcadie à l’égard du milieu

de Saint-Germain-des-Prés est donc très différent de celui de Futur (comme nous le disions

dans le chapitre 1)332.

Enfin, ce discours dépréciateur à l’égard de l’ « efféminement » n’est pas uniquement

conditionné par la morale austère que BAUDRY veut donner à son mouvement. L’influence

des représentations sociales de la virilité au XXème siècle (jusqu’à la période de la révolution

sexuelle) dans une histoire profonde des mentalités peut expliquer le mépris assez général des

attitudes féminines chez les hommes. Les gender studies montrent de manière générale que la

construction historique du contenu du genre masculin à l’époque moderne, jusqu’au XXème

siècle s’est basée sur le rejet de toute référence à la féminité. Les genres se sont réifiés jusque

330 Arcadie, numéro 133, janvier 1965, p.44, fonds GKC.

331 Arcadie, numéro 85, janvier 1961, fonds GKC.

332 Pour en savoir plus, il est possible de se référer à la réflexion de George SIDERIS dans l’article « Des folles

de Saint-Germain des Prés au Fléau social ; le discours homophobe dans les années 1950 : une expression de la

haine de soi ? », publié dans Haine de soi – Difficultés d’identités », sous la direction de E. BENBASSA et de

J.C. ATTIAS, Paris, éditions Complexe, 2000

118

dans la dernière partie du XXème siècle, et par conséquent, l’efféminement était une attitude

socialement discréditée333.

2) La « folle » dans les mouvements militants des années 1970 : une figure gênante…

mais qui trouve une certaine autonomie.

L’atmosphère de libération sexuelle et de mise en discours de toutes les formes du

désir dans les années 1970 a entraîné une modification des manières de représenter la

« folle ». Celle-ci entre en scène, véritablement, dans les actions publiques des groupes

militants comme le FHAR. Les « gazolines », jeunes militants, pour la plupart des travestis et

transsexuels habillés en femmes, accompagnent les défilés du FHAR en hurlant et en levant le

poing. Le numéro 1 de Gulliver, l’un des périodiques du FHAR leur consacrera plusieurs

pages. L’objectif des « gazolines » de renverser toutes les catégories du genre et les

conventions sociales : « le maquillage est une manière de vivre » déclarent plusieurs d’entre

elles. Leur action n’est que pure subversion, pure provocation : elles conçoivent l’espace de la

rue, lors des défilés, comme un espace récréatif et transforment le cortège en véritable

carnaval : « Refusant la « récupération » des groupes politiques, refusant toute hiérarchie et

toute autorité à l’intérieur du FHAR ayant le génie de la provocation, les gazolines (ou

« folles » spontanéistes) du FHAR ne sont pas un groupe politique mais un groupe de

« comportement ». Pas de structure, pas de réunion, pas de journal. Mais elles savent aussi se

battre, et trois d’entre elles ont renversé un car de police lors des affrontements de Charonne

après le meurtre de Pierre OVERNEY334. Avec le phénomène des gazolines, il semblerait que

les « folles » puissent être enfin intégrées aux milieux homosexuels qui se revendiquent

comme tels et qui revendiquent une légitimité sociale et politique. De même, un autre

périodique du FHAR, Le Fléau social (qui paraît de 1972 à 1974), semble être acquis à ce

projet de subversion des divisions de genre, lorsqu’il cherche, dans son édito

« programmatique » à donner les grandes lignes du journal, résidant dans un dépassement des

catégories traditionnelles de perception et d’organisation de la sexualité335. Le numéro spécial

de Recherches de mars 1973, avec des textes comme « L’anti-streap tease de Marie France »

(sur le travestissement336) ou « rapports contre la normalité homosexuelle » (sur le caractère

333 Citons comme références de travaux : RAUCH André, L’identité masculine à l’ombre des femmes, Hachette

2004 et MOSSE George L., L’Image de l’homme; l’invention de la virilité moderne, 1997, Paris (édition

orginale, 1996), Editions Abbeville, 215 pages

334 Gulliver, numéro 1, « Prolétaires de tous les pays, caressez vous ! », fonds d’archives numérisées du portail

Internet le « Séminaire gay ».

335 Le Fléau social, numéro 1, carton de périodiques « le fléau social », Fonds Homosexualité, BDIC.

336 Trois milliards de pervers, op. cit., p.121.

119

trop rigide du concept d’homosexualité prôné par les groupements associatifs337), plaide aussi,

à sa manière, la cause des « folles ».

Mais cette perspective d’intégration de la « folle » dans la catégorie sociale d’

« homosexuel » n’est qu’une apparence, et la revendication politique des groupes

homosexuels se fait sans elle. Les gazolines sont très critiquées à l’intérieur du FHAR et leurs

excès sont perçus comme une déviation du projet politique originel du mouvement. Le 4 mars

1972, lors des obsèques de Pierre OVERNEY, militant maoïste abattu par un vigile des usines

de Boulogne-Billancourt, près de 200 000 militants gauchistes défilent en levant le poing : le

FHAR y est présent, ainsi que ses gazolines. Leur comportement outrancier provoqueront la

fureur de certains participants, dont Daniel GUERIN qui déclarera a posteriori: « Quand le

FHAR s’est créé, je me suis dit, maintenant, enfin je vais trouver ce que j’ai cherché toute ma

vie, des homosexuels révolutionnaires. Patatras ! Je tombe sur quelque chose de pire encore

que ce que j’avais connu… des êtres complètement inconscients… Montrer ses fesses en

public le jour de l’enterrement d’OVERNEY, c’était dégueulasse ! »338. La « folle » sera

rejetée dans un univers folklorique et convoquée uniquement en tant que figure littéraire (et

non comme acteur effectif des mouvements) comme une métaphore de la lutte contre les

rigidités de l’ordre moral traditionnel. C’est ce type de discours qui transparaît chez Guy

HOCQUENGHEM dans La dérive homosexuelle en 1977. HOCQUENGHEM y évoque la

parution du roman Le Bal des folles de Copi (1977)339 mais considère que la folle n’est plus

qu’une représentation emprunte de nostalgie : « les dernières folles sont chez GENET : encore

implantées dans les années 1950 dans tous les quartiers de Paris jouissant d’une pissotière,

repliées au cours des années 1960 dans un périmètre délimité par le Fiacre et le Quai aux

Fleurs. » 340. Si HOCQUENGHEM n’est pas réfractaire à la logique nihiliste des « folles », il

ne prête aucun contenu à ses figures festives qu’il exalte dans des articles comme « invitation

au délire » ou « la folle de Barcelone » (publiées dans Libération en 1977341). Dans le numéro

1 de Gai Pied (1979), une « folle » écrit dans la rubrique « Courrier » et évoque la mauvaise

image qu’ont les « folles » dans la société et à travers les réseaux homosexuels :

paradoxalement, il semble, selon cette personne, que le climat de réprobation sociale des

travestis dans la France des années 1950 était beaucoup plus supportable que la tendance

337 Trois milliards de pervers, op. cit., p.132.

338 Entretien avec Daniel GUERIN, Gai Pied, avril 1981 : texte dactylographié disponible dans le fonds Daniel

GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 15 / a, dossier « gai pied 81 ». La citation est également reproduite par

Frédéric MARTEL dans Le Rose et le Noir ; les homosexuels en France depuis 1968, Seuil, 2000, p.52.

339 COPI, Le Bal des folles, 1977, Christian Bourgeois.

340 HOCQUENGHEM Guy, La Dérive homosexuelle, 1977, Delage, p.144, fonds GKC et fonds Homosexualité

de la BDIC.

341 Libération, « Invitation au délire », 14 / 03 / 1977, « la folle de Barcelone », 24 / 04 / 1977.

120

« normalisatrice » du mouvement associatif homosexuel des années 1970 : « Mes enfants, je

souhaite une longue vie à votre revue. Je suis une vieille folle. J’ai tout subi, quoique je pense

qu’il y a trente ans c’était d’une certaine façon – dans un incognito silencieux imposé par la

société – plus facile de se réaliser […]Brusquement, autour de moi et combien d’autres ; j’ai

senti mille sentiments hostiles.[…] Les pédés bourgeois français se terrent même, et contre

quoi ? » (Robert C. de Paris)342. Les principaux canaux d’expression des « folles » se

restreindront très vite : par exemple, dès le numéro 2, Le Fléau social prend une tournure

éditoriale résolument politique et passe de l’objectif de révolution des mentalités sur la

question sexuelle à celui de lutte gauchiste contre la société capitaliste, dans une perspective

internationaliste. Les « folles » parviennent néanmoins à former des mouvements autonomes,

parallèles aux grands mouvements politiques et associatifs des années 1970. Il s’agira souvent

d’initiatives locales, spontanées et qui ne se maintiendrons pas vraiment dans la durée. Ainsi,

en 1979, Patrick CARDON fondera à Aix-en-Provence le mouvement « Mouvance Follelesbiennes

» (MFL)343. Reprenant en anagramme les initiales du sigle du MLF, le mouvement

est, selon CARDON, une tentative de synthèse entre le féminisme, le militantisme

homosexuel et une philosophie de la fête et de la subversion des identités, philosophie qui est

celle des « folles ». Il s’agit de fonder un mouvement festif au sein duquel les « folles »

coucheraient entre elles ou développeraient des réseaux de sociabilité : en cela, elles seraient

« lesbiennes » puisqu’elles manifesteraient un désir unisexuel. Et notons que la « folle » peutêtre

de sexe masculin ou féminin. Le mouvement reposait sur l’idée d’une définition de

l’identité autour d’un genre qui ne serait pas celui que la nature donne mais celui que l’on se

crée dans une vision festive et dionysiaque de l’existence. Les relations pouvaient donc être

de nature homosexuelle, hétérosexuelle ou bisexuelle dans les faits, elles n’étaient pensées

qu’à travers un prisme unisexuel qui se référait à une définition de type stylistique, ou

esthétique de la sexualité. A l’image du « brise-glace » qu’utilise Patrick CARDON344, le

mouvement « folle » visait donc une redéfinition totale de la sexualité, dans un dépassement

de toutes les classifications sexuelles. Particulièrement iconoclaste, la figure de la « folle » (le

paradoxe veut qu’elle soit elle-même une icône) détruit toutes les idées reçues en matière de

sexualité ; ce faisant, les formes de manifestation politique des groupes homosexuels des

années 1970 (les GLH, le CUARH) ne pouvaient donc d’exclure de leur débat classificatoire

sur la nature de l’homosexualité ces éléments gênants, car instables et irréductibles à toute

récupération politique. C’est d’ailleurs cette instabilité qui explique la faible durée de ces

342 Gai Pied, numéro 1, rubrique « Courrier », p. 3, avril 1979, fonds GKC.

343 Se reporter, pour plus d’informations, aux entretiens réalisés avec Patrick CARDON : annexes du mémoire.

344 CARDON Patrick, entretien numéro 2, reproduit dans les annexes de ce mémoire.

121

mouvements : le MFL de Patrick CARDON disparaîtra au bout d’un an et n’aura publié qu’un

seul numéro de Fin de siècle, la revue que le mouvement voulait se donner comme organe

d’expression345

Ainsi, la figure de la « folle » aura suscité de nombreuses controverses théoriques

(quant à son intégration dans un mouvement global de revendication politique), à l’instar de la

figure du « pédéraste ». Mais celui-ci aura toujours été intégré aux revendications militantes,

tandis que la « folle » en aura été constamment exclue.

III) La part des stratégies sociales et politiques

Les définitions que les mouvements ont pu donner de l’homosexualité évoluèrent aussi

en fonction de stratégies se définissant, soit en rapport avec un contexte social qui

conditionnait telle ou telle forme d’expression publique, soit en fonction du propre regard que

les mouvements associatifs portaient sur leur propre condition. Nous allons donc évoquer

deux formes d’influence particulière des stratégies (individuelles ou collectives) sur le

contenu de la notion d’homosexualité : la question du traitement de la bisexualité et de celui

de la condition de victime.

1) Le statut de la bisexualité d’ Arcadie au FHAR

Les frontières entre homosexualité, hétérosexualité et bisexualité, assez bien

délimitées, du moins du point de vue théorique, dans le discours des associations

homosexuelles contemporaines, deviennent assez floues une fois replongées dans le contexte

des milieux homosexuels des années 1950 et 1960 (nous l’avons vu au chapitre 1). Aussi, il

convient de se poser la question du statut de la bisexualité dans les groupes homosexuels et

homophiles de ces années-là, comme Arcadie. La thèse aujourd’hui dominante (à laquelle

souscrit par exemple Florence TAMAGNE) est que les arcadiens, véritablement homosexuels

(majoritairement exclusifs), ne valorisaient théoriquement la bisexualité (ou homosexualité

non exclusive compatible avec une situation sociale d’homme marié) ou ne la « pratiquaient »

effectivement que parce que la contrainte sociale de la société française des années 1950 était

trop forte pour pouvoir assumer, socialement et publiquement, son homosexualité. Arcadie

développerait donc un discours valorisant la bisexualité uniquement en tant que stratégie

discursive mobilisée pour contourner la contrainte et le conformisme sociaux. Il est vrai que

345 Fin de siècle, revue de « Mouvance folle-lesbienne », sous la direction de Patrick CARDON, numéro 1, fonds

GKC.

122

certains témoignages abondent en ce sens, comme celui, a posteriori, de BAUDRY dans La

condition des homosexuels : « Le mariage des homosexuels est un fait. […] Je demeure

surpris du nombre de jeunes homophiles, garçons essentiellement, de Paris ou de province qui

viennent me parler de leur intention de se marier, et qui sollicitent mon aide. La différence, en

effet, avec leurs aînés, provient, je crois, de leur désir d’épouser une lesbienne, qui serait dans

les mêmes dispositions qu’eux, tandis que les mariages, autrefois se faisaient presque toujours

avec une ou un hétérosexuel » 346. BAUDRY y développe l’idée que ces homophiles

développent parallèlement à leur situation familiale des amours homosexuelles dans le

domaine des relations clandestines ou anonymes (la drague marginale, appelée par

HOCQUENGHEM « l’homosexualité noire »), prenant comme point d’appui le fait que

beaucoup d’homophiles arrêtés pour attentat public à la pudeur sont mariés. Or nous ne

partageons pas cette conception, aujourd’hui partagée par plusieurs historiens de

l’homosexualité : d’une part, si BAUDRY reconnaît le lien entre la situation d’homosexuel

marié et la précarité des relations homosexuelles parallèles, il ne considère jamais

explicitement, dans ses textes, que le désir de contracter un mariage hétérosexuel, pour une

personne à tendance homosexuelle, se fait sous le coup de la contrainte sociale. D’autre part,

il s’agit d’un témoignage de 1982 (donc ancré dans un cadre discursif différent de celui des

années 1950) et depuis une vingtaine d’années, le discours sur l’homosexualité s’est

considérablement simplifié pour des motifs de visibilité sociale (raisonnement que nous

exposions dans le chapitre 1), excluant la possibilité d’une homosexualité non-exclusive.

Avant la politisation des discours sur la sexualité au cours de la révolution sexuelle, les

identités étaient beaucoup plus souples. Aussi, nous ne pensons pas que cette bisexualité mise

en discours par Arcadie soit le produit d’une stratégie motivée par un ordre social très strict,

mais nous supposerons qu’elle reflète un mode de rapport à soi et à sa propre sexualité qui est

différent de celui d’aujourd’hui. Nous n’excluons pas nécessairement la possibilité de

l’influence d’un conditionnement social, mais nous pensons que la principale cause de cette

mise en discours de la bisexualité réside dans un rapport phénoménologique à sa propre

sexualité, qui laisse toute sa place à la pluridimensionnalité du désir et qui ne passe pas à

travers le prisme d’identités sexuelles rigides et homogènes. Nous citerons à titre d’illustration

le texte « Hyrieus » d’Adrien RHYXAND publié dans Arcadie en 1963 : dans ce texte,

l’auteur parle de l’homosexualité comme un élément essentiel de la vie affective et considère

qu’elle est parfaitement complémentaire de l’hétérosexualité, dont elle peut même être le

prérequis (« L’homosexualité est donc un élément primordial de la vie normale et

346 BAUDRY André, La condition des homosexuels,op. cit., p.93.

123

probablement le plus essentiel. Elle est l’infrastructure de la vie affective. Elle permet à

l’individu la prise de conscience de son sexe, indispensable à l’élan vers l’allosexualité

[l’hétérosexualité] »347, « C’est dans l’enfance et la prime adolescence que les jeux

homosexuels sont le plus commodément pratiqués, et pour ainsi dire admis. Rien que de très

normal »348).

C’est après, au moment de la révolution sexuelle et de la politisation des prises de

position sur l’homosexualité (et la sexualité en général), que s’opère un glissement vers la

simplification des définitions pour des motifs d’efficacité politique : c’est le raisonnement

d’une partie du FHAR349 dont nous parlions au chapitre 1, avec sa définition exclusive de

l’homosexualité donnée dans le documentaire FHAR de 1971350. Ce raisonnement sera repris

par les autres mouvements associatifs par la suite. Dans le discours et la réflexion sur les

objectifs symboliques et politiques, les définitions ne pouvaient que passer par cette forme de

réductionnisme, pour des soucis d’efficacité et de rentabilité de l’action collective351.

2) La stratégie de « victimisation » : présupposé et évolution

L’une des grandes stratégies d’Arcadie est de présenter la condition homosexuelle

comme une condition de victime. L’homosexuel est le grand persécuté de la société. La

religion, la morale et les lois font de l’homophile un opprimé. Aussi, l’un des premiers

réflexes identitaires que propose la revue, dans le rapport à sa propre homosexualité, est de

s’identifier à une victime. Dès les premiers numéros de la revue, Arcadie revient

régulièrement sur la déportation des homosexuels dans les camps de concentration nazis

pendant la seconde Guerre et sur la tragédie des « triangles roses ». La revue considère que ce

phénomène n’a pas été reconnu officiellement lors de la Libération et qu’en 1945 les déportés

pour homosexualité sont rentrés dans le silence de la honte. La revue consacre régulièrement

des articles, rédigés par des arcadiens ou par des auteurs allemands (des rédacteurs de Der

Kreis), comme à la fin du numéro 82 d’octobre 1960352. Il s’agit d’une réalité qui doit être

mise en discours. Ce faisant, cette réalité renforce symboliquement la condition d’opprimé de

l’homosexuel. Elle devient vite une référence obligée lorsqu’il s’agit d’évoquer les

347 Arcadie, numéro 110, op. cit., p.91, fonds GKC.

348 Arcadie, numéro 110, op. cit., p.92.

349 Ce discours sur l’homosexualité exclusive n’est en effet pas partagé par l’ensemble des membres du FHAR :

les réflexions de Guy HOCQUENGHEM, du groupe 5 du FHAR (dans son journal Le Fléau social), ou d’autres

militants ne recoupent pas du tout cette vision du monde.

350 ROUSSOPULOS Caroline, FHAR, documentaire vidéo, 1971, disponible à la libraire GKC et à la BDIC.

351 Patrick CARDON rend bien compte de cette conception politique des identités sexuelles, nécessaire à la

visibilité et à la compréhension des objectifs des mouvements sur la scène publique. Se reporter à l’entretien

numéro 1, dans les annexes du Mémoire.

352 Arcadie, numéro 82, octobre1960, fonds GKC.

124

souffrances que la société peut infliger aux homosexuels. BAUDRY fait régulièrement

allusion aux « fours crématoires »353 auxquels les homosexuels furent destinés à un moment

de l’histoire du XXème siècle. Il ne s’agit pas, chez Arcadie, d’une revendication de

reconnaissance sociale et politique, comme ce sera le cas dans les années 1970, avec, par

exemple, le défilé du GLH le jour du souvenir de la Déportation en 1975, pour rappeler le sort

des homosexuels dans les camps nazis. Arcadie n’est pas très visible sur la scène publique

(interdite à l’affichage, la revue a néanmoins ses réseaux de diffusion) mais elle crée, par cette

référence, un répertoire de formes dans lequel les mouvements politisés des années 1970

viendront puiser (nous reparlerons du thème de l’exploitation des « triangles roses » dans le

chapitre 11). Arcadie souhaite montrer, à travers le recours à cette figure, que l’oppression

sociale à l’égard des homosexuels est une stratification d’attitudes négatives et d’injustices

qu’il faut briser, mais elle crée par là un référentiel qui est celui de la victimisation. Ce qui

n’est pas une évidence, et à la lumière de certaines revendications identitaires

contemporaines, on peut se demander s’il est vraiment nécessaire pour une identité sociale (de

groupe) de passer par la reconnaissance sociale et politique de la position de victime. Le

discours sur la victimisation devient discours victimaire. Arcadie, avec l’obsession des

« triangles roses », a créé un sentier d’évolution qui influencera les référents des groupes des

années 1970 et qui est encore utilisé aujourd’hui354. Cette logique entraîne une position

réflexive qui est celle de la construction de la réalité par les yeux de la victime, et non à

travers une position objective qui étudierait les faits sans compassion à travers des

mécanismes d’aide et de reconnaissance symbolique qui facilitent la conciliation des intérêts

et non la confrontation. Ainsi la stratégie de victimisation des milieux homosexuels est à

insérer dans le cadre d’une discussion plus globale sur le cadre discursif victimaire des

mouvements sociaux dans les sociétés contemporaines.

Ainsi, nous avons tenté de montrer, dans ce chapitre, que les définitions de

l’homosexualité sont destinées à une représentation « publique » dans leurs principales

figures. La notion de stratégie politique intervient donc pour modeler les définitions en

fonction des contextes d’action qui se présentent aux protagonistes des milieux homosexuels.

La construction d’une définition est donc ancrée dans un contexte, et se réalise en interaction

avec « l’extérieur » (la société, son cadre de valeurs). Ce faisant, elle se transforme et modifie

353 Ces termes reviennent régulièrement, et ce jusqu’en 1982 dans Condition homosexuelle de 1982.

354 Voir à ce titre le téléfilm Un amour à taire (2004) de Christian FAURE, diffusé sur France 2 en mars 2005 et

disponible en format DVD à la librairie GKC.

125

ses propres typologies en fonction des objectifs de respectabilité, de visibilité et de

représentation sociale et « publique ».

Deuxième partie

Les évolutions du Monde homosexuel : de l’acceptation de la

répression à la volonté de sortir du « placard »

En 1957, à propos du Rapport Wolfenden paru en Angleterre,

« Une date dans l’histoire du progrès humain et de la lutte contre l’obscurantisme, celle où un

document sortant des presses d’une imprimerie royale, proclame que l’homosexualité n’est

pas une maladie, qu’elle est compatible avec une pleine santé morale, que les troubles

psychiques dont souffrent les homosexuels sont bien le produit de la tension et du conflit

résultant de la condition qui leur est faite par la société. »

Daniel GUERIN, Lettre au journal France Observateur

septembre 1957355

Un commentaire du début des années 1970,

« J’ai regardé il y a une semaine une émission de TV (ORTF) sur la sexualité. […] Je ne

pensais pas qu’on peut être si ignorant, si retardataire, si rétrograde en France : je comprends

mieux, sans excuser, le puritanisme petit-bourgeois d’Arcadie, c’est un fait historique qui fait

partie d’un ensemble plus vaste. »

Extrait d’une lettre de Michel BOUHY Van HELZIE

355 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 14, dossier « Wolfenden ».

126

Correspondance de Daniel GUERIN356

Chapitre V

L’impact des représentations de l’homosexualité véhiculées par le

Droit sur le monde homosexuel

De 1942 à 1982, l’homosexualité fut incriminée juridiquement en France. Nous allons

donc tenter de saisir la construction de l’homosexualité dans le Droit ; de penser

l’homosexualité comme objet juridique. La définition sociale de l’homosexualité s’est, de fait,

aussi constituée par rapport aux incriminations qui ont été levées contre elle. Nous retracerons

donc les grandes lignes des interactions entre les homosexuels (du moins les milieux visibles),

la sphère du juridique et aussi celle du politique. Nous restituerons le contenu des textes de

Droit et son impact sur le milieu homosexuel dans les années 1950, 1960 et 1970. Mais le

Droit n’est pas une universalité extérieure au monde social, mais un construit ancré dans un

dispositif empirique, des espaces concrets où se déploient les intérêts des différents acteurs

qui le font et un univers de représentations sociales qui en fondent le substrat. Nous

étudierons donc les représentations à l’oeuvre dans le discours discriminatoire, que ce soit

chez le « législateur français » qui a inspiré les lois, la Police qui les applique que dans les

imaginaires collectifs par le biais des représentations sociales de l’homosexualité qui

imprègnent les consciences de la majorité des acteurs sociaux. Enfin, nous évoquerons l’écho

qu’obtient ce discours discriminatoire dans les milieux homosexuels et l’analyse que ceux-ci

peuvent faire en retour des fondements de ce discours.

  1. I) La construction de l’homosexualité dans le Droit et son impact sur les milieux

homosexuels.

1) L’homosexualité comme objet juridique.

Avant 1942, il n’existe pas de législation anti-homosexuelle en France. La France est

d’ailleurs l’un des rares pays à n’avoir pas adopté pareille législation : en Allemagne, le

Paragraphe 175 condamne l’homosexualité en elle-même, en Grande-Bretagne la sodomie est

356 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 13, correspondance de GUERIN.

127

érigée en crime par la législation, de nombreux Etats des USA ont une loi anti-sodomie, en

Union soviétique, les persécutions touchent les homosexuels considérés comme des asociaux.

Et à partir de 1933, la répression anti-homosexuelle, se basant sur le paragraphe 175, atteint

un point culminant sous le IIIème Reich357. En France, depuis 1789, le libéralisme des

premières années de la Révolution a clairement distingué le domaine privé du domaine public.

Conformément à la définition de la liberté énoncée dans l’article 4 de la Déclaration des

Droits de l’Homme et du citoyen (1789), « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne

nuit pas à autrui », et par conséquent, la liberté en ce qui concerne les moeurs privées permet

de ne pas ériger de sanctions envers un comportement personnel. En 1791, la loi pénale

relative aux moeurs ne mentionne pas l’homosexualité comme motif d’inculpation. Le Code

pénal de 1810, à l’initiative de Jean-Jacques de CAMBACERES entre autres, se montre très

libéral envers les moeurs privées358. L’absence de mention explicite aux moeurs sexuelles (et à

l’homosexualité) n’est pas forcément une preuve de tolérance en matière de moeurs sexuelles

diverses (comme le pensait GUERIN) mais plutôt une volonté claire de ne pas confondre

Droit et Morale. Elle permet également de maintenir les problèmes de moeurs dans le domaine

privé : comme le font remarquer deux théoriciens du Droit en 1840, « Où serait le bien de

dévoiler tant de turpides cachées ? Le silence de la loi doit être approuvé quand il ne serait

dicté que par un sentiment de respect de la pudeur publique »359.

Les choses changent en 1942, sous le régime de Vichy, lorsque l’amiral DARLAN se

trouve « devant une importante affaire où se trouvent compromis des marins et des civils »360.

Décrétée par le maréchal PETAIN, la loi du 6 août 1942 punit quiconque qui, pour satisfaire

ses propres passions, a commis un ou plusieurs acte impudiques ou « contre nature » avec un

mineur de son sexe âgé de moins de 21 ans. La loi s’inscrit dans le Code pénal à l’article 334.

Le terme de « contre nature » incrimine l’idée de sexualité homosexuelle. L’esprit de la loi (la

vision normative des choses qu’elle porte en elle) s’inscrit bien dans le contexte culturel de la

« Révolution nationale » de l’Etat français (1940-1944). Dans le sillage de cette inspiration

législative, plusieurs fonctionnaires sont limogés pour des questions de moeurs. Le primat

357 Se reporter, pour en savoir plus sur les logiques internes de ces répressions, à TAMAGNE Florence, Histoire

de l’homosexualité en Europe (1919-1939), Seuil, 2000. Voir notamment la partie « La fin d’un rêve :

l’explosion du modèle allemand », pp.532-595.

358 Nous avions parlé aux chapitres précédents de ce Code et de l’interprétation qu’en donne Daniel GUERIN

dans le cadre de la tolérance juridique et sociale de l’homosexualité et de la pédérastie.

359 CHAUVEAU et HELIE, Théorie du Code pénal, 1840, p.111, cité par Gérard BACH-IGNASSE, in « la

reconnaissance de l’homosexualité en France (1945-1989), in Actes du Colloque international « Homosexualité

et lesbianisme » : mythes, mémoires, historiographies, Sorbonne 1er et 2 décembre 1989, Série Histoire, 1990,

Collection « Questions de genre », Lille, cahier GKC, n° 3, 126 pages. Les références juridiques mentionnées

dans notre texte sont d’ailleurs issus de l’article de Gérard BACH-IGNASSE.

360 BACH-IGNASSE Gérard, op.cit., p.3.

128

considérable accordé à la vision traditionaliste de la famille enchâsse la sexualité dans le

modèle de l’hétérosexualité conjugale à finalité reproductive. Cette loi se maintient jusqu’à la

Libération qui met fin à Vichy. Selon Gérard BACH-IGNASSE, on peut observer de

nombreuses réintégrations de personnes qui avaient été écartées de la fonction publique pour

des raisons de moeurs, comme Simone de BEAUVOIR (réintégrée par René CAPITANT,

ministre de l’Education).361

Cependant, en 1945, la loi de Vichy est reconduite par l’ordonnance de DE GAULLE

du 8 février 1945, à l’instigation de Pierre Henri TEITGEN. Il est mentionné que « cette

réforme [de Vichy] inspirée par le souci de prévenir la corruption des mineurs ne saurait en

son principe appeler aucune critique ». La loi de Vichy est donc confirmée et déplacée de

l’article 334 à l’article 331 du Code pénal. Il faut noter que l’homosexualité n’est pas interdite

totalement, en tant que sexualité en-soi. La sanction s’applique à une forme d’homosexualité

conditionnée sous certains critères de visibilité dans l’espace public. Cette homosexualité

circonstanciée se définit par rapport à un souci de protection du champ de la jeunesse et de la

pudeur. Il n’y a pas d’interdiction générale. De 1945 à 1960, le dispositif législatif utilisé à

l’encontre de l’homosexualité se centre donc principalement sur cet article 331: l’alinéa 3

stipule que « Sans préjudice des peines plus graves prévues par les alinéas qui précèdent ou

par les articles 332 et 333 du présent Code, sera puni d’un emprisonnement de 6 mois à 3 ans

et d’une amende de 60 F à 15 000 F quiconque aura commis un acte impudique ou contrenature

avec un individu de son sexe mineur de 21 ans »362. Il existe également d’autres

articles du Code pénal qui interviennent dans les sanctions prises par les pouvoirs publics à

l’encontre des homosexuels surpris sur la voie publique : ils ne contiennent aucune référence

à l’homosexualité, mais ils peuvent néanmoins être utilisés pour traiter des manifestations

publiques de celle-ci363. Pour ce qui concerne les outrages publics à la pudeur, l’article 330

punit de peines d’emprisonnement de 3 mois à 2 ans, et à une amende de 1 000 à 12 000

francs quiconque est pris en flagrant délit. Les lieux dits publics désignent la rue, les parcs, les

plages, etc. mais la jurisprudence a également étendu le concept d’outrage public au lieux de

manifestation en public comme les théâtres, les cinémas, les bains, les bals, etc… Pour ce qui

est de la prostitution masculine, la loi du 13 avril 1946 s’applique aux « personnes se livrant à

la prostitution ». Il n’y a pas de précision du sexe ou de la sexualité. La loi s’applique à la

361 BACH-IGNASSE Gérard, op. cit., p.4.

362 Code pénal, article 331, alinéa 3 (Ordonnance n° 45-190 du 8 février 1945).

363 André BAUDRY le rappelle dans une lettre adressée à Paul MIRGUET le 20 juillet 1960. Document

numérique disponible dans le fonds d’archives numérisées du portail Internet « le séminaire gay ».

129

prostitution féminine comme à la prostitution masculine364. Mais remarquons qu’à part la

mention de « contre nature » de l’article 331, l’homosexualité ne se dessine qu’en creux des

textes législatifs et comme elle n’apparaît qu’avec la notion de rapport sexuel avec mineur, on

ne sait si la condamnation porte sur elle ou sur le caractère pédéraste de la relation sexuelle. Il

y a donc beaucoup de difficultés d’interprétation des textes.

Le 18 juillet 1960, la législation se durcit et la référence à l’homosexualité

devient explicite avec l’adoption du sous-amendement MIRGUET. Sous la présidence de

Michel DEBRE, alors Premier Ministre, l’ordre du jour de la séance de l’Assemblée est de

discuter du projet de loi numéro 733 autorisant le Gouvernement à prendre, par l’application

de l’article 38 de la Constitution, les mesures nécessaires pour lutter « contre certains fléaux

sociaux ». DEBRE présente ce projet comme une nouvelle orientation d’une « politique

sociale »365. Les motifs principaux sont la lutte contre l’alcoolisme et la prostitution. Lors de

la 2ème séance, Paul MIRGUET, député lorrain de 48 ans, directeur de société, ajoute à

l’amendement numéro 8 de la commission des affaires culturelles, un sous-amendement

numéro 9 : « Après le 4ème alinéa du texte proposé par cet amendement, insérer le nouvel

alinéa suivant : « 4° toutes mesures propres à lutter contre l’homosexualité » ». Devant les

députés, MIRGUET prend la parole et déclare : « vous êtes tous conscients de la gravité de ce

fléau qu’est l’homosexualité, fléau contre lequel nous avons le devoir de protéger nos

enfants. Au moment où notre civilisation dangereusement minoritaire dans un monde en

pleine évolution devient si vulnérable, nous devons lutter contre tout ce qui peut diminuer son

prestige. […] C’est pourquoi je vous demande d’adopter mon sous-amendement. Le

Parlement marquera ainsi une prise de conscience et sa volonté d’empêcher l’extension de ce

fléau par des moyens plus efficaces, à mon sens, que la promulgation de textes répressifs. »

  1. 366. Les députés répondent par le rire ou le silence, comme le Journal officiel367 peut en rendre

compte et comme le constatera le journaliste Dominique DALLAYRAC (« Le sousamendement

MIRGUET fut adopté en première séance, à l’Assemblée », dans une ambiance

assez réjouie ; il se trouve que ni les députés ni les sénateurs n’approfondirent le problème de

façon positive »368). Sans contestation, le sous-amendement est voté. Le 22 juillet, après retour

sur le bureau de l’Assemblé du projet de loi, celui-ci, contenant l’incrimination de

364 Les différentes références juridiques sont rappelés par Dominique DALLAYRAC, dans les « annexes » du

Dossier Homosexualité, 1968, Robert Laffont, fonds GKC.

365 Communication de Michel DEBRE à l’Assemblée, le 18 juillet 1960, document reproduit en annexe de

l’ouvrage de Dominique DALLAYRAC, op. cit..

366 Discours de Paul MIRGUET à l’Assemblé nationale, 18 juillet 1960, document numérisé du fonds d’archives

du portail Internet « le séminaire gay ». Egalement reproduit en annexes de DALLAYRAC Dominique, op. cit..

367 Archives numérisées du « séminaire gay ».

368 DALLAYRAC Dominique, op. cit., corps des « annexes ».

130

l’alcoolisme, du proxénétisme et de l’homosexualité, est voté à 323 voix contre 131. La loi est

signée le 30 juillet par le Général DE GAULLE. Le sous-amendement entraîne une

modification du Code pénal. A l’article 330 apparaît l’alinéa 2 : « Lorsque l’outrage public à

la pudeur consistera en un acte contre-nature avec un individu du même sexe, la peine sera un

emprisonnement de 6 à 3 ans et une amende de 1 000 F à 15 000 F »369. Ainsi, une étape

importante est franchie avec l’adoption de ce sous-amendement. De 1960 à 1980-82 (1980 est

l’année de l’abrogation de l’article 330-2, 1982 marque la date de l’abrogation demandée par

le garde des sceaux Robert BADINTER de l’article 331-3, devenu 331-2 entre temps),

l’homosexualité est explicitement mentionnée par les textes juridiques officiels, est

caractérisée comme un « fléau social » dans un texte de loi et fait l’objet d’une discrimination

manifeste dans le droit pénal (puisque l’attentat à la pudeur « hétérosexuel » est moins

sévèrement puni que l’attentat « homosexuel »). La répression policière s’accentue et une

« brigade homosexuelle » à la Préfecture de Police est chargée de la répression des

homosexuels pour les incriminations définies dans le Droit. En 1968, la France adopte

également la classification de l’OMS (Organisation Mondiale pour la Santé) qui fait de

l’homosexualité une maladie mentale370. Notons enfin l’ambiguïté de la formulation même de

« fléau social » caractérisant l’homosexualité : si le sous-amendement MIRGUET introduit

une rupture dans la représentation juridique de l’homosexualité, on peut néanmoins interpréter

la formulation de l’amendement soit comme une condamnation de l’homosexualité en soi (ce

qui serait sans précédent dans la tradition juridique française), soit comme un prolongement

de la logique de stigmatisation d’une homosexualité « visible » dans l’espace public, laissant

hors de sa portée la sphère privée. Les flous subsistent donc juridiquement sur la portée du

texte, laissant lieu aux différenciations dans la réception dans les milieux policiers et sociaux.

Il n’empêche que la portée symbolique du sous-amendement demeure très forte et qu’elle

exerce un poids en terme de stigmatisation sur les représentations sociales de l’homosexualité.

La présidence de Valery GISCARD D’ESTAING, axée sur les valeurs du

« libéralisme avancé », tendra à une remise en cause de ce dispositif. La loi du 7 juillet 1974

abaisse la majorité sexuelle de 21 à 18 ans pour les relations homosexuelles, mais il subsiste

une discrimination avec les relations hétérosexuelles pour lesquelles la majorité sexuelle passe

à 15 ans. En 1978 GISCARD crée une commission de révision du Code pénal qui entendra les

réflexions de Michel FOUCAULT sur la question des moeurs et de la pénalisation de

369 Code pénal, article 330, alinéa 2 (ordonnance n° 60-1245 du 25 novembre 1960).

370 Mentionné par Jacques GIRARD, Le Mouvement homosexuel en France (1945-1980), chronologie finale,

p.190, fonds Homosexualité, BDIC.

131

l’homosexualité371. La même année, le 28 juin, Monique PELLETIER dépose au nom du

Gouvernement et reprend à son compte devant le Sénat une proposition d’Henri

CAVAILLET demandant l’abrogation des articles discriminatoires. Le Sénat vote la

proposition à l’unanimité. Mais à l’Assemblée, le député UDF Jean FOYER présente un

amendement rétablissant la discrimination interdisant l’homosexualité aux mineurs de 15 à 18

ans. Après une période d’hésitation du Gouvernement BARRE, celui-ci cède à la pression

réactionnaire et les deux chambres maintiennent la loi de Vichy en 1980. Mais l’article 330-2,

conséquence de la loi de MIRGUET est abrogé. En 1981, MITTERRAND, qui avait déclaré

en campagne le 28 avril à Gisèle HALIMI que l’homosexualité devait cesser d’être un délit,

fait entamer un long processus de réformes : le 12 juin, la circulaire DEFERRE met fin au

fichage des homosexuels, au contrôle d’identité sur les lieux de dragues, et dissout la brigade

homosexuelle de la Préfecture de Police ; à la même date, la France ne reconnaît plus la

classification médicale de l’OMS (celle-ci ne sera abandonnée qu’en 1990); le 4 août, la loi

d’amnistie inclut le délits « homosexuels » ; enfin, la loi du 4 août 1982 abroge l’article 331-3

(qui était devenu l’article 331-2 en 1980)372. Le Droit est désormais exempt de toute mention

faite à l’homosexualité.

La construction de l’homosexualité dans le Droit s’est donc faite en plusieurs temps.

Elle s’est faite également en interaction avec les milieux homosexuels comme nous allons le

voir maintenant. Il est même possible que les structurations militantes des milieux

homosexuels des années 1950 (les voix d’Arcadie avec leurs ramifications dans les milieux

littéraires et artistiques) aient influencé sur la manière dont était représentée socialement

l’homosexualité (une personne avec une identité sexuelle qui s’essentialise peu à peu), ce qui,

avec les amalgames faits avec la prostitution masculine et la pédophilie, a finit par produire

une catégorie de classification des personnes que le Droit a reprise. En 1977, Guy

HOCQUENGEM, dans La Dérive homosexuelle373, esquissait ce type de réflexion

« spéculative » : le terme « homosexuel » n’apparaît dans le Droit qu’en 1960, au terme d’une

série d’interactions entre le Droit, le Pouvoir et les milieux homosexuels. Les soubresauts des

homosexuels dans les années 1950 envers le Pouvoir, pour qui ils n’existaient finalement pas

en totalité ( ; en identité), mais seulement en situation, ont amené le Pouvoir à se doter d’une

représentation d’eux. Cette représentation a rétro-agit par la suite sur les homosexuels, ce qui

371 Mentionné par BACH-IGNASSE, op. cit., p.8.

372 Cette chronologie a été faite à partir de MARTEL Frédéric, op. cit.. Se reporter à la deuxième partie « Le

temps de la socialisation (1979-1984), pp.185-318, et plus particulièrement la sous-partie « Sept ans de

bonheur ? (mai 81) », pp.210-235.

373 HOCQUENGHEM Guy, « Postlude : vers une rationalisation du Droit », in La Dérive homosexuelle, 1977,

Delage, fonds GKC et fonds Homosexualité, BDIC.

132

a entraîné une spirale de la répression, du contrôle et de la revendication. Car, pour

HOCQUENGHEM, la manière dont les personnes homosexuelles présentent, à la fin des

années 1970, leur homosexualité comme motif de revendication juridique et de plainte (en ce

que les homosexuels réclament la punition de ceux qui les ont opprimés) est le signe d’un

changement majeur des positions des homosexuels dans la société et dans le Droit.

L’homosexuel est devenu « un sujet juridique acceptable et même utile (en portant plainte

contre son agresseur) »374. L’interaction entre le Droit et les milieux associatifs a donc

participé, à sa manière, de l’essentialisation de la catégorie « homosexuel ». Nous allons donc

étudier à présent la réaction des milieux homosexuels au régime juridique auquel ils sont

soumis.

2) L’impact des dispositifs juridiques sur les milieux homosexuels des années 1950 et

1960.

L’impact le plus important des discriminations juridiques sur l’homosexualité fut celui

de l’adoption du sous-amendement MIRGUET en 1960. Il faut dire que la ré-adoption de

l’incrimination définie par Vichy en 1945 s’est faite dans un contexte de faible structuration

des milieux homosexuels. Dans les années 1950, certains milieux homosexuels dénoncent

ouvertement le traitement qu’on leur fait. Arcadie le fait, déplorant la réprobation sociale qui

est manifestée à l’égard de l’homosexualité, en grande partie à causes des lois facilitant la

réduction de l’homophilie à la prostitution ou à la pédophilie, mais reste dans une perspective

légaliste d’intégration consensuelle des homophiles à la société. Le journal Futur se situe

davantage dans une position de critique ouverte, sans la tentative de compréhension dont fait

part Arcadie, à l’égard de l’ordre moral s’exprimant dans le Droit. Nous l’avons dit au

chapitre 1, le journal attaque constamment la figure de Pierre-Henri TEITGEN, responsable

de la reconduite de loi de 1942 de Vichy. Futur dénonce également les pratiques abusives en

matière de moralité publique de certains partis au pouvoir (le MRP principalement) : il

dénonce le Cartel d’action morale du MRP qui fait fermer les maisons closes, les dancings

homosexuels, fait démolir les pissotières, et interdit certaines revues à l’affichage. Il dénonce

par exemple l’amendement HUTIN-DESGREES qui établit les propositions que nous venons

de relever. Futur s’oppose à la volonté politique du MRP de créer un Ordre des journalistes,

de faire rentrer des représentants des associations familiales dans la Commission de censure

du cinéma, de créer une « police féminine active » afin de surveiller enfants et adolescents

374 HOCQUENGHEM Guy, op. cit., p.158.

133

dans les lieux publics pour les protéger des « pervertis et des invertis » 375. Futur dénonce

aussi l’interprétation arbitraire que font les autorités de certaines dispositions juridiques,

comme l’article de loi du 19 octobre 1946 (qui deviendra l’article 16 du statut général du

fonctionnaire) qui stipule que « Nul ne peut-être nommé à un emploi public… s’il n’est de

bonne moralité ».

En ce qui concerne la réception de la démarche de MIRGUET en 1960, Arcadie

accueillit la nouvelle avec stupéfaction et consternation. Dès le 20 juillet 1960, BAUDRY

écrivit une lettre à Paul MIRGUET. Le document fut envoyé en même temps à tous les

abonnés de la revue376. BAUDRY ne comprend absolument pas ce durcissement, voire même

ce revirement étranger à une tradition juridique française qu’il jugeait plus libérale. Pourtant

BAUDRY rentre dans une démarche, non d’attaque, mais de volonté de compréhension : sa

lettre contient d’ailleurs de nombreuses références dépréciatives au milieu des « folles » de

Saint-Germain-des-Prés : (« il est vrai qu’il existe, dans certains quartiers de Paris, et dans

certaines zones touristiques de notre pays, une agressivité dangereuse. Sans doute, avez-vous

pensé aux honteux travestis qui déshonorent certains cabarets, et aux excès d’indécence qui

s’étalent sur certains boulevards et dans certains parcs. »377) Aux yeux du directeur d’Arcadie,

seul l’amalgame avec les « folles » du VIème arrondissement, les prostitués masculins de

Pigalle et les excès des pédérastes effectifs peuvent expliquer la démarche de MIRGUET.

BAUDRY déploie, dans cette lettre, toute la rhétorique habituelle d’Arcadie : la

compréhension des motifs de rejet de l’homosexualité, la prétention à s’ériger comme porteparole

du monde homosexuel (« Sur tous ces points, la très grande majorité des homosexuels

français, dont nous sommes les interprètes sans forfanterie mais sans honte, est d’accord avec

nous. »378), la volonté de se distinguer des homosexuels « non respectables », le projet de

donner un contenu intellectuel et moral à la catégorie d’homosexualité, l’autorité permettant

de faire des classifications sur le substrat du monde homosexuel (« Notre Revue, consacrée

depuis près de sept ans à l’étude des problèmes de l’homosexualité et à l’élaboration d’une

morale homosexuelle, n’a cessé de lutter contre ces fléaux […] que sont la prostitution

masculine, la débauche publique, la corruption des enfants»379). BAUDRY recourre également

à l’énumération de grandes figures intellectuelles et littéraires, afin de montrer que

375 Archives numérisées du « séminaire gay » : numéros de Futur de 1952 à 1956. Ces faits sont cités également

par Jacques GIRARD, in Le mouvement homosexuel en France (1945-1980), op. cit., pp.31-38, fonds

Homosexualité, BDIC.

376 Lettre d’André BAUDRY à Paul MIRGUET, 20 juillet 1960, document numérisé, fonds d’archives numérisés

du « séminaire gay ». Document html non paginé.

377 BAUDRY André, lettre à MIRGUET.

378 BAUDRY André, lettre à MIRGUET.

379 BAUDRY André, lettre à MIRGUET.

134

l’homosexualité a caractérisé quelques grands esprits : SOCRATE, PLATON, WHITMAN,

GARCIA LORCA, MICHEL-ANGE, SHAKESPEARE… BAUDRY recourre également à

l’argument statistique pour montrer que, vu l’importante proportion d’homosexuels dans la

société, il ne peut s’agir d’une minorité sans importance à traiter comme une excroissance

disgracieuse du monde social (« Toutes les autorités scientifiques sans exception (du rapport

KINSEY en Amérique au rapport de la Commission WOLFENDEN en Angleterre) estiment

au minimum à un adulte sur cinquante la proportion des homosexuels (avoués ou secrets) de

notre Occident »380). Enfin, BAUDRY fait appel à l’extraordinaire diversité du monde

homosexuel, afin de démontrer à MIRGUET que la catégorie « homosexuel » ne s’applique

pas seulement à des pervers ou à des dégénérés (« Parmi eux, il y a vos collègues de

l’Assemblée, des Sénateurs, des Médecins, des Ingénieurs, des Paysans, des Ouvriers, des

Industriels, des Commerçants »381). L’action d’Arcadie n’aura aucune efficacité politique : le

30 juillet 1960, Paul MIRGUET répond à BAUDRY dans une lettre qu’Arcadie diffusera

auprès de tous ses abonnés : mettant l’accent sur la protection des mineurs (« C’est parce que

j’ai des enfants et que je devine quel peut être le désespoir d’un père en apprenant que son fils

a été amené à commettre des actes contre nature par suite de déplorables exemples d’adultes

sans scrupules, que j’ai demandé au Gouvernement de se pencher sur ce problème » 382), le

député tient à préciser que sa démarche s’inscrit dans une attitude d’humanisme chrétien

envers ce qu’il considère comme un problème psychologique et social : « J’ai demandé au

Gouvernement d’agir avec moyens humains et médicaux, et non par la promulgation de textes

répressifs »383. Cependant, il se montre de marbre envers tous les arguments de BAUDRY, et

continue de traiter l’homosexualité de « vice ». Il exclue toute volonté de conciliation.

L’échec de cette expression de l’indignation d’Arcadie va entraîner de la part de la

revue le repli sur une stratégie interne visant à accentuer, dans ses textes, l’accent mis sur la

nécessité d’une morale homosexuelle. Il faut accepter la nouvelle loi de l’Etat et tenter de

faire évoluer les mentalités de la société afin qu’elle demande l’abrogation des mesures

injustes. Il faut, pour cela, que les homosexuels renforcent leur attitude de « respectabilité ».

Dans le numéro 82 de la revue, numéro spécial qui fait le point sur l’état de l’homophilie dans

la société française ; l’édito de BAUDRY condamne la « perversité » et impose la nécessité

d’éduquer les homosexuels pour qu’ils se tiennent bien (« Notre volonté est donc d’éduquer

380 BAUDRY André, lettre à MIRGUET.

381 BAUDRY André, lettre à MIRGUET.

382 Lettre de Paul MIRGUET à André BAUDRY, 30 juillet 1960, Lettre à en-tête Assemblée Nationale, archive

numérisée, source : portail Internet « le séminaire gay ». Document html non paginé.

383 MIRGUET ¨Paul, lettre à BAUDRY.

135

les homophiles » 384). Plus que jamais, l’homosexualité respectable, la seule qui existe en tant

que sentiment réfléchi, doit se distinguer des « folles » et des prostitués (« Tous ceux qui ont

une mission morale dans le pays doivent y songer. Il est bien évident qu’Arcadie, plus que

quiconque, revendique cette mission […] et départageons bien : homophilie et vice,

homophiles et vicieux »385). La revue n’hésite pas à recourir à l’argument médical, pourtant

utilisé par certaines autorités pour témoigner de l’anormalité de l’homosexualité, pour

montrer que l’homosexualité ne mérite pas d’être discriminée juridiquement et politiquement :

« Elle [l’homosexualité] est une tendance naturelle, inscrite en l’être même et commandée par

le fonctionnement glandulaire386, et […] ne saurait être condamnée plus que n’importe quelle

autre particularité psychologique et physique »387. Le respect des lois qu’affichent les

homosexuels doit leur attirer le respect de la part de l’Etat et de la Loi. L’article d’André-

Claude DESMON, « Homophilie et société », fustige certaines dérives d’ordre moral

manifesté par l’Etat français, dénonce la « tradition chrétienne » comme fondement de

l’opinion générale en France, et dénie toute validité au concept de « moralité publique »388.

Cependant, l’auteur ne condamne pas la loi (inspirée par MIRGUET) mais désire qu’elle soit

appliquée dans l’esprit de sa conception (l’attitude humaine dont se prévalait MIRGUET). Il

faut donc plus que jamais éduquer les homosexuels. Pour l’auteur, le véritable problème ne

réside pas tant dans le Droit et la législation, que dans l’opinion publique en général qui opère

telle une chape de plomb et qui incite le jeune homosexuel à rechercher le plaisir hors des

sentiers ordinaires de socialisation et donc à se replier vers la sexualité marginale et le

comportement outrancier des « folles » de Saint-Germain-des-Prés389 (le jeune homosexuel ne

peut vivre son homosexualité à travers les formes habituelles de la vie sociale française, donc

le plaisir est vite associé aux notions d’aventure et de marginalité, ce qui implique un

abaissement du deuil de la pudeur et un rattachement à la figure des efféminés de Saint-

Germain-des-Prés ou de Pigalle). D’un bout à l’autre de la revue, la tonalité des discours

s’insère véritablement dans le registre moral.

L’indignation et la stupeur d’Arcadie se feront encore sentir chez BAUDRY vingt ans

plus tard, lorsque le directeur de la revue revient sur la réaction face au sous-amendement

MIRGUET dans la Condition des homosexuels : « Le peuple homophile qui nous assiégeait,

384 Arcadie, numéro 82, octobre 1960, p.519, fonds GKC.

385 Arcadie, op. cit., p.519

386 Arcadie adhère en fait à la théorie médicale qui explique l’homosexualité comme une différence dans le

fonctionnement glandulaire et hormonal.

387 Arcadie, op. cit., p.524

388 Arcadie, op. cit., p.564

389 Arcadie, op. cit., p.560.

136

pris de panique, demandait vers quelles nations partir avec armes et bagages ? Il était

traumatisé. Il était alors persuadé que l’homosexualité allait être interdite en tant que telle,

même entre majeurs consentants, et qu’il faudrait donc ou partir ailleurs ou vivre dans une

clandestinité, comme les maquisards pendant l’Occupation. Sans omettre le risque de la

dénonciation ! »390.

Dans les années 1970, la référence à la répression liée à la discrimination juridique

devient plus explicite, tout en étant davantage connotée avec le sentiment de révolte : nous

l’étudierons plus spécifiquement dans les chapitres 8, 9 et 11. Ces discours reprennent

l’offensive contre le sous-amendement MIRGUET : en 1971, le Rapport contre la normalité

du FHAR fait encore référence à cette source de forte discrimination effective et

symbolique391. L’article « oui, on condamne pour homosexualité ! » revient sur l’état du

dispositif juridique et sur les conséquences de la résolution de MIRGUET : « le résultat en est

que le casier judiciaire d’un homosexuel qui s’est fait « pincer » porte la mention « a commis

un outrage public à la pudeur avec une personne de son sexe », ce qui, bien que la peine ait

été purgée, demeure pendant 5 ans (s’il n’y a récidive) comme une marque infamante »392. De

même, reprenant ironiquement les formes de la discrimination que la législation a tenté de

leur imposer, le groupe 5 du FHAR appelle son journal Le Fléau social393. D’une manière

provocatrice, et aux antipodes des logiques identitaires d’Arcadie, les groupements des années

1970 revendiqueront la stigmatisation induite par les lois comme source de construction

d’imaginaires de groupe (sur l’exemple de la figure de « l’homosexualité noire » de Guy

HOCQUENGHEM).

En synthèse, la construction de l’homosexualité dans le Droit et sa réception dans les

milieux homosexuels puisent donc leurs origines dans un complexe jeu d’interactions

réciproques : il ne s’agit pas de retranscrire un rapport simpliste et unilatéral, mais plutôt de

restituer une situation historique complexe marquée par une interaction continue entre

plusieurs pôles sans que l’on puisse isoler clairement un sujet et un objet de cette interaction.

On peut remarquer que, dans les années 1950, les lois dites discriminatoires ne condamnent

jamais l’homosexualité en soi mais toujours la pratique homosexuelle circonstanciée et visible

dans l’espace public lors des outrages à la pudeur ou des rapports avec mineurs. La prégnance

du discours religieux au sein de la société (avec l’idée discutée à l’époque de « moralité

390 BAUDRY André, La condition des homosexuels, 1982, Privat, p.203.

391 FHAR, Rapport contre la normalité, 1971, Edition libre, fonds Homosexualité, BDIC.

392 FHAR, op. cit., pp.38-39.

393 FHAR, Le fléau social, 1972-1974, carton de périodique « le fléau social », fonds Homosexualité, BDIC.

137

publique ») complète les non-dits du Droit. En revanche, le Droit donne réellement une

existence juridique à l’homosexuel lorsque le sous-amendement MIRGUET de 1960 classe

« l’homosexualité » parmi la liste des fléaux sociaux. Il y a donc là un curieux effet

d’interaction entre la sphère du politique, du juridique et le milieu des homosexuels : le

juridique et le politique, appuyés par une certaine atmosphère sociale moralisatrice propre à

l’après-guerre français construisent une stigmatisation par le fait de tracer quelques contours à

cette forme de déviance qualifiée de « contre-nature », les « homosexuels » se défendent

contre cette discrimination en reprenant les formes mêmes que l’on a tenté de leur imposer

(une forme de discours essentialiste dans les années 1950), ce qui impose en retour au Droit à

se doter d’une représentation unifiée de l’homosexualité (avec le sous-amendement

MIRGUET en 1960). Cette représentation unifiée ne fait en retour que justifier le discours

identitaire et enclencher la spirale d’une politisation « feutrée » (les années 1960) puis active,

une fois que ce discours s’est nourri de rhétorique marxiste, anarchiste et libertaire (les années

1970). Et l’on passe alors, dans cette logique d’essentialisation, de la pratique homosexuelle

polymorphe et vécue dans la sphère privée en une identité homosexuelle, unique et exclusive

qui se transpose sur la scène publique.

  1. II) Le discours discriminatoire et ses fondements

Les incriminations juridiques de l’homosexualité sont le résultat de l’actualisation de

conceptions du monde et de la morale qui imprègnent les différents milieux qui approuvent

les discriminations liées à l’orientation sexuelle. Il nous faut donc à présent étudier la genèse

de ces notions juridiques (de leur application) à travers les fondements sociaux et symboliques

du discours discriminatoire.

1) Chez le « législateur français » (députés, sénateurs et hommes politiques)

Les lois françaises portant sur l’homosexualité s’inscrivent dans un horizon générique

particulier fait d’un mixte entre des représentations personnelles (ou collectives) et des

mécanismes structuraux internes au Droit français. A la lumière des travaux historiques ou

juridiques qui ont été menés sur la question (Jean DANET394, Scott GUNTHER395), nous

pouvons faire ressortir plusieurs caractéristiques des rapports entre le système juridique et

394 DANET Jean, Discours juridique et perversion sexuelle (XIXème et XXème siècles), in Famille et politique,

numéro 6, 1977, Paris.

395 GUNTHER Scott, La Construction de l’identité homosexuelle dans les lois aux Etats-Unis et en France,

mémoire de DEA de Science sociale (EHESS-ENS), mémoire principal sous la direction de Marie-Elisabeth

Handman, Paris, septembre 1995

138

l’homosexualité. Tout d’abord, aucune loi anti-sodomie ou anti-homosexuelle n’a jamais été

prise en France depuis la Révolution française: en cela réside d’ailleurs l’ambiguïté, pour

l’historiographie, de restituer le véritable état d’esprit des législateurs envers l’homosexualité.

Du moins, doit-on s’en tenir à des hypothèses. Une autre grande caractéristique du système

français est le grand degré de confusion entre l’homosexualité et la pédophilie, qui réside dans

l’existence d’une loi qui crée une distinction selon l’âge de la majorité sexuelle.

Certaines interprétations tentent cependant de faire ressortir des textes l’hostilité

implicite mais réelle à l’égard de l’homosexualité. L’incrimination première, née sous Vichy,

a contourné la condamnation de l’homosexualité en-soi à travers une condamnation de la

pédérastie. Pourtant le contexte de Vichy, à travers l’une des principales préoccupations du

régime qui était de désigner les catégories de la population responsables de la défaite ou de la

dégénérescence du corps social, avait permis la loi sur le statut des Juifs qui stigmatisé une

catégorie de personnes et un crime396. L’homosexualité, souvent associée à la notion de

relâchement des moeurs, aurait pu être désignée en tant que catégorie criminogène et

dangereuse. Le fait est qu’il est difficile, dans le Droit français, de faire passer une loi qui

établit un crime sans victime (« Il existe des raisons structurales dans le système juridique

français qui empêchent avec une grande efficacité le passage de lois établissant des crimes

sans victimes »397) : l’identification d’une victime est essentielle pour établir une loi en

France. C’est pour ces raisons que DANET et GUNTHER expliquent le détour fait par les

législateurs à travers le crime pédérastique pour stigmatiser les homosexuels. En cela, il est

possible de dire que la véritable intention des législateurs était bien d’interdire

l’homosexualité en tant que telle. La loi de 1942 définit en effet le crime de la relation

homosexuelle avec un mineur en tant qu’acte effectif. Or pour définir un crime, il faut

identifier une « intention coupable » qui est différente de l’action qui n’en est que

l’actualisation et qu’il faut faire ressortir à travers une enquête (judiciaire). Dans le cas des

incriminations juridiques de l’article 334 défini par Vichy, l’intention coupable se dégage

toute entière de l’acte sexuel pris non seulement comme un accomplissement mais aussi

comme un élément de déduction de cette intention, ce qui tend à faire penser que cette

réduction juridique est un dispositif révélant un état d’esprit réellement hostile à

l’homosexualité (« Comme dans d’autres crimes, l’intention coupable est ici nécessaire.

Cependant, la question de l’intention coupable ne fait pas l’objet d’une enquête, car la

doctrine a déterminé tout simplement que l’intention « se déduit de l’acte » qui la révèle

396 DANET Jean, op. cit.,

397 GUNTHER Scott, op. cit., texte téléchargé sans numérotation de pages au format html (« le séminaire gay »).

139

nécessairement »398). Qui plus est, les textes de 1942 et 1945 sont passés sans débat

parlementaire : le premier avec le système des lois-décrets du régime de Vichy, le second par

ordonnance sous le gouvernement provisoire de la République. Et la manière dont est

présentée la reconduction du texte promu sous Vichy laisse à penser que l’homosexualité est

associée, dans l’imaginaire des législateurs ou des acteurs politiques en place (le MRP que

dénoncera avec véhémence Futur), à une figure criminogène. La volonté de protéger les

mineurs de l’homosexualité semble se focaliser sur une idée implicite de « contagion ». La

perversion homosexuelle est donc une maladie dont il faut protéger les jeunes de moins de 21

ans plus fragiles et plus enclin à se laisser contaminer par cette affliction, ou à se laisser

séduire par cette tentation.

La façon dont a été façonnée la loi de 1960 est beaucoup plus explicite sur ces

intentions. Si la formulation définitive de la loi demeure très « technique » et se centre sur les

cas précis d’outrage à la pudeur, la déclaration d’intention de Paul MIRGUET a une

prétention universelle dans sa formulation : « Le gouvernement est autorisé à prendre par

ordonnance […] toutes les mesures propres à lutter contre l’homosexualité »399). La manière

dont les députés ont voté la proposition sans la remettre en question semble monter que « le

désir original des [législateurs] ait été effectivement l’interdiction de tout rapport homosexuel

même entre adultes consentants en privé »400. Mais des contradictions internes avec une

certaine tradition libérale du Droit français et l’impossibilité de définir un crime sans victime

ont amené à une reformulation de la loi, puisque dans le texte final de la loi du 25 novembre

1960, les mots « prendre toutes les mesures propres à lutter contre l’homosexualité » ont

disparu.

Lors des débats sur l’abrogation lois discriminatoires en 1978, les propos tenus

pour justifier la reconduction de l’article 331-3 (devenant 331-2) semblent indiquer que

l’homosexualité reste discriminée négativement en ce qu’elle est associée systématiquement à

la pédophilie. En l’occurrence, l’idée qui revient dans les débats est que l’acte pédophile

homosexuel est beaucoup plus scandaleux que l’acte pédophile hétérosexuel. Le secrétaire

d’Etat, Jean-Paul MOUROT, déclare que l’abrogation de l’article 331-3 « serait ressentie ou

risquait de l’être comme un encouragement pour les adultes homosexuels à séduire des

adolescents de moins de dix-huit ans… Le gouvernement s’est rallié à ce souci de prévention,

398 Jurisclasseur Pénal, articles 330-333, « attentats aux moeurs », p.21, section 165. Cité par GUNTHER Scott,

  1. cit. , texte au format téléchargé sans numérotation de page au format html (« le séminaire gay »).

399 MIRGUET Paul, formulation du 9ème sous-amendement, textes officiels consultable, entre autres, dans

DALLAYRAC Dominique, op. cit., « annexes », fonds GKC.

400 GUNTHER Scott, op. cit., texte sans numérotation de pages.

140

j’insiste bien sur le terme de « prévention » »401. On le voit, l’enjeu principal d’une analyse de

ces débats juridiques, et c’est celui que s’était donné DANET402, est de savoir si la

discrimination juridique de l’homosexualité résulte d’une confusion amenant à unifier

pédérastie et homosexualité et donc à stigmatiser non pas l’homosexualité en totalité mais la

dérive de certaines pratiques homosexuelles dans un souci de protection de la jeunesse, ou

bien d’une volonté d’attaquer l’homosexualité en elle-même, en ne recourant à l’argument de

la protection des mineurs que par prétexte. Un des arguments de la seconde thèse est que

l’idée d’une protection (contre une contagion) suggère l’idée de maladie, donc témoigne

d’une représentation du monde qui classe les homosexuels dans la catégorie des malades. Et si

l’homosexualité est identifiée à une maladie, donc à un dérèglement de l’ordre naturel, le

désir originel des législateurs réside donc dans le désir d’éliminer de la société

l’homosexualité, même entre adultes consentants dans la sphère privée. En même temps,

l’abrogation de la loi sur l’outrage à la pudeur homosexuel rencontra nettement moins de

difficultés que celle de la loi sur l’âge de la majorité (homo-)sexuelle, ce qui témoigne du

degré extrême de confusion entre pédophilie et homosexualité. Et la discrimination par

rapport à l’âge fut nettement plus importante et durable que la discrimination par rapport à la

nature de l’acte (outrage à la pudeur) : 40 ans de maintien de la législation pour la première

(de 1942 à 1982) contre 20 ans pour la seconde (de 1960 à 1980). L’ambiguïté des textes et de

la manière dont ils ont été construits, la multiplicité des avis se rencontrant autour des débats

juridiques ne permettent donc pas de trancher la question de façon nette et définitive.

Enfin, pour rebondir sur cette question de l’assignation de l’homosexualité à la

pédophilie et voir en quoi elle trouve des échos dans les discours des homosexuels euxmêmes,

il faut remarquer que les associations homosexuelles de la fin des années 1970 et du

début des années 1980 (avec notamment le CUARH) ne veulent pas se contenter de

l’abrogation de l’article 330-2. On aurait pu imaginé, et c’est le raisonnement de certains

militants homosexuels, que les mouvements associatifs, ne souhaitant pas, pour des raisons de

visibilité et de respectabilité, être associés à la pédophilie, auraient arrêté le combat. Leur

insistance, constante jusqu’en 1982, n’est pas seulement explicable par une volonté d’aller

jusqu’au bout des processus de reconnaissance : elle s’explique aussi par la volonté de placer

la pédophilie au coeur même des débats sur l’homosexualité (« La question de la pédophilie

est aujourd’hui le noeud de la libération sexuelle, donc homosexuelle »403). L’âge de la

majorité sexuelle est un enjeu important pour les associations homosexuelles car la pédophilie

401 Cité par GUNTHER Scott, op. cit., document numérisé sans numérotation de pages.

402 DANET Jean, op. cit..

403 BACH Gérard, in Questions pour le mouvement homosexuel, 1980, cité par GUNTHER Scott, op. cit.

141

fait partie du monde homosexuel (nous nous interrogions précédemment sur la mise en

discours de la pédérastie (et de la pédophilie) dans les discours théoriques et militants). Cela

s’explique par l’omniprésence de la figure du pédéraste dans la littérature théorique des

homosexuels (dans Arcadie mais aussi Futur, par exemple) et par l’idée que la Révolution

sexuelle des années 1970 a voulu accorder une place à la reconnaissance du désir sexuel des

adolescents et des enfants.

Le discours dominant sur l’homosexualité chez le « législateur français » et le milieu

politique est donc majoritairement dépréciatif. L’homosexualité y est jugée négativement, soit

pour son aspect « pédophilique et pédérastique », soit en elle-même, selon les interprétations.

Si ce discours est majoritaire, il existe néanmoins des discours plus tolérants. Et le discours

sur l’homosexualité est indépendant de toute position politique : si à partir des années 1970, la

défense des droits des homosexuels se positionnera à Gauche de l’échiquier politique, face à

une Droite conservatrice, dans les années 1950 et 1960, les marquages politiques ne sont pas

aussi tranchés. Et la conviction « éthique » est souvent rattrapée par le calcul politique.

Citons, en guise d’illustration, des propos de Georges POMPIDOU, rapportés par Fernand

LEGROS auprès de Roger PEYREFITTE : « Le risible député lorrain MIRGUET qui a

inspiré le sous-amendement en vertu duquel l’homosexualité a été inscrite dans la loi relative

aux fléaux sociaux oubliait ses compatriotes JACQUINOT, LYAUTEY et VERLAINE,

[…]Mais comme dans le Parlement français tout est entaché de politique, les députés

communistes qui sont farouchement anti-homosexuels, ont fait bloc contre ainsi que les

socialistes. Néanmoins, il y a eu parmi les abstentionnistes les membres les plus intelligents

de la majorité. […] Vous avez été vengé de MIRGUET : il a été battu aux élections de 1962.

Cela prouve qu’un homme politique ne doit jamais attaquer les homosexuels ni les francsmaçons.

»404. Les représentations de l’homosexualité se diffractent donc dans des

différenciations particulièrement complexes selon les groupes politiques ou les personnes.

C’est pourquoi on ne peut faire ressortir une attitude globale et unifiée, mais seulement

quelques caractéristiques génériques revenant dans le traitement politique et juridique de

l’homosexualité.

2) L’application de ces mesures par la Police

404 PEYREFITTE Roger, Tableaux de chasse, 1976, p. 161, cité par BACH-IGNASSE Gérard, « la

reconnaissance de l’homosexualité en France (1945-1989), in Actes du Colloque international « Homosexualité

et lesbianisme » : mythes, mémoires, historiographies, Sorbonne 1er et 2 décembre 1989, Série Histoire, 1990,

Collection « Questions de genre », Lille, cahier GKC, n° 3, 126 pages

142

S’il y a divergence quant à l’interprétation des textes, à travers l’étude de leur

processus de genèse, il existe néanmoins une réelle discrimination juridique de

l’homosexualité. Celle-ci induit donc des mécanismes de répression policière. Nous

étudierons la réalité (et la réception) de cette répression au chapitre suivant. Bornons-nous,

pour le moment, à fixer le fondement du discours (et des pratiques) discriminatoires dans les

milieux policiers, résidant dans une figure de l’homosexualité perçue comme un élément

criminogène.

En 1959, la Revue internationale de police criminelle consacre son numéro de janvier

au thème « l’homosexualité et son influence sur la délinquance »405. M. FERNET, directeur de

la police judiciaire, évoquant l’Assemblée générale d’Interpol de 1958, traite de

l’homosexualité comme une perversion et comme un danger social. FERNET y traite de

« l’influence criminogène406 » de l’homosexualité, ou encore de « l’influence de la sodomie

sur la délinquance »407. Il cite plusieurs exemples d’affaires de criminalité mettant en jeu des

homosexuels dont il soutient le caractère déviant et criminogène des désirs. Le discours se

situe dans le registre médical (il s’agit « d’exhibitionnistes, relevant pour la plupart de la

psychiatrie »408) ou bien dans le registre moral (dangereuse est la tendance « qu’ont

actuellement certains homosexuels à ne plus considérer leurs pratiques moralement honteuses

et physiquement anormales, mais, au contraire, correspondant à une conception philosophique

de la liberté individuelle, voire même pour certains, naturelles »409). Dans cette dénonciation

de ce qu’il estime être un vice, M. FERNET s’en prend à une certaine catégorie d’individus

que nous pouvons identifier comme étant « les folles » de Saint-Germain-des-Prés (« « C’est

que depuis quelques années, elle [l’homosexualité ] se fait plus voyante. Ses adeptes se

rencontrent dans certains lieux publics, cafés, bars, cabarets, dont ils constituent la presque

unique clientèle ; ils se signalent parfois par un comportement extérieur particulier, par le

vêtement notamment qui, sans même parler du travesti interdit par le règlement, trahit, aux

yeux de tous, les moeurs de certains éphèbes, par la décoloration des cheveux, par le maintien

général dont le maniérisme ne laisse aucun doute dans l’esprit. »410). Mais FERNET fustige

également la constitution de réseaux structurés de sociabilité et de production d’une littérature

405 Revue internationale de police criminelle, Publication officielle d’Interpol, édition française, Paris, janvier

1959, article de M. FERNET, directeur de la police judiciaire, « l’homosexualité et son influence sur la

délinquance », document numérisé, fonds d’archives numérisées, portail Internet « le séminaire gay ».

406 M. FERNET, op. cit. , p.15

407 M. FERNET, op. cit., p.16.

408 M. FERNET, op. cit., p.18.

409 M. FERNET, op. cit., p. 16.

410 M. FERNET, op. cit., p.16.

143

théorique, en laquelle nous reconnaissons Arcadie (« Depuis quelques temps se sont fondés

des clubs privés où se rencontrent les homosexuels. Ils ont leurs revues, leurs journaux, où ils

prêchent la liberté sexuelle (nous en avons des exemples en jurisprudence). On en vient même

à une publicité commerciale pour certains artistes équivoques, qui s’exhibent sur des scènes

qui ne sont plus, hélas, des cabarets « spécialisés » »411). Ce faisant, on retrouve cette

caractérisation de l’homosexualité comme maladie contagieuse, pouvant se répandre dans le

corps social, dans l’espace public (la peur de l’outrage public à la pudeur) et, sans doute,

auprès de la jeunesse.

Ce type de discours sera celui qui légitimera la répression à l’égard des milieux

homosexuels dans les années 1950, 1960 et 1970. Le texte de FERNET restera célèbre dans la

mémoire des mouvements homosexuels, puisque 22 ans après sa publication, Jacques

GIRARD le cite encore comme étant emblématique de l’état d’esprit des milieux policiers412.

3) La discrimination de l’homosexualité dans les représentations sociales dominantes.

La manière dont l’opinion publique se représente et connote l’homosexualité est un

objet d’étude particulièrement complexe à analyser : elle constitue un problème à part entière

et nous ne la traiterons pas dans ce mémoire. Nous tenterons seulement d’en faire ressortir

quelques caractéristiques dominantes afin de voir en quoi le discours militant sur les

homosexualités a pu se forger en fonction de ces caractéristiques. Nous cernerons ces

éléments de tension dans le chapitre suivant. Mentionnons pour le moment quelques points

concernant les représentations et les éventuelles velléités discriminatoires. Tout d’abord, il

faut constater que, jusqu’aux années 1970, l’homosexualité n’est pas considérée dans le débat

public, comme « un problème de société »413, ce qui fait qu’on ne parle pas vraiment

explicitement d’elle. Un sondage que fait Arcadie en 1969 permet néanmoins de cerner les

contours de quelques représentations et force est de constater qu’elles sont très dépréciatives,

lorsqu’elle sont exprimées (envois de questionnaire anonymes): BAUDRY revient sur le

principe et les résultats de ce sondage 13 ans après dans, La Condition des homosexuels :

« Nous avions décidé de poser quelques questions à 400 personnalités française : 32

personnes sur 400 répondirent et parmi elles 8 pour nous dire qu’elles ne pouvaient émettre un

avis »414. Certaines lettres reviennent avec injures, des moqueries. Mais Arcadie, comme le

411 M. FERNET, op. cit., idem.

412 GIRARD Jacques, Le Mouvement homosexuel en France (1945-1981), 1981, Syros, p.24, fonds

Homosexualité, BDIC.

413 La notion même de « problème de société » est récente et appartient au développement des media et à la

multiplication contemporaine des talk show télévisés.

414 BAUDRY André, op. cit. p.208.

144

reconnaît BAUDRY en 1982, avait trouvé un système ingénieux pour « re-personnaliser » les

anonymes (un numéro minuscule sur les lettres prétimbrées) : BAUDRY ne donnera jamais

les noms mais il soutiendra que cette enquête aura révélé que l’opinion publique était

globalement très hostile au phénomène de l’homosexualité.

Avec la révolution sexuelle des années 1970, les mentalités commenceront à changer :

nous reviendrons sur ces mutations par la suite.

III) L’analyse des fondements de ce discours discriminatoire

Les fondements de ces discours discriminatoires ont donné lieu à plusieurs tentatives

d’intellectualisation et de compréhension. Ces tentatives viennent souvent des milieux

homosexuels et sont le fruit soit d’auteurs impliqués personnellement dans un « projet »

théorique de défense de l’homosexualité, soit de penseurs mobilisés par des acteurs du milieu

homosexuel. Nous prendrons deux exemples, tous deux de 1958.

Le premier est une réflexion de Daniel GUERIN publiée dans la revue La Nef en

janvier 1958 : il s’agit d’un article intitulé « La répression de l’homosexualité en France »415.

GUERIN y analyse les évolutions du système juridique en France et entend lutter pour la

libération de l’homosexualité, qui n’est elle-même qu’un sous-ensemble de la libération de la

sexualité au sortir de la société puritaine. Il évoque le Code Napoléon de 1810,

particulièrement libéral (« Tout individu est maître de son corps comme de son intelligence et

est même libre de se dépraver sans que la collectivité puisse intervenir »416), et qui ne punit

pas l’acte sexuel commis avec des mineurs et des enfants. Puis il établit une chronologie des

différentes étapes de fixation de l’âge de la majorité sexuelle (il reprendra ses conclusions

dans un article de 1974 consacré à la pédérastie et que nous avons déjà cité). GUERIN se livre

ensuite à une analyse de l’adoption de la loi de 1942 et il anticipe, en définitive, sur les

arguments de Jean DANET et de Scott GUNTHER que nous avons cités antérieurement :

décision arbitraire sans débat parlementaire, notion flou de « contre-nature », volonté de

détruire l’homosexualité au moment où la psychologie, la psychanalyse et bientôt la sexologie

font de l’homosexualité non plus un péché religieux mais un fait social naturel : « Ainsi, sans

débat parlementaire, on a introduit dans notre Droit la notion entièrement nouvelle d’acte

contre nature avec un individu de son sexe, et cela au siècle où tous les savants, de William

JAMES à Iwan BLOCH, de Havelock ELLIS à FREUD, et depuis, à Marie BONAPARTE,

415 GUERIN Daniel, « La répression de l’homosexualité en France », in La Nef, 1958, document dactylographié

de 6 pages, fonds Homosexualité, BDIC.

416 GUERIN Daniel, op. cit., p.2.

145

KINSEY et WOLFENDEN, établissaient que l’homosexualité doit être considérée comme

une variation biologique naturelle de l’instinct sexuel, qui ne doit pas être regardée comme

plus « anormale » que la particularité d’un gaucher ou d’un daltonien »417. GUERIN voit dans

cette discrimination l’effet d’une évolution rétrograde qui consiste à revenir à un modèle

traditionaliste de la famille datant du Code de la Famille de 1930 qui ne fut justement

promulgué que par un décret-loi le 29 juillet 1939. Un extrait des textes juridiques vient

étayer cette intuition de GUERIN selon laquelle derrière l’argument juridique se cache une

représentation du monde qui érige le modèle matriarcal comme matrice du monde social : il

cite un magistrat qui soutient la loi de 1942-1945 pour éviter de « provoquer une activité

sexuelle hors le cadre de la vie conjugale où, selon notre civilisation monogame, la vie

sexuelle doit s’enfermer »418. Pour GUERIN, la différence de traitement qui est faite entre les

relations homosexuelles et hétérosexuelles (le mineur est considéré dans le « nondiscernement

» jusque 18 ans pour une relation hétérosexuelle, jusque 21 ans pour une

relation homosexuelle) réside dans une identification de l’homosexualité au Mal, au sens

religieux du terme (ce qui témoigne, par là, d’une porosité du discours juridique devant le

discours religieux, hostile à l’homosexualité depuis les textes sacrés des Religions révélées).

Et à l’auteur de citer un argument juridique utilisé par un tiers et qui abonde en ce sens : « La

faculté de résister au mal précède dans la vie la capacité de gérer ses affaires »419. Aussi, en

conclusion, GUERIN estime que le souci de protection des mineurs n’est qu’un paravent

employé pour dissimuler une réelle volonté, celle du « néo-puritanisme », de détruire

l’homosexualité en tant que telle.

Un autre exemple d’explication de la discrimination exercée à l’égard des

homosexuels peut être trouvé avec l’analyse de Gabriel MARCEL lors d’une conférencedébat

organisée en 1958 par l’association Le Cercle ouvert et qui a pour titre « problèmes de

l’homosexualité »420. Le point de vue est nettement moins « impliqué » que celui de GUERIN

(Gabriel MARCEL est une figure de proue de la philosophie catholique et spiritualiste). Avec

lucidité, MARCEL décortique le discours discriminatoire envers les homosexuels. Selon le

philosophe, dans le discours d’hostilité tenu à l’égard de l’homosexualité, on pourra déceler

un mixte de discours religieux avec la condamnation morale, de discours médical avec le

417 GUERIN Daniel, op. cit., p.4.

418 LAPLATTE C., Juriclasseur périodique, 27 novembre 1957, Partie Jurisprudence, n° 10, 270, cité par

GUERIN Daniel, op. cit..

419 BOUZAT Pierre, Traité théorique et pratique du Droit pénal, 1951, p.975 Dalloz, cité par GUERIN Daniel,

  1. cit.,

420 Textes de la conférence-débat Problèmes de l’homosexualité, organisée par Le cercle ouvert, interventions de

Marcel ECK, Daniel GUERIN et Gabriel MARCEL, 1958, La Nef, fonds Homosexualité, BDIC.

146

descriptif d’une pathologie physiologique ou psychologique, et de discours démographique

avec l’idée que l’homosexualité ne peut pas être érigée en modèle socialement valorisé, car il

faut mettre en valeur la reproduction et donc la croissance démographique. En définitive, le

discours médical bute souvent sur la question de la dissociation du normal et du pathologique

(même si l’explication de l’homosexualité par une différence de fonctionnement glandulaire a

valeur dans la communauté médicale à l’époque), et le discours démographique se base sur

une crainte malthusienne irréfléchie et sur un esprit de souci démographique qui est celui

hérité de l’après-guerre et de la Reconstruction. C’est donc le discours religieux qui est

l’horizon matriciel de la condamnation de l’homosexualité et son influence se transpose aux

échelons politique, juridique et social dans un second temps. L’homosexualité apparaît alors,

dans son acception première, comme « une infraction grave à un ordre voulu par Dieu et seul

susceptible de conférer à l’histoire humaine une signification et une dignité »421. Le registre

religieux est donc la source de la discrimination envers l’homosexualité, et pour MARCEL,

cette discrimination n’aurait de valeur que si l’interdit religieux réussissait à se fonder sur une

« véritable théologie des sexes »422, ce qui n’est pour l’instant pas le cas. Ce qui invalide donc

le contenu des propositions discriminatoires tenues à l’encontre de l’homosexualité.

Ainsi, nous avons tenté dans ce chapitre, de restituer les textes juridiques instituant, au

niveau de la société française, la discrimination et la répression de l’homosexualité. Nous

avons tenté de comprendre leur genèse en les remplaçant dans un horizon générique fait de

représentations (que celles-ci soient liées à des préjugés non fondés issus de la tradition

religieuse, ou bien à des associations de l’homosexualité à la pédophilie) et de mentionner

quelques efforts de compréhension des fondements du Droit, que ce soit avec des analyses a

posteriori et contemporaines ou avec des analyses « à chaud » prises à même le contexte de la

publication des textes juridiques. Au-delà de grandes ambiguïtés et de grandes

différenciations dans l’interprétation des énoncés juridiques, on ne peut nier qu’il y a eu une

véritable hostilité manifestée à l’encontre des milieux homosexuels et que cette hostilité a

trouvé une forme officielle dans le Droit, entre 1942 et 1982.

421 MARCEL Gabriel, op. cit. pp.7.

422 MARCEL Gabriel, op. cit., p.8.

147

Chapitre VI

Les réalités du monde homosexuel (géographie, réseaux), et leur

résistance face à la répression

Après avoir fixé les contours de la discrimination juridique de l’homosexualité, nous

pouvons à présent aborder le problème de la répression (policière, sociale) qui s’en trouve

légitimée. Nous allons donc, dans ce chapitre, tenter de mesurer, tant quantitativement que

qualitativement, cette répression que beaucoup perçoivent comme une chape de plomb :

« Nous vivons actuellement dans une société d’ordre moral » disait Henri de

MONTHERLANT en 1960423, l’année de l’adoption par l’Assemblée du sous-amendement

MIRGUET (mais quelque temps avant celui-ci, ce qui montre d’ailleurs que la loi s’inscrit

dans un contexte social et moral bien particulier). Pour ce faire, nous allons d’abord tenter de

restituer une géographie du monde homosexuel, qui fonctionne comme une articulation de

réseaux qui ne communiquent pas nécessairement entre eux et qui peuvent même entretenir

des relations d’hostilité. Nous mentionnerons après les chiffres officiels de cette répression,

puis sa réception chez les milieux homosexuels, partagés, dans les années 1950 et 1960 entre

acceptation et description de la souffrance psychologique et sociale (le discours arcadien), et,

dans les années 1970, la résistance et l’indignation (dans le sillage du FHAR). Nous

évoquerons enfin les résistances qu’ont pu rencontrer les milieux homosexuels dans le milieu

de l’édition (la publication des revues et des articles théoriques) pour Arcadie et GUERIN,

avant de terminer par un exposé des réflexions de GUERIN sur la nature et le fondement de

cette répression. Mais nous étudierons aussi le sentiment d’hostilité et de malaise que

ressentent les militants homosexuels qui témoignent de leur expérience. Les mécanismes de

réprobation sociale de l’homosexualité seront soulevés dans ce chapitre.

Pour ce faire, distinguons bien la répression de la réprobation : la première renvoie à

une volonté délibérée d’arrêter un phénomène, la seconde renvoie à une dimension plus

passive de rejet ou d’intolérance (mépris, indifférence, agressions physiques ou verbales). La

répression est le fait des milieux policiers. La réprobation (sociale) apparaît dans les relations

423 MONTHERLANT (de) Henri, Lettre à Daniel GUERIN, 04 / 03 / 1960, Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio

delta 721 / 8. Correspondance relative au faible succès de l’ouvrage de GUERIN Shakespeare et Gide en

correctionnelle ?(1959).

148

qu’entretiennent les homosexuels affichés avec la société. Ces deux phénomènes sont

néanmoins intimement mêlés et forment un point central de l’histoire des homosexualités

dans l’après seconde guerre mondiale, la partie concernant la description de la répression et de

la réprobation sera par conséquent très détaillée et le chapitre assez long, de manière générale.

  1. I) Les milieux homosexuels (géographie réelle et imaginaire)

Nous allons essayer de restituer la réalité géographique des milieux homosexuels

visibles. Comme nous l’avons mentionné dans l’introduction de ce mémoire, la partie la plus

visible du monde homosexuel se trouvant à Paris, notre géographie portera essentiellement sur

l’organisation de l’espace parisien. Nous n’oublierons pas pourtant de mentionner la province

que la revue Arcadie tente de ne jamais oublier lorsqu’elle énonce des généralisations sur le

monde des homophiles. Enfin, étant donné qu’un lieu est aussi un « espace vécu » et investi

par un regard phénoménologique qui donne sens aux différentes situations où se déploient les

acteurs associatifs et militants, nous tenterons de faire ressortir la géographie symbolique des

lieux homosexuels avec leur hiérarchisation et leurs connotations selon le point de vue qui

appréhende cet espace.

1) Les lieux de la capitale et la dissymétrie Paris / province.

Nous allons aborder ces lieux, d’abord au plan local avec le cas de Paris, puis au plan

national avec la situation inégalitaire entre Paris et la province.

Pour ce qui est de la géographie parisienne, comme nous avons pu le voir dans les

précédents chapitres, la vie homosexuelle masculine et visible des années 1950 et des années

1960 se situe à Saint-Germain-des-Prés, lieu célébré par Futur et honni par Arcadie. En 1954,

l’un des article de la revue L’Unique, revue militante de l’anarchisme individualiste, ira

jusqu’à écrire que « ce quartier est devenu le P.C. de l’homosexualité »424. La figure de

l’homosexualité visible étant aussi associée à la prostitution, le quartier de Pigalle compte

aussi parmi les lieux de la vie homosexuelle. D’autres lieux peuvent être recensés : la rue du

Colisée, les Champs-Elysées et la place de l’Etoile, Montparnasse, Montmartre, la rue des

Martyrs, la gare Saint-Lazare, la Montagne Sainte-Geneviève, la rue de Lappe à proximité de

Bastille425. Il s’agit bien sûr des lieux de sociabilité nocturne, associés à la fête et aux

424 Cité par SIDERIS George, par SIDERIS Georges, « Des folles de Saint-Germain des Prés au Fléau social ; le

discours homophobe dans les années 1950 : une expression de la haine de soi ? », publié dans Haine de soi –

Difficultés d’identités », sous la direction de E. BENBASSA et de J.C. ATTIAS, Paris, éditions Complexe, 2000,

article disponible en version numérique (sans numérotation de pages) sur le portail Internet « le séminaire gay »,

document non paginé.

425 Cité par SIDERIS George, op. cit., document non paginé.

149

fréquentations touristiques le soir, et les homosexuels se mêlent ainsi aux foules gravitant

autour des lieux fédérateurs de la nuit parisienne. Il faudrait ajouter à cette liste celle des lieux

de drague où se déploie la sexualité marginale et ce qu’il conviendra d’appeler dans les

années 1970, « l’homosexualité noire ». Ces lieux sont les espaces publics tels que les parcs et

jardins, la bois de Boulogne, le bois de Vincennes, les Tuileries, le Champ de Mars, les

établissements de bains426. On peut bien sûr ajouter à cette cartographie les nombreux points

nodaux que sont les vespasiennes pour les expériences de sexualité furtive et anonyme : ces

dernières sont célébrées dans certains articles de la littérature théorique et militante des années

  1. 1970427. Certaines « tasses » sont ainsi restées célèbres : l’urinoir public du Trocadéro est

surnommée la « baie des trépassés », en raison de la répression policière et des agressions

perpétrées par des bandes de voyous venues « casser du pédé » ; certaines latrines sont

souvent évoquées dans les rumeurs se nouant autour de cette géographie des lieux de

drague (le boulevard Haussmann, l’avenue Gabriel, le boulevard Malesherbes, la rue de la

Chapelle, le « parcours sacré », comme disait Jean GENET dans Le journal du voleur, que

constituent les vespasiennes des Champs-Elysées428). Certains établissements de Saint-

Germain-des-Prés sont réputés pour être de lieux de sociabilité homosexuelle : le Flore, la

Reine Blanche, le Royal Saint-Germain, la Pergola. Le Fiacre est un bar-restaurant

uniquement homosexuel, auquel on peut ajouter Chez Graff, à Pigalle, et Le Sept, rue Saint-

Anne, l’Apollinaire à Saint-Germain-des-Prés. Ces lieux ont, en outre, une réputation

internationale au niveau des milieux homosexuels : un document allemand, distribué par Der

Neue Ring en 1958, recense plusieurs établissements parisiens comme étant des lieux de

passage incontournables de la sociabilité homosexuelle : Chez Charly (pour lequel Arcadie

fait souvent de la publicité429) rue d’Argenteuil, Madame Arthur rue des Martyrs, Le

Carrousel de Paris, Festival, Le vagabond, la licorne, Le Casino à Nogent-sur-Marne, et bien

évidemment Le Fiacre à Saint-Germain-des-Prés. Par la suite, dans les années 1960 et 1970

les lieux homosexuels parisiens se recentreront davantage sur le quartier de l’Opéra et

notamment sur la Rue Saint-Anne, réputée pour ses établissements privés nocturnes et pour la

426 Lieux référencés par JEULAND Yves, Bleu, Blanc, Rose ; 30 ans de vie homosexuelle en France, 2002,

Paris, 1ère partie : Les années rouges (1968-1980), Les années roses (1980-1984), 65 mn, couleur, Cinétévé. Film

disponible à la librairie GKC.

427 Sous la direction de Félix GUATTARI, Trois milliards de pervers, la grande encyclopédie des homosexualité,

numéro spécial de Recherches, mars 1973, article « Paris est une fête », in « La Drague », p.110.

428 Ce sont des lieux qui ressortent des entretiens faits par Frédéric MARTEL dans Le Rose et le noir ; les

homosexuels en France depuis 1968, Seuil, 2000. Voir plus particulièrement le chapitre « La dérive »,

pp.118-138.

429 Der neue Ring, encart « Guide des établissements homosexuels masculins et féminins / guide des restaurants

parisiens », 1958, fonds d’archives numérisées, portail Internet « le séminaire gay ».

150

drague homosexuelle nocturne qui fait beaucoup parler d’elle dans la presse430. A partir du

début des années 1980, le quartier du Marais centralisera les lieux gays, dans une logique de

visibilité ouverte (les bars ouverts sur la rue remplacent les clubs privés avec filtrage à

l’entrée). Le Marais reste encore aujourd’hui un haut lieu de la sociabilité homosexuelle431. La

géographie homosexuelle parisienne aura donc été mouvante dans l’espace de la capitale des

années 1950 aux années 1970. Les écrits émanant des milieux homosexuels (presse militante,

littérature théorique,etc.) ne se font pas beaucoup l’écho de la vie homosexuelle provinciale.

A partir des années 1970, avec le développement des permanences des GLH de province, la

géographie homosexuelle se complète et certains lieux des grandes villes apparaissent alors

comme des lieux de la drague homosexuelle, comme le quartier des Quinconces et la rue

Henry IV de Bordeaux432, ou le Pont La Fayette de Lyon, la Calanque des Goudes, le Mont

rose et le quartier de la Gare Saint-Charles à Marseille433.

A essayer de dessiner une géographie régionale des milieux homosexuels, au niveau

national, dans les années 1950, il est possible de se reporter à une enquête menée par Arcadie

et dont le contenu est exposé dans un article de 1958 : « géographie d’Arcadie » par André

BAUDRY434. Si le directeur de la revue reconnaît que « Paris est indiscutablement le centre »

du monde homosexuel, il déclare cependant qu’ « Arcadie est partout », tant socialement que

géographiquement (il existe des clubs d’arcadiens dans les grandes villes). Il établit un

classement des différents ensembles régionaux de province et hiérarchise dans un ordre

décroissant en terme de manifestation de visibilité le Sud-Ouest, le Sud-Est, l’Est, le Nord, le

Centre et enfin l’Ouest. La vie homosexuelle se concentre essentiellement en milieu urbain,

dans les grandes villes régionales mais aussi dans des villes de rang secondaire comme Dijon,

Avignon, Aix-en-Provence… Arcadie reconnaît que le grand problème méthodologique de ce

recensement est l’absence de visibilité en raison de l’absence de volonté individuelle à vivre

et exprimer publiquement son homosexualité : « On peut aussi dire que les homophiles des

villes ou habitant des départements à grosse densité de population sont moins isolés,

s’adaptent mieux et ne sentent point la nécessité de s’inscrire à un groupe. Je ne retiendrai pas

tant cet argument, car les homophiles des campagnes ou des petites villes, jouent bien

430 France-soir , 25 octobre 1975, « Les nuits bleues parisiennes : Rue Saint-Anne, le rue aux hommes », par

Renaud Vincent, référencé dans La revue de presse du GLH-PQ, 1977, fonds Homosexualité, BDIC.

431 JEULAND Yves, op. cit..

432 Gai Pied, numéro 1, avril 1979, « Gai Bordeaux », récit de drague homosexuelle à Bordeaux, p.3, fonds

GKC.

433 Référence de MARTEL Frédéric, op. cit., chapitre « la dérive », pp. 118-138.

434 Arcadie, numéro 54, juin 1958, pp.5-8, fonds GKC.

151

davantage la crainte et même l’impossibilité pratique de recevoir la revue »435. Les

conclusions de cette enquête sont bien sûr discutables car Arcadie a principalement interrogé

ses listes d’adhérents et d’abonnements à la revue. Et Arcadie n’est pas forcément

représentative de l’ensemble des milieux homosexuels. Du moins est-elle la plus visible et la

plus importante numériquement. Mais cette enquête, ainsi que toutes les formes de

manifestation d’Arcadie en province436, appartient à un rare mouvement d’attention accordée

par les milieux homosexuels parisiens à la province jusqu’aux années 1970. Car si BAUDRY

reconnaît que Paris est le centre névralgique de la vie homosexuelle, il tente de développer la

vie culturelle de l’homosexualité en province avec l’envoi de délégués du Club et

l’organisation de journées « arcadiennes » dans les grandes villes de province437. Mais un

manque évident de sources apparaît pour appréhender la réalité homosexuelle provinciale

jusque dans les années 1970.

A partir de ces années là, les revues du FHAR, comme Le Fléau social, évoqueront

souvent la condition des homosexuels en province, se faisant l’écho des manifestations des

mouvements gauchistes et de l’action des GLH (à Tours, Rennes, Nantes, Marseille, Lyon,

Lille, etc., dans sa rubrique « infos »438), et Gai Pied, à partir de 1979, mentionnera également

les manifestations politiques en province. Arcadie elle-même fournira un document important

pour l’appréhension de la vie homosexuelle en province en 1977 avec l’ouvrage de Jean

BERNAY, Grand peur et misère des homosexuels français aux Editions Arcadie439. L’auteur

y soutient que la vie de l’homophile en province est soumise au silence. De fait, le milieu

urbain (notamment celui des grandes villes) facilite l’anonymat donc de plus grandes

possibilités d’épanouissement dans la vie homosexuelle en dehors de la surveillance de son

voisinage. En revanche, les petites villes et les villages sont davantage régis par de denses

réseaux de sociabilité se nouant dans le voisinage : le contrôle social n’en est que plus fort et

rend plus aisée la stigmatisation des sujets jugés « déviants ». L’homosexualité ne peut donc

être que maintenue secrète et se voiler derrière l’adoption en apparence de rôles sociaux

traditionnels (ainsi, le couple homosexuel se présentera comme étant deux cousins célibataires

habitant ensembles). Les homosexuels y sont donc à la merci, selon l’auteur, de la « morale

traditionaliste » qui sévit particulièrement dans les régions de l’Ouest et de l’Est. Une

435 BAUDRY André, op. cit., p.6.

436 Nous en avons parlé dans le Chapitre 1.

437 BAUDRY André, Lettre à nos amis de province, inclus dans le numéro 46, octobre 1957, fonds GKC.

BAUDRY reproche d’ailleurs dans cette lettre aux arcadiens de province de ne jamais à rendre aux réunions du

Club en province et leur fait donc remarquer qu’ils feraient mieux de ne pas se plaindre !

438 Le Fléau social, journal du groupe 5 du FHAR, carton de périodiques « le fléau social », fonds

Homosexualité, BDIC. La rubrique infos est aux pp.2-3.

439 Cité par BAUDRY André, La condition des homosexuels, Privat, 1982, p.33, fonds GKC.

152

véritable intégration sociale leur est interdite, alors qu’en milieu urbain (à Paris de surcroît), le

couvert de l’anonymat permet de s’intégrer à des réseaux de sociabilité homosexuelle

parallèlement à une vie en apparence plus « traditionnelle » et en accord avec les normes

morales. La province (campagne, petite ville) ne permet de mener une vie sociale que sur un

seul tableau, alors que le mode de vie urbain (parisien essentiellement) permet de faire

coïncider plusieurs niveaux de sociabilité indépendants les uns des autres. L’alternative qui se

présente alors aux homophiles provinciaux est de replier soit sur l’asexualité, soit vers une

sexualité anonyme, furtive et précaire (« L’homophile de Moulins va à Vichy ou à Nevers,

celui de Nevers, à Bourges et à Moulins. Rares sont les amis de rencontre qui acceptent de

donner plus qu’un prénom, vrai ou supposé, qui ne remettent au hasard la possibilité d’une

nouvelle rencontre »440). Les deux termes de l’alternative conduisent, l’un comme l’autre, à

une situation de grande frustration. Une autre conséquence de l’anonymat est l’acceptation

des souffrances infligées par certaines personnes hostiles à l’homosexualité : les homophiles

agressés ne portent quasiment jamais plainte contre leur(s) agresseur(s), de peur d’être

stigmatisés et marginalisés.

2) Dissociation du « récréatif » et de l’ « associatif » avant la réunification des deux dans

les années 1970

Nous pouvons distinguer, dans les lieux homosexuels parisiens, et sur le plan de la

géographie symbolique et imaginaire (se nouant autour des lieux concrets de la géographie

urbaine), deux pôles : le « récréatif » (espaces de drague, bars, restaurants spécialisés, lieux de

sociabilité) et le « réflexif » (l’espace de la discussion intellectuelle et des réseaux associatifs

comme Arcadie, sachant que le club de BAUDRY se situe rue Béranger, puis rue du Châteaud’eau

à Paris dans des locaux situés loin de toute activité homosexuelle visible). Il est

pertinent de voir les rapports que nouent les milieux « réflexifs » et les milieux « récréatifs ».

Reconnaissons bien évidemment que l’homosexualité ne se joue pas forcément dans l’un de

ces deux espaces et elle peut bien évidemment être vécue de façon solitaire sans que le

recours à la sociabilité dans le cadre d’une association ne s’impose comme une nécessité.

Mais le sentiment de beaucoup de personnes homosexuelles se retrouvant dans des

associations conviviales ou militantes est celui de la nécessité de trouver des individus

semblables à qui parler (et nous pouvons illustrer ce sentiment avec un témoignage d’une

personne homosexuelle écrivant en 1966 à Daniel GUERIN pour lui dire qu’elle éprouve

440 BERNAY J., Grand peur et misère des homosexuels français, Editions Arcadie, 1977. Cité par BAUDRY

André, op. cit., p.60.

153

désormais une grande sérénité car elle a pu rencontrer d’autres personnes comme elle et

fonder une relation sociale uniquement sur ce critère de partage d’une orientation sexuelle :

« Je suis maintenant en relation avec un groupe d’arcadiens de Marseille – fort sympathiques

en général – mais avec lequel je dois renoncer, quand je suis en leur compagnie, à une partie

importante de mes préoccupations (politique ou artistiques) qui ne les intéressent pas »441) .

Dans les années 1950 et 1960, le « réflexif » condamne constamment le « récréatif » :

Arcadie ne cesse de faire des efforts de théorisation pour montrer que les « folles » de Pigalle

n’ont rien à voir avec la « vraie » et respectable homosexualité, consciente d’elle-même, celle

des gens cultivés et lettrés442. Et à Arcadie de regretter l’image que les « folles » de Pigalle et

de Saint-Germain-des-Prés projettent de l’homosexualité (jugées par Arcadie comme

« responsables » de l’adoption de la loi sur les fléaux sociaux en 1960). Dans le numéro 82

d’Arcadie, un article dénonce les diatribes anti-homosexuelles d’un certain Jean ROCHER,

journaliste qui a, selon la revue, commis l’erreur de manquer de vue d’ensemble, en se

focalisant sur le mauvais aspect du milieu homosexuel (« au lieu de s’obnubiler sur les

étalages d’inversion hystérique de Saint-Germain-des-Prés ou de Cannes… »443).En 1968,

Arcadie renouvellera la condamnation au moment de la parution du Dossier Homosexualité

de Dominique DALLAYRAC444. Même si la revue approuve dans son ensemble la démarche

du journaliste, elle reproche à celui-ci le tableau caricatural qu’il fait du monde homosexuel et

explique cela par un défaut de perspective : DALLAYRAC aurait en effet interrogé en

priorité les « folles » de Saint-Germain-des-Prés, et aurait versé dans les faux mythes de

l’androgynie, en ne se centrant que sur l’étude de ce qu’Arcadie nomme vulgarité445.

A partir des années 1970 (surtout à la fin de la décennie) et au début des années 1980,

la logique change et les deux milieux se rejoignent au nom d’une même « identité »

homosexuelle et culture communautaire (qui plus est Arcadie est sur sa fin, BAUDRY

proclamant la dissolution du Club en 1982): ce sera l’avènement du quartier du Marais. Les

transformations de l’homosexualité (essentialisation de la catégorie « homosexuel »,

radicalisation du genre et assignation de celui-ci sur la sexualité, naissance de l’identité

politique) se lisent donc aussi dans les mutations géographiques et structurelles des milieux

homosexuels.

441 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 6, lettre (signature illisible) à Daniel GUERIN, 31 / 05 /

1966, Marseille.

442 C’est ce que nous avons soutenu au Chapitre 4.

443 Arcadie, numéro 82, octobre 1960, p.539, fonds GKC.

444 DALLAYRAC Dominique, Dossier Homosexualité, 1968, Robert Laffont, fonds GKC.

445 Article d’Arcadie consacré au Dossier Homosexualité, 1968, on peut retrouver quelques pages découpées de

cet article (sans référence à la source) dans le fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 13.

154

  1. II) La Répression et la Réprobation

Les mouvements associatifs homosexuels se sont pour l’essentiel structurés autour de

l’idée que l’homosexualité est une condition discriminée et opprimée socialement. Ce faisant,

ces mouvements posaient les bases d’un discours victimaire. Cependant, force est de constater

que l’homosexualité a réellement été stigmatisée sur le plan juridique et qu’elle fut l’objet

d’une répression policière et d’une réprobation sociale particulièrement importantes que nous

allons maintenant tenter de mesurer, avant de voir ses implications sur le mouvement social

homosexuel.

Le concept de « placard » (closet) défini par Eve KOSOFSKY SEDGWICK446 pour

spécifier le silence, l’invisibilisation et l’oppression qui s’abattent sur le monde homosexuel

dans l’après deuxième guerre mondiale jusqu’aux années 1970, a ici toute sa valeur. Pour

étudier ce phénomène sur le plan policier et sur le plan de l’état des moeurs sur la question

homosexuelle, la rubrique « le combat d’Arcadie » dans la revue Arcadie, fait régulièrement

le point, à partir de 1958 (numéro 54), à partir d’extraits de la presse, sur la manière dont

l’homosexualité est perçue. De même, de nombreux témoignages anonymes, lettres ouvertes

dans Arcadie relatent des faits divers sinistres : meurtres d’homosexuels sur des « lieux de

drague », dénonciation par une mère de l’homosexualité de son fils auprès de la Police,

suicide de jeunes dans l’impossibilité de s’épanouir…BAUDRY recense, par exemple, de

nombreux cas de « jeunes homophiles » qui lui écrivent pour évoquer leur difficulté de vivre

quotidiennement : ces exemples sont emblématiques du phénomène de la « honte de soi »…

Même si ces recensements sont le fait d’Arcadie et que, par conséquent, ils résultent d’une

volonté de rétrécissement et de découpage du réel pour le rendre conforme aux visées de la

revue (les homosexuels sont opprimés par l’ordre moral), on peut supposer qu’ils ont

néanmoins un fondement de vérité.

1) Les chiffres de la répression policière et des condamnations judiciaires

Nous allons à présent présenter sous forme de tableaux quelques chiffres officiels des

arrestations et des condamnations pouvant être considérées comme des formes de répression

446 KOSOFSKY SEDGWICK Eve, Episemology of the Closet, 1990, Duke University Press.

155

de l’homosexualité (pour des motifs d’outrage à la pudeur, ou de relation avec mineurs). Nous

avons tiré ces statistiques du Dossier Homosexualité (1968) de Dominique DALLAYRAC447.

Note pour la lecture de tous les tableaux : 1) On entend ici par récidiviste tout individu dont le

casier judiciaire porte trace d’une condamnation quelconque. 2) (‘) signifie : pas de trace

statistique.

1) Nombre de condamnés d’après la nature des délits devant les tribunaux correctionnels et

cours d’appel.

– pénalisation de l’homosexualité par les catégories juridiques du Code pénal :

article 331, alinéa 3

447 DALLAYRAC Dominique, Dossier Homosexualité, 1968, Robert Laffont, corps des « annexes », fonds

GKC.

156

Années

Emprisonnement 5

ans et plus

Emprisonnement

de 3 ans à moins

de 5 ans

Emprisonnement

de 1 an à moins de

3 ans

1950

13

1960

1

10

87

157

Années

Emprisonnement

de plus de 3 mois à

moins d’1 an

Emprisonnement

de 3 mois et moins

Total des

emprisonnements

1950

153

186

1960

155

89

342

158

Années

Sursis simple

Sursis avec mise à

l’épreuve

Récidivistes

1950

58

1960

135

12

70

159

Années

Interdiction de

séjour

Relégation

Total des

condamnations

1950

6

298

1960

1

362

Plus article 330, alinéa 2

160

Années

Emprisonnement 5

ans et plus

Emprisonnement

de 3 ans à moins

de 5 ans

Emprisonnement

de 1 an à moins de

3 ans

1964

1

5

79

1965

5

86

1966

3

84

161

Années

Emprisonnement

de plus de 3 mois à

moins d’1 an

Emprisonnement

de 3 mois et moins

Total des

emprisonnements

1964

120

112

317

1965

181

107

389

1966

186

120

393

162

Années

Sursis simple

Sursis avec mise à

l’épreuve

Récidivistes

1964

117

24

96

1965

142

26

144

1966

159

31

128

163

Années

Interdiction de

séjour

Relégation

Total des

condamnations

1964

1

334

1965

2

433

1

424

2) Nombres de peines, amendes infligées par les tribunaux correctionnelles et cours d’appel à

travers les catégories de pénalisation de l’homosexualité (1965,1966)

164

Années

Plus de 5 000 F

De 1000 F à

moins de 5 000

F

De 500 F à

moins de 1 000

F

De 100 F à

moins de 500 F

1965

15

17

21

1966

6

13

12

165

Années

Moins de 100 F

Total des

amendes

Sursis simples

Récidivistes

1965

44

1

10

1966

31

17

3) Nombre des condamnés selon l’âge et le genre

166

Age

18-20 ans

20-25 ans

25-30 ans

30-35 ans

35-40 ans

40-45 ans

Sexe

H,F

H,F

H,F

H,F

H,F

H,F

1964

20

47

57

61

56,1

34,1

1965

33

66

84

63

62

30

1966

22

87

81

54

47

41

167

Age

45-50 ans

50-55 ans

55-60 ans

60 ans et

plus

Total

Sexe

H,F

H,F

H,F

H,F

H,F

1964

22

20,1

10

15

331,3

1965

29

35

16

28

433

1966

26

24

22

19

423

Pour les années 1965 et 1966, il n’y a plus de différenciation par sexe dans les chiffres du

Ministère de la Justice

4) Distinction des condamnés selon leur profil professionnel (avec les catégories de l’époque :

1968)

168

5) Etat matrimonial des condamnés

Années

Célibat

Marié

Veuf

Divorcé

Non déclaré

1964

226

76

6

18

5

1965

228

103

7

22

12

1966

275

101

14

20

9

Commentaire : On le voit à travers ces tableaux, le pic de la répression se situe dans les

années 1960 avec une croissance exponentielle du nombre de condamnations (tableau 1 et 2).

La population homosexuelle visée par la répression est assez jeune et essentiellement

masculine (tableau 3). Qui plus est, les classes défavorisées et laborieuses (ouvriers,

169

manoeuvres) sont les plus concernées par la répression (tableau 4). Enfin, la population

homosexuelle réprimée est en majorité composée de célibataires, néanmoins, les hommes

mariés apparaissent statistiquement dans une proportion non négligeable (tableau 5).

2) Les formes de la répression policière et de la réprobation sociale selon les milieux

La répression est avant tout le fait des milieux policiers. Ceux-ci se sont vus confiés

dès 1957 l’objectif d’une étroite surveillance d’un milieu jugé criminogène. Le discours de M.

FERNET, directeur de la police judiciaire dans son rapport dans la Revue internationale de

Police criminelle de 1959, tient lieu de principe fondateur de cette surveillance448. FERNET

évoque en effet une affaire de meurtre de 1958 (le meurtre d’un certain « Tonton », vieil

antiquaire de la Rive gauche, qui entretenait nombre de jeunes hommes issus de milieux

défavorisés et qui a été tué par l’un de ses jeunes protégés449) et une affaire de pédophilie de

1954 (des attouchement d’un professeur de musique sur ses élèves âgés de 11 à 18 ans450),

pour justifier cette figure de l’homosexuel associée au racolage, à la débauche et à la

corruption des bonnes moeurs. Il préconise la surveillance des bars, des établissements

spécialisés (restaurants, bains, saunas) et des lieux de sexualité marginale (urinoirs publics,

jardins, parcs), afin de prévenir et de punir. La prévention passe par les rondes accentuées

autour des endroits sensibles, et l’accumulation d’une importante documentation provenant

des milieux homosexuels pour les connaître davantage (tracts, journaux, revues comme

Arcadie). Au niveau de la répression, de nombreux homosexuels ont évoqué, dans leurs

commentaires, les incitations que les agents de police pouvaient provoquer afin de créer de

toute pièce un outrage public à la pudeur451. Pierre HAHN, dans un numéro de Partisans,

témoigne de ces méthodes incitatives, qui peuvent aussi passer par des complicités dans les

milieux homosexuels eux-mêmes : « Des indicateurs de police, homosexuels eux-mêmes,

dans certaines vespasiennes, se laissent masturber par un, deux ou trois habitués, jusqu’à

l’arrivée d’un car de police. Alors ils désignaient aux inspecteurs les plus imprudents qui les

avaient touchés »452. Avec la surveillance et la répression policières, un réel climat de malaise

et de suspicion s’installe donc sur les lieux ordinaires de la drague homosexuelle que sont les

448 M. FERNET, Revue Internationale de Police criminelle, OPIC, 1959, fonds d’archives numérisées, portail

Internet « le séminaire gay ».

449 M. FERNET, op. cit., p.19.

450 M. FERNET, op. cit. p.17.

451 Se reporter au témoignage de Patrick CARDON pour les « abus préventifs » de certains de police pour

surprendre des homosexuels en flagrant délit d’outrage public à la pudeur. Cf. annexes de ce mémoire, entretien

avec Patrick CARDON, numéro 1.

452 HAHN Pierre, Partisans, n°66-67, p.134. Cité par GIRARD Jacques, Le Mouvement homosexuel en France

(1945-1980), 1981, Syros, p.17, Fonds homosexualité, BDIC.

170

lieux publics, les vespasiennes, les bains de vapeur, les parcs, les cinémas. Un autre

témoignage de cette oppression judiciaire se trouve chez Edouard RODITI qui publie en 1960

son ouvrage De l’homosexualité : « L’agent civil y adopte un comportement provocant, allant

jusqu’à exhiber son sexe en érection pour mieux attirer ou séduire sa future victime. Parfois

celle-ci n’est arrêtée et emmenée au poste qu’après l’acte sexuel accompli, le policier ayant

alors obtenu sa jouissance en une rare synthèse du devoir accompli et de la débauche »453.

Enfin, les Renseignements Généraux constituent des dossiers sur les personnalités

homosexuelles jugées subversives pour l’ordre social. Ainsi, il existe un dossier confidentiel

des RG consacré à Daniel GUERIN (le n° 44304) : y sont consignés des éléments appartenant

au registre politique (sur l’activisme gauchiste de GUERIN, son anarchisme et son

communisme libertaire) et au registre « moral » (détails sur les « invertis » qu’il reçoit à son

domicile)454. Un dossier similaire a probablement du être ouvert pour la personne d’André

BAUDRY mais nous ne disposons pas des références précises. Mais le directeur d’Arcadie a

toujours déclaré que les RG le faisaient suivre455. Les peines administrées à l’issue de ces

logiques de répression font l’objet de commentaires de la part de certains milieux

homosexuels : nous mentionnerons plus bas les contributions de Daniel GUERIN. Mais il faut

savoir que le journal Futur tient lui aussi un discours critique à l’égard du jugement rendu sur

certains cas de pénalisation de l’homosexualité : dans le numéro 1, le journal évoque avec

indignation les condamnations à 6 mois de prison ferme dont ont été victimes André

BONHOMME, ouvrier agricole et André DUCHESNE, dans un village (dont l’anonymat est

conservé : « S… ») pour outrage à la pudeur et incitation de mineurs à la débauche, alors de

pareilles peines ont été administrées puis commuées en sursis pour des avortements456. Aux

yeux du journal, la comparaison fait apparaître une véritable discrimination exprimée à

l’égard de l’homosexualité.

Les motifs juridiques évoqués ne relèvent donc pas seulement de l’outrage public à la

pudeur. La protection des mineurs est aussi convoquée. BAUDRY reconnaîtra a posteriori

que, dans les années 1960, Arcadie a eu des démêlés avec la justice du fait de la loi fixant la

majorité à 21 ans quand le Club a fondé un groupe de réflexion composé de jeunes de 18 à 21

ans pour faciliter l’insertion des jeunes homophiles dans la vie sociale, par le biais de conseils

prodigués par les arcadiens. Cependant BAUDRY stipule aussi que ses bonnes relations avec

453 RODITI Edouard, De l’homosexualité, 1960, p.. Cité par GIRARD Jacques, op. cit., p.17.

454 Détails présentés dans le mémoire de DEA de Nicolas NORRITO, Daniel Guérin, une figure de la radicalité

politique au XXème siècle, mémoire de DEA d’Histoire contemporaine, sous la direction de Gilles LE BEGUEC,

Université Paris X Nanterre, Septembre 1999, consultable au fonds « ouvrages » de la BDIC.

455 Cette affirmation revient souvent dans La condition des homosexuels, 1982.

456 Futur, numéro 1, octobre 1952, p.2, fonds d’archives numérisées, portail Internet « le séminaire gay ».

171

le Ministère de l’Intérieur lui a permis d’obtenir un modus vivendi pour constituer ce groupe

de jeunes457. La protection de la jeunesse est réellement une obsession de cette époque. La

sexualité des mineurs (et des adolescents) est un thème tabou qui justifie une certaine forme

de répression. Celle-ci ne concerne pas seulement les milieux homosexuels. En 1969,

Gabrielle RUSSIER, professeur de 37 ans sera inculpée pour détournement de mineur sur un

de ses élèves (un garçon de 16 ans avec qui elle a eu une relation amoureuse). La famille de

l’enfant ayant porté plainte, Gabrielle RUSSIER se suicidera, durement éprouvée par le

scandale458. Cette affaire illustre bien l’ardent souci de protéger la jeunesse de toute relation

sexuelle avec un adulte. Dans les journaux, on retrouve souvent l’obsession des « ballets

bleus »459, nom que l’on donne aux viols de petits garçons. Le terme revient souvent sous la

plume de BAUDRY dans Arcadie pour justement se défendre contre de telles accusations qui

sont portées à l’égard de son mouvement et montrer que son Club a de propres intentions.

Mais la violence n’est liée au seul fait des policiers. Elle peut surgir aussi dans

l’espace social en n’ayant pour fondement que le préjugé populaire dépréciatif sur

l’homosexualité poussée à son extrême. Plusieurs cas de meurtres sur des homosexuels

peuvent être recensés : En 1958, Arcadie se fait l’écho du meurtre du peintre Henri

DARRIGARDE dont le corps a été retrouvé à Gennevilliers, à proximité de la Seine et dont

Arcadie explique la disparition par un meurtre anti-homosexuel : le peintre fréquentait

souvent les milieux de la prostitution et de la sexualité marginale et anonyme (« Une mort que

tous jugeraient ignoble mais que, peut-être, il eût lui-même choisie, à force de penser à elle,

comme au sceau sanglant et inéluctable de sa destinée d’homosexuel »460). Dans le même

numéro, la revue mentionne le jugement de René VIAN, condamné à trois ans de prison pour

avoir tué son amant : Arcadie s’indigne de la manière dont certains journaux appellent la

victime et spécifient la nature de leur relation (Libération parle d’une « liaison éphémère,

anormale et dangereuse », tandis que Le Figaro parle d’ « égarements malsains »)461. Pour ne

pas limiter nos exemples de recension des meurtres sur homosexuels à Arcadie, nous

pourrions aussi évoquer Daniel GUERIN qui analyse un fait divers d’homicide en 1968. Il

457 BAUDRY André, La Condition des homosexuels, 1982, Privat, p.26, fonds GKC.

458 L’affaire est mentionnée par Gérard BACH-IGNASSE dans son intervention « La reconnaissance de

l’homosexualité en France (1945-1989) : les occasions manquées », in Actes du Colloque international

« Homosexualité et lesbianisme » : mythes, mémoires, historiographies, Sorbonne 1er et 2 décembre 1989, Série

Histoire, 1990, Collection « Questions de genre », Lille, cahier GKC, n° 3.

459 On peut trouver quelques exemples de coupures de journaux des années 1950 évoquant des cas de « ballets

bleus » dans le fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 15 / j , dossier « divers / coupures de presse ».

Sont rassemblées pêle-mêle dans ce dossier des liasses d’articles de presse découpés et nom classés, dans un état

assez détérioré.

460 Arcadie, numéro 54, juin 1958, p.19, fonds GKC.

461Arcadie, op. cit,, pp.45-46.

172

prend en effet pour objet un article du Provençal du 9 octobre 1968462 qui fait état du meurtre

d’Ahmed BELAOUI, 42 ans, manoeuvre à Martigues, tué, la tête fracassé à coups de pierre,

par deux jeunes, Michel ALARCON, 22 ans, serveur dans un restaurant, et J.P. TOMASINI,

20 ans, tuyauteur professionnel. La victime avait en réalité abusé pendant deux ans du jeune

ALARCON. GUERIN écrira à BAUDRY dès le lendemain pour lui relater l’affaire : « Je

vous envoie une coupure d’un journal local : une navrante histoire – qui ne se serait pas

déroulée dans un monde sans préjugés, car si le jeune et beau Michel ALARCON a soudain

« eu honte » et a voulu devenir un « homme normal », c’est, sans doute, à cause de la

réprobation dont la société frappe l’homophilie et, bien plus encore, la sodomie. »463.

GUERIN évoque l’influence de la famille, la bisexualité du manoeuvre arabe (profitant au

passage pour montrer la présence d’une homosexualité non-exclusive en milieu ouvrier), et le

préjugé racial (qui s’explique par la présence dans le Midi de nombreux rapatriés d’Algérie et

d’un racisme latent dans la société française). Dans sa rhétorique, Arcadie présente également

le suicide des jeunes homophiles comme un véritable meurtre dont le coupable est la société

qui transmet aux familles les préjugés (fondés sur la morale religieuse) : en 1954, Jean

KERBRAT publie dans la revue une « lettre ouverte… »464 où il accuse une mère d’avoir

littéralement assassiné son fils. Dans ce sinistre fait divers que relate la revue, une mère de

famille, découvrant l’homosexualité de son fils, a en effet harcelé celui-ci pour qu’il change

d’orientation sexuelle. Ne parvenant pas à le remettre dans le droit chemin, elle l’a dénoncé à

la Police qui n’a pu l’inculper (en raison du caractère privé de cette homosexualité) pour les

motifs que nous avons détaillés au chapitre précédent. Le fils en question a fini par se

suicider. BAUDRY rapporte une autre histoire du même genre mais moins tragique dans La

condition des homosexuels (1982) : en 1978, dans une ville de province, une mère a découvert

dans le courrier que recevait son fils tout juste rentré du service militaire des lettres de son

amant et a, en guise de réaction, maudit son fils tandis que le père l’a chassé du domicile

familial465. Arcadie entend donc dénoncer les préjugés des familles. Ce qui n’est pas bien sûr

sans choquer celle-ci : BAUDRY reconnaîtra en 1982 avoir reçu pendant toute la durée de son

entreprise de nombreuses plaintes de parents qui l’accusaient d’avoir détourné leur enfant

(celui-ci lisant en cachette la revue). BAUDRY rapporte même qu’en 1965, il reçut la visite

d’une femme de 60 ans qui venait d’une « grande ville du centre de la France » pour le tuer

car elle avait découvert des numéros d’Arcadie dans l’armoire de son fils (qui avait 35 ans) et

462 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 13.

463 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, même carton, lettre à André BAUDRY, 10 / 10 / 1968.

464 Arcadie, numéro 10, octobre 1954, pp.43-44, fonds GKC.

465 BAUDRY André, op. cit., pp.30-32.

173

qu’elle en déduisait que de pareilles lectures avaient orienté son enfant vers l’homosexualité.

Elle en éprouvait rage, devant cet exemple de corruption de la jeunesse, et tristesse devant la

privation d’avoir un beau mariage pour son fils et des petits-enfants466.

On peut recenser également de nombreux faits de violence perpétrés sur les

homosexuels : au début des années 1970, un étudiant, Alain LETRUN, entretient une

correspondance régulière avec Daniel GUERIN où il lui parle des nombreux passages à tabac

dont il est victime dans les villes où il séjourne (Amiens en 1972, Dijon en 1974)467.

Qui plus est, l’état d’esprit qui fonde la réprobation sociale de l’homosexualité est lui

aussi mis en exergue par les milieux homosexuels qui tentent de lui livrer un combat. Le

journal Futur réserve, à chaque numéro, une rubrique intitulée « Si nous vivions au MoyenÂge

» pour évoquer les attitudes d’intolérance ou de mépris témoignées à l’égard de

l’homosexualité. Arcadie mène également ce combat contre un certain état d’esprit, celui de

l’intolérance exprimée à l’égard de l’homosexualité et qui se sert d’arguments médicaux et

religieux pour asseoir ses positions hostiles aux discours défendant la légitimité et la naturalité

de l’homosexualité. Dès le numéro 54, BAUDRY s’en prend, par exemple, à la thèse docteur

Paul CHAUCHARD et à son dernier ouvrage La Vie sexuelle (publié aux PUF, collection

Que sais-je ?), censé être rempli d’inepties et de mécompréhensions du fait homosexuel.468 La

revue recense toutes les publications et articles de presse relayant une mauvaise image de

l’homosexualité (association à la perversion, au banditisme, à la prostitution, à la tare

médicale). Autre exemple postérieur: en 1963, c’est l’acteur populaire Jean-Claude PASCAL

qui est épinglé par la revue pour propos dépréciatifs à l’égard des homosexuels469. D’autres

articles, sur le long terme, durant toute la durée de la revue, dénonceront régulièrement les

préjugés populaires : en 1979, l’article « Sport et homophilie » de Pierre FONTAINE470 parle

d’un préjugé qui assigne à l’homosexualité la condition d’efféminé et interdit donc à

l’homosexuel la pratique sportive, pratique virile s’il en est. L’auteur y regrette l’insulte

commune qui veut qu’un mauvais sportif soit traité de « tapette » et mobilise l’imaginaire des

gymnases de la Grèce antique pour légitimer historiquement la présence d’homosexuels en

milieu sportif. Dans le même numéro d’Arcadie, l’article « Un appelé chez les commandos »

de Serge HENRY471 règle des comptes avec les préjugés sur l’homosexualité en milieu

466 Anecdote rapportée par André BAUDRY, La condition des homosexuels, p.27.

467 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 13, correspondance entre GUERIN et LETRUN : celui-ci

fait également part à GUERIN se des tourments psychologiques, de ses échecs, ainsi que de ses expériences de

sado-masochisme et de coprophagie…

468 Arcadie, numéro 54, juin 1958, p.4 et p.31, fonds GKC.

469 Arcadie, numéro 110, février 1963, p.103, fonds GKC.

470 Arcadie, numéro 307, juillet 1979, pp.525-532, fonds GKC.

471 Arcadie, op. cit., pp.533-535.

174

militaire. Le préjugé populaire, de fait, inflige aux homosexuels une souffrance psychologique

assez vive. On pourrait citer à ce titre une phrase de Pierre NEDRA (auteur arcadien) à Daniel

GUERIN dans une lettre d’août 1975 adressant des félicitations à ce dernier pour sa

dénonciation sans concession de certaines représentations du sens commun : « toute votre

sincérité, votre authenticité si chaleureuse, et bénéfique pour tous… Merci ! […] On souffre

tellement de voir ces collections d’abrutis qui sortent de leurs usines et de leurs bureaux, en

nous traitant de tous ces [injures] que nous ne connaissons que trop !! fruit de la bêtise

accumulée de 19 siècles !! »472. Enfin, pour juger du contenu de ces représentations

communes, nous pouvons convoquer un sondage de juin 1962 (au coeur de notre période,

durant l’époque du « fléau social ») réalisé par le Centre d’Information et de Recherche

Economique et auquel fait référence en 1968 Dominique DALLAYRAC dans son Dossier

Homosexualité473 : 44.3 % des hommes interrogés considèrent l’homosexualité comme une

maladie, 37.9 % comme un vice, et 31% comme un comportement à part. Dans l’ensemble,

les Français considèrent l’homosexualité comme quelque chose de négatif et de moralement

condamnable ; en revanche, les autres résultats du sondage montrent que les Français sont

globalement d’accord avec les textes du Code civil et ont tendance à considérer, dans une

optique libérale, que l’homosexualité peut se vivre librement dans le privé.

La revue Arcadie dénonce également le mythe de la « franc-maçonnerie rose »,

préjugé populaire qui veut que les homosexuels se co-optent entre eux et parviennent ainsi à

se créer des passerelles et des réseaux carriéristes dans les milieux artistiques et littéraires474.

Enfin, BAUDRY regrette l’absence de mise en discours et de débat public autour de

l’homosexualité (à la radio, à la télévision, dans la presse, dans le roman) car ce silence ne

permet pas de créer pour l’homophile les conditions d’une vie équilibrée.

Enfin, le phénomène de la honte de soi, consécutif à la réprobation sociale, est aussi un

problème que la revue Arcadie met en exergue. BAUDRY rapporte que 90 % des homophiles

qu’il recevait dans les premières années de la revue venaient lui faire part de leur désespoir et

de leur désir, non pas de s’assumer et de vivre leur orientation homosexuelle, mais de changer

de vie afin de redevenir « normal »475.

Arcadie ne fait pas que se heurter aux préjugés, ses auteurs tentent aussi de les

comprendre: comme André CLAIR qui écrit l’article « Situation et possibilité de

472 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 14, lettre de Pierre NEDRA à Daniel GUERIN, 03 / 08 /

1975.

473 Sondage du CIRE et des éditions « yeux ouverts », cité par Dominique DALLAYRAC, op. cit., corps des

annexes.

474 Arcadie, numéro 82, octobre 1960, p.541, fonds GKC.

475 BAUDRY André, La condition des homosexuels, p.28.

175

l’homophilie » dans un numéro de la revue de 1968476. Il y constate que pour la plupart des

gens, homosexualité rime avec obscurantisme et tendance quasi-malsaine. Ce préjuge serait

d’ailleurs à l’oeuvre même chez SARTRE, malgré son progressisme sur la question, puisque

dans son Saint Genet, comédien et martyr (1952), il explique toujours l’homosexualité de

GENET en la rabattant sur le côté voleur de GENET. Par ailleurs, en 1969, Arcadie mène une

grande enquête sur l’image qu’ont les homosexuels auprès de plusieurs personnalités (nous

avons parlé de cette enquête au chapitre précédent, à propos des fondements du discours

discriminatoire dans le sens commun). BAUDRY commentera les retours de ces

questionnaires en des termes peu flatteurs477 : « On jugera. On les jugera. Et les millions

d’homophiles français – car nous sommes des millions, qu’on ne l’oublie pas – se

souviendront dans leurs jugements et leurs actions de ces petits individus qui ne sont grands

que dans un monde français fait de bêtise, d’ignorance, de suffisance, de fausse grandeur ».

Mentionnons enfin, pour finir avec ce tableau du moralisme de la société française

avec un avis extérieur : celui d’un contact belge de GUERIN (BOUHY VAN HELZIE) qui

lui écrit au début des années 1970 pour lui faire part de ses impressions sur une émission de

télévision française sur la sexualité. Selon l’auteur, la manière dont était présenté (et dénoncé)

le développement de la pornographie et des sex-shops était particulièrement rétrograde et

moralisant : « J’ai regardé il y a une semaine une émission de TV (ORTF) sur la sexualité.

[…] Je ne pensais pas qu’on peut être si ignorant, si retardataire, si rétrograde en France : je

comprends mieux, sans excuser, le puritanisme petit-bourgeois d’Arcadie, c’est un fait

historique qui fait partie d’un ensemble plus vaste. »478.

Evoquons à présent le cas des discriminations et des réprobations dans certains

milieux que nous présentons comme étant les plus représentatifs de l’attitude ambivalente

(entre réprobation et tolérance libérale) que la société française a entretenu à l’égard de

l’homosexualité. Les discriminations à l’égard de l’homosexualité se font ressentir, entre

autres, dans le monde professionnel : dans son numéro 110 de février 1963, Arcadie consacre

un article spécial au thème « l’homosexuel dans son milieu professionnel » ; article qui

reprend les conclusions d’un cercle d’études du Club Arcadie qui s’est tenu le 7 novembre

476 Arcadie, article découpé (sans mention de la source initiale et de la date précise) par Daniel GUERIN.

Consultable dans le fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 12.

477 BAUDRY André, la citation est extraite d’un article dont on peut retrouver quelques pages découpés par

GUERIN et disponibles dans le fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 13. GUERIN n’a pas mentionné

le numéro d’Arcadie dont il a tiré ces pages. Il s’agit d’un article écrit à la suite de la parution du Dossier

Homosexualité de Dominique DALLAYRAC, donc en 1968. L’avis est donc nettement postérieur à l’enquête

par questionnaire.

478 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 13, lettre de BOUHY VAN HELZIE à Daniel GUERIN, la

lettre n’est pas datée, mais vu la date des autres documents contenus dans la pochette et le contenu de la lettre

(pornographie, sex-shops), elle doit s’inscrire dans le contexte du début des années 1970.

176

  1. 1962479. Il fait état des discriminations que peuvent rencontrer les homophiles sur leur lieu de

travail, à travers la gamme des préjugés ordinaires. Aux yeux d’Arcadie, les milieux favorisés

(où la tolérance est la plus grande) sont la couture, la mode, la coiffure, la chemiserie, le

milieu paramédical. La revue prodigue des conseils de bonne conduite à l’égard des

homosexuels. BAUDRY évoque, dans cet article, les confidences que lui ont faites certains

homophiles relatant des cas de renvois de certaines personnes jugées trop excentriques

(« Quand le patron a remarqué qu’il se maquillait, il l’a mis à la porte. »480). Distinguant

« l’être civique » et « l’être d’amitié » (distinction faite dans le numéro 105 d’Arcadie par

Jacques FREVILLE), la revue incite l’homophile à maintenir et à restreindre ses pulsions, afin

de respecter les rôles imposés par la société et de se conformer à l’état de la société où ils

vivent. Enfin, BAUDRY reconnaît que gérer un stigmate témoignant de son orientation

homosexuelle dans le cadre des relations professionnelles en ville est bien plus aisé qu’à la

campagne, et que le milieu parisien est plus ouvert à l’acceptation de l’homosexualité que le

milieu provincial (« Il faut mettre l’accent sur l’avantage inappréciable de résider dans

l’immense agglomération parisienne au lieu d’être condamné, par son métier, à vivre dans une

ville de province, dans une bourgade, parfois dans un village »481). Arcadie a néanmoins

éprouvé la nécessité de constituer au sein du Club une Commission permanente du monde

professionnel482. Citons un autre exemple de discrimination manifeste en milieu professionnel

postérieur : Daniel GUERIN a conservé dans ses archives personnelles, une ordonnance du

docteur BRONNER de Strasbourg (1971) qui déclare l’inaptitude à l’emploi d’un candidat

ambitionnant d’intégrer la SNCF (« j’ai l’honneur de vous faire savoir que le motif de votre

inaptitude à l’embauche à la SNCF est le suivant : déviation sexuelle susceptible de perturber

la bonne marche du service. Cette décision a été prise par le médecin en chef de la région

Est »483).

Mais s’il est un domaine où BAUDRY (à travers la voix d’Arcadie) aime faire

ressortir les ambivalences et les contradictions de l’attitude de l’Etat français (et des

politiques) à l’égard des homosexuels, c’est celui de la fonction publique. Aux yeux de

BAUDRY, l’Etat français n’a jamais pratiqué ou exprimé publiquement, à la différence des

Etats-Unis sous le Maccarthisme ou des régimes soviétiques, de discrimination systématique à

l’égard des homosexuels et n’a jamais posé réellement de barrière à la candidature

professionnelle d’une personne homosexuelle dans la fonction publique. Cependant, l’article

479 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 13, ordonnance du docteur BRONNER, 03 / 12 / 1971.

480 Arcadie, numéro 110, février 1963, pp.73-84, fonds GKC.

481 Arcadie, op.cit., p.79.

482 Arcadie, op. cit., p.77.

483 Document disponible dans le fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 13.

177

16 du Code des fonctionnaires (que nous évoquions au chapitre précédent), selon lequel tout

agent de la fonction publique se doit d’avoir des « bonnes moeurs », a quelque fois peu être

instrumentalisé au niveau local pour empêcher un candidat homosexuel d’intégrer le service

de l’Etat. BAUDRY reconnaît néanmoins qu’il a connu, pendant ses trente ans de présidence

d’Arcadie, des préfets, des magistrats du siège, du parquet ou de la Cour de cassation (dont

certains étaient membres du Club Arcadie) dont l’homosexualité était connue de leur

entourage professionnel et de leur supérieur, sans que cela ne gêne en quoi que ce soit leur

carrière et leur ascension sociale : « J’ai connu des conseilleurs au Conseil d’Etat, des maîtres

de requête à la Cour des Comptes, des chefs de cabinet ou des secrétaires généraux, des

inspecteurs des finances ou des administrateurs civils, et dont l’homosexualité ne semblait pas

être un mystère pour leur entourage, ni surtout pour le gouvernement en place chargé de les

nommer. »484. BAUDRY se plaît également à rapporter l’anecdote suivant laquelle Maurice

ESCANDE, homophile et amateur de jeunes garçons, a été nommé par De GAULLE nouvel

administrateur de la Comédie-Française : ayant averti le président de la République de son

homosexualité, il se vit répondre que cela n’était pas absolument pas discriminant et qu’il ne

serait jugé que sur des critères professionnels485. Mais pour illustrer les paradoxes d’une

attitude très ambivalente envers l’homosexualité, BAUDRY rappelle qu’il a aussi eu à faire

avec des hauts fonctionnaires particulièrement hostiles aux homosexuels. Et il ne faut pas

oublier que ce même milieu politique a exprimée publiquement et explicitement une

incrimination de l’homosexualité lors de l’adoption du sous-amendement MIRGUET. De

même en 1969, POMPIDOU veut nommer le philosophe Michel FOUCAULT sous-directeur

des Enseignements supérieurs au Ministère de l’Education Nationale, mais le doyen de la

Sorbonne et la directrice de l’ENS de la rue d’Ulm estiment qu’un homosexuel à un poste

aussi élevé ne donnerait pas une bonne image de l’Education nationale. POMPIDOU reculera

devant la pression486. Pour certains acteurs publics ou politiques, l’homosexualité n’est pas un

critère d’appréciation, mais pour d’autres, elle l’est pour des raisons de représentativité

(relative à la question des « bonnes moeurs »). On le voit, les discriminations professionnelles

envers les homosexuels dans le milieu de la fonction publique (et de la haute fonction

publique) sont donc très difficiles à évaluer : il n’y a jamais eu de « persécution » ni de rejet,

mais il y a aussi eu des cas explicites d’hostilité. En l’absence de textes traçant précisément le

484 BAUDRY André, La condition des homosexuels, p.141.

485 BAUDRY André, op. cit., p.143

486 Fait relaté par Gérard IGNASSE, « la reconnaissance de l’homosexualité en France (1945-1989), les

occasions manquées », in Actes du Colloque international « Homosexualité et lesbianisme » : mythes, mémoires,

historiographies, Sorbonne 1er et 2 décembre 1989, Série Histoire, 1990, Collection « Questions de genre »,

Lille, cahier GKC, n° 3.

178

traitement juridique de l’homosexualité (avec les ambivalences que nous avons fait ressortir

précédemment sur les textes du Droit), il y a donc une infinie diversité des attitudes adoptées

à l’égard des homosexuels. Il n’y a jamais eu de discrimination systématique, mais il y a eu

des cas manifestes et isolés. Nous fondons bien sûr ces affirmations en grande partie sur les

propos de BAUDRY et des auteurs d’Arcadie, et par conséquent, il y a toujours un effet de

biaisement de la réalité pour faire aboutir des objectifs stratégiques (la respectabilité, le

légalisme, la politisation feutrée d’Arcadie ne peuvent être légitimés que face à des

comportements non systématiques de part de l’Etat) : néanmoins, les exemples pris par

BAUDRY sont trop paradoxaux et complexes pour n’être pas réalistes. Bien souvent, les

attitudes furent ambivalentes et ont évolué dans le temps long de l’histoire des mentalités,

certaines frilosités ayant laissé la place à des engagements favorables : ainsi François

MITTERRAND a appelé de ses voeux en 1981 à la dépénalisation totale de l’homosexualité,

et en fait en sorte qu’elle soit rendue effective en 1982. Mais en 1954 alors qu’il était ministre

de l’Intérieur, son attitude était moins franche et plus mitigée : au député Raymond DRONNE

qui lui demande que cesse le fait de mentionner l’homosexualité sur le dossier des appelés au

service militaire, il répond par la négative487. La même année, lors de l’affaire des « fuites »

(fuites au Conseil de la Défense nationale au profit du Parti Communiste), à l’occasion d’une

séance à l’Assemblée nationale, des députés prétendent que des fonctionnaires homosexuels

du Ministère de l’Intérieur sont responsables de certaines fuites (faisant par là appel à l’image

de faiblesse, de trahison et de coloration négative associée à l’homosexuel dans les

stéréotypes de l’époque488), MITTERRAND leur répondra pour se défendre qu’il y a pas

d’homosexuels dans son Ministère car il demande qu’on lui communique systématiquement

tous les « dossiers douteux » concernant ses collaborateurs489. Aux ambiguïtés du Droit

s’ajoutent donc les paroles équivoques et ambivalentes.

Dans la sphère de l’Armée en revanche, la répression à l’égard des homosexuels est

particulièrement forte. Dans son article « La répression de l’homosexualité en France »,

Daniel GUERIN convoque le témoignage d’un jeune officier (rapporté dans Des Pavois et

des Fers. Chronique, 1954-55) qui s’est fait exclure de la Marine pour ce motif (l’officier

général de la République responsable de son exclusion lui ayant stipulé « je me dois de vous

487 Mentionné par COPLEY Antony, Sexual Moralities in France 1780-1980 ; New Ideas on the Family, Divorce

and Homosexuality, London / New-York, 1989, Routledge, chapitre: “Case studies in Homosexuality : Daniel

Guérin : towards self-acceptance” , p.215.

488 Faut-il y voir aussi une allusion à la figure du « pédé rouge » qui se développe aux USA sous le

Maccarthysme ? BURGESS et MACLEAN, espions à la solde de l’URSS, et homosexuels, avaient été mis en

cause dans une affaire d’espionnage à la même époque.

489 Mentionné par MARTEL Frédéric, Le Rose et le noir ; les homosexuels en France depuis 1968, Seuil, 2000,

chapitre « Sept ans de bonheur ? », p.219.

179

punir pour le respect de ce Dieu auquel je crois ! »)490. Il y a donc une véritable chasse à

l’homosexuel qui est, selon GUERIN, exercée par la Sécurité navale : pour GUERIN, il s’agit

d’un signe évident de contagion du Maccarthysme, puisque l’ouvrage cité par GUERIN

prétend que des instructions émanant de la Direction du personnel militaire, sur le « conseil

péremptoire » donné par les USA à leurs alliés d’épurer ses rangs de certains « personnages »

jugés vulnérables, ont été prises en ce sens.

3) De la cristallisation des préjugés populaires : quelques exemples commentés de la

correspondance de GUERIN des années 1950 et 1960.

A titre d’exemple, mentionnons que la dénonciation de l’ordre moral de la société

française est soulevée par certains courriers de Daniel GUERIN à l’occasion de la sortie de

Shakespeare et Gide en correctionnelle ?. En 1959, l’un de ses correspondants, Pierre

EMMANUEL, lui déclare avec résignation, à propos de la révolte contre l’ordre social, « je

suis entièrement d’accord avec vous, bien que je me rende compte, comme vous d’ailleurs,

qu’une société qui légitime la torture491 a une carapace de vertu suffisamment épaisse pour

que vos arguments viennent s’y briser. »492. Michel LEIRIS écrit lui aussi à GUERIN pour lui

faire part de son incompréhension d’un pareil ordre moral : il s’interroge sur ce qui fait que

« l’on peut refuser à quelqu’un d’occuper ses loisirs comme il l’entend, pourvu que, ce

faisant, il ne porte aucun préjudice à autrui […] Une atteinte à cette liberté là est, en fait, une

atteinte à toute la liberté »493. Toujours dans la correspondance de GUERIN, l’une de ses

correspondantes, nie, quant à elle, l’existence d’une répression particulière exercée à l’égard

des homosexuels (nous sommes en janvier 1960 avant l’adoption du sous-amendement

MIRGUET), mais dénonce néanmoins le moralisme de la société française : « Mon avis

sincère, le voici : les homosexuels ne me semblent pas tellement persécutés. Vous me direz

que je juge de l’extérieur, et je ne le conteste pas. […] Le tort des homosexuels est de couper

dans le panneau de leurs censeurs et d’affecter les défauts que ceux-ci leur reprochent.

Lorsque je lis la revue Arcadie, je reste consternée. Cette soif qu’ont tous ces « à part » de

s’intégrer et de se fondre dans une société d’où je ne comprends pas qu’on ait pas hâte de se

séparer sitôt qu’en adulte et conscient. ».494 Henri de MONTHERLANT écrit lui aussi à

490 GUERIN Daniel, La répression de l’homosexualité en France, 1958, La Nef, pp.5-6.

491 Il s’agit sans doute d’une allusion à l’utilisation de la torture pendant la guerre d’Algérie.

492 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 12, dossier 1, lettre de Pierre EMMANUEL à Daniel

GUERIN, 19 / 12 / 1959.

493 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, même carton et même dossier, lettre de Michel LEIRIS à GUERIN, 23 / 12 /

1959.

494 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, idem, lettre de Françoise ? (signature illisible), Toulouse, 02 / 01 / 1960.

180

GUERIN, celui-ci s’attristant de constater l’échec en librairie de Shakespeare et Gide en

correctionnelle (1959) : l’écrivain considère que le sujet est passé de mode, que certains

esprits de mauvais goût ont abusé de cette thématique et que le régime politique a instauré un

véritable ordre moral495. Dans un article (« Shakespeare et Gide en correctionnelle ? par

Daniel GUERIN ») publié dans Elle en 1960496, Françoise D’EAUBONNE, évoque l’absurde

et l’arbitraire de la censure qui a touché certaines oeuvres contemporaines(les oeuvres de Boris

VIAN, L’histoire d’O de MILLER) et pointe du doigt le moralisme ambiant. Au final,

GUERIN a connu un échec avec son ouvrage sur GIDE et SHAKESPEARE et a reconnu

avoir raté cette offensive contre ce qu’il appelle le « puritanisme anti-sexuel »: il avoue luimême

à André BAUDRY sa déception dans une lettre de 1961 (« C’est vous dire que le but

que je poursuivais en publiant cet ouvrage est, jusqu’à présent, manqué : à savoir émouvoir

l’opinion publique »497). Sur un tirage à 1 500 exemplaires, seuls 241 ouvrages ont été vendus.

D’autres extraits de la correspondance de GUERIN mettent l’accent sur le climat

d’oppression morale. Au printemps 1961, M. TRYSTRAM, professeur à Aix-en-Provence est

accusé pour une affaire de moeurs. GUERIN écrit en vain au procureur pour défendre

TRYSTRAM mais celui-ci sera condamné à 3 mois de prison avec sursis et à une amende de

5 000 F. Pour GUERIN, cette affaire, comme beaucoup d’autres, illustre le climat d’ordre

moral de l’époque. Le dossier qu’il a constitué sur cette affaire est consultable dans ses

archives498. On retrouve, dans ce dossier, d’autres documents qui, n’ayant rien à voir avec

l’affaire TRYSTRAM, évoquent les traductions judiciaires et administratives de cet ordre

moral. Un télégramme de Daniel GUERIN à Roland GAGUY du 1er avril 1963, citant un

article du Monde du 30 mars 1963, évoque l’affaire des plaintes contre Maspero : « la

plaidoirie de M Maurice GARCON, révélant l’incroyable scandale de la liste noire du

Ministère de l’Intérieur, nous apprend que nous retombons dans les ténèbres de

l’Inquisition »499. GUERIN y mentionne aussi le fait que le 18 mars 1963, la Cour d’Assises

des Bouches du Rhône a requis 5 ans de réclusion criminelle à un quinquagénaire (Gaston

MAZET), pour des attentats à la pudeur vieux de 11 ans. Pour GUERIN, il s’agit d’une

« nouvelle illustration du terrorisme anti-sexuel qui est en train de submerger notre pays. »500.

495 Nous avons déjà fait référence à cette lettre d’Henri de MONTHERLANT, Fonds Daniel GUERIN, BDIC,

Folio delta 721 / 8, lettre du 04 / 03 / 1960.

496 D’EAUBONNE Françoise, « Sheakespeare et Gide en correctionnelle ? par Daniel GUERIN, Elle, 01 / 01 /

1960, texte découpé et recensé dans le fonds Daniel GUERIN, BDIC, carton référencé ci-dessus.

497 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, même carton et même dossier, lettre à André BAUDRY, 05 / 10 / 1961.

498 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 12 ; dossier « affaire Trystram ». GUERIN suit l’affaire

jusqu’en 1962 (réponse de l’administration judiciaire aux différentes lettres qu’il lui a envoyés).

499 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, même carton et même dossier, télégramme à Roland GAGUY du 01 / 04 /

1960.

500 Télégramme à Roland GAGUY, op. cit..

181

Mais l’atmosphère d’ordre moral n’émane pas seulement des mesures de l’Etat, des

politiques et des juges, elle imprègne également les préjugés populaires. Suite à la publication

de Kinsey et la sexualité de GUERIN (1955) et d’un article, signé par GUERIN, faisant la

synthèse de cet ouvrage en 1956 dans France Observateur501, de nombreux lecteurs du

journal, scandalisés par les propos portés sur la sexualité, écrivent à l’auteur ou au journal

pour exprimer leur mécontentement. Ses lettres ont été recueillies par GUERIN et sont

consultables dans son fonds d’archives502. Elles permettent de faire le point sur l’état des

représentations sociales de la sexualité et de l’homosexualité, faisant de cette dernière un sujet

tabou. Mentionnons quelques unes de ces remarques qui attestent du réel climat de

réprobation sociale de l’homosexualité. Datée du 1er septembre 1956, une lettre de Philippe

TERCIEUX, de Lyon, adressée au directeur de France Observateur, s’interroge : « Elle

[l’homosexualité] semble aussi naturelle que le crime ou la guerre : toute dégradation est

naturelle. En retournant à l’état de singe (animal particulièrement pédéraste et onaniste),

l’homme redeviendra naturel mais est-ce bien là un progrès ? »503. Une autre lettre, venant de

Blois, est signée d’un militant ouvrier et chrétien504. S’adressant au journal, jugeant l’article

de GUERIN invraisemblable, l’auteur déclare : « j’ai rigoler505, pour ne pas pleurer, tellement

les élucubrations de GUERIN sont effarantes, et d’un stupide simplisme »506. La lettre illustre

très bien l’indignation avec laquelle un certain nombre de catholiques pratiquants de l’époque

ont pu réceptionner les propos de GUERIN : celui-ci ne ferait que tenir une « profession de

foi gauchiste, absolution indispensable pour le péché originel qu’est le Capitalisme d’où

découlent les péchés suivants : pureté, fidélité conjugale, foyers unis, virginité des filles,

monogamie, etc… péchés qui font obstacle aux hautes vertus morales indispensables au

relèvement du pays et que voici : pédérastie, masturbation, homosexualité, polygamie

camouflées, etc.. […] Non sans blague Claude BONNET pour qui ces névrosés se prennentils

? Et allez donc les générations de tentouses, de pédés, de masturbés, voici l’humanité

nouvelle, et toi mon ami, si ton père n’est ni un pédé, ni un débauché, tu dois rougir, car tu as

le triste privilège d’avoir un réactionnaire de père qui a pris au sérieux le mariage, la fidélité

conjugale, la pureté des filles… »507. Ces propos rendent bien compte du difficile problème

des valeurs et de leur confrontation. Une autre lettre du 2 septembre 1956 mentionne, à propos

501 Nous reviendrons au chapitre suivant sur les propos théoriques tenus par GUERIN dans ces publications.

502 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 12, dossier « Kinsey et la sexualité ».

503 Lettre de Philippe TERCIEUX, 01 / 09 / 1956.

504 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 12, la signature de la lettre est difficilement lisible : elle

serait signée d’un certain BENILLI ( ?) habitant Blois.

505 La faute était dans le texte.

506 Lettre de BENILLI, p.5.

507 Lettre de BENILLI, p.6.

182

du débat sur l’homosexualité que GUERIN a tenté de provoquer : « L’humanité aujourd’hui,

telle que je la vois de mes yeux de chrétien, se comporte comme l’enfant qui refuse tout

enseignement »508. Un certain Henri SIMONOT écrit personnellement à GUERIN pour

soutenir que l’homosexualité est une perversion (aristocratique de surcroît)509. GUERIN lui

répond que l’homosexualité n’est pas un phénomène de classe, qu’elle est aussi très répandue

dans le monde ouvrier510 et que le sexuel est à distinguer du génital, ce qui fait que

l’homosexualité n’est pas contre nature511. SIMONOT lui répondra en mettant en scène le

meurtre de GUERIN dans une métaphore douteuse sur le cannibalisme, et en énonçant contre

les preuves de l’existence de l’homosexualité l’argument blessant suivant : « L’homosexualité

est, bien sûr. Les chambres à gaz aussi… bon je ne recommencerai pas. »512. Un argument

similaire peut être relevé sous la plume d’un certain J.M. CHARPENTIER : « Considérer que

l’existence d’homosexuels est une preuve qu’ils sont « naturels » relève de la rêverie.

L’existence d’assassins de par le monde ne donne absolument pas droit d’être cité à

l’assassinat dans la morale »513. Les raisons de la condamnation morale de l’homosexualité,

avancées par les lecteurs eux-mêmes, s’inscrivent dans une posture religieuse qui assimile

l’homosexualité à un péché (« Un chrétien ne peut en tout état de cause que condamner de tels

comportements, surtout quand ceux-ci sont le fruit d’une volonté délibérée dans la seule

recherche de jouissance » avance un certain M.J. GODIN514). Plus rarement l’homosexualité

est rejetée comme un vice bourgeois ou aristocratique auquel on oppose la virilité du

socialisme révolutionnaire: « Aux Etats-Unis et en France, les moeurs ne sont guère élevées,

les adultères, les homosexuels, les coits des gosses de 13 ans sont de plus en plus répandus.

Les militants virils, généreux, lucides et révolutionnaires sont rarissimes. Dans un pays

comme l’URSS où le socialisme est installé, vous savez mieux que nous que les insanités ne

foisonnent pas les rues à un tel degré » déclare le couple BRANU515). Certaines lettres sont

publiées dans la rubrique courrier des lecteurs de France observateur, ce qui ne manquera de

susciter l’irritation de GUERIN. Le docteur Paul CHAUCHARD y écrira que les

homosexuels sont des malades à traiter comme tels et que les conclusions soulevées par

508 Lettre de B. VIGOUREUX, Reims, 02 / 09 / 1956.

509 Lettre de Henri SIMONOT, Lille, 06 / 09 / 1956.

510 La citation suivante, extraite de la lettre de GUERIN, fait écho aux réflexions de la première partie du

mémoire sur l’essentialisation de l’homosexualité : « Il est surprenant de constater le nombre élevé d’hommes du

peuple qui sont aptes à s’y donner (de façon non-exclusive il est vrai, au moins pour la plupart, mais même dans

le peuple il y a une certaine proportion d’homosexuels exclusifs) ».

511 Lettre de Daniel GUERIN, Glion, 11 / 09 / 1956.

512 Lettre de Henri SIMONOT, Lille, 21 / 09 / 1956.

513 Lettre de J. M. CHARPENTIER, Livray, Vienne, 09 / 1956.

514 Lettre de M.J. GODIN, Chênée, Blegique, 09 / 1956.

515 Lettre de Henri et Marie-Rose BRANU, Lièges, Belgique, 09 / 1956.

183

KINSEY et GUERIN sont scandaleuses du point de vue moral : « KINSEY et GUERIN, en

évitant la névrose du refoulement, nous font tomber dans l’automatisme inhumain de l’instinct

et du sensible, source de très graves aliénations sociales, où la femme soi disant libérée, en

fait plus esclave que jamais, est toujours victime. Quant à promouvoir une sexualité active

pubertaire ou prépubertaire, c’est, psychologiquement et médicalement, une démence

déshumanisante »516.

GUERIN conclura cet épisode en écrivant à BAUDRY en octobre 1956 pour lui faire

part de ces réactions tout en regrettant que de pareils préjugés soient si fortement enracinés,

même chez les lecteurs d’un journal de gauche517. Mais d’autres lecteurs lui auront aussi écrit

pour le féliciter, telle une note anonyme du 1er septembre 1956 (« Vous êtes de ceux qui

contribuent le plus efficacement à diminuer la souffrance humaine »), ou une lettre d’un

certain Yoan STAUFFER du 5 octobre 1956 (« Tant d’intelligence, doublée de tant de

courage, voilà qui est rare »). Cet épisode aura permis aussi à GUERIN de discuter avec des

lecteurs qui éprouvaient un profond désarroi psychologique et de les aider à mieux assumer

leur homosexualité518. Avec la publication de Shakespeare et Gide en correctionnelle ? et

d’autres articles consacrés à une étude et à une défense de l’homosexualité, GUERIN reçoit,

malgré l’échec de l’ouvrage, quelques réactions. Ces dernières peuvent être positives. Un

certain Martin FEIESHAUER lui écrit en 1962 « Jusqu’à l’âge de 28 ans, j’ai vécu sous la

terreur morale inhumaine que vous fustigez si justement : jusqu’à cet âge en effet, j’ai été

catholique pratiquant. »519. Mais d’autres réactions furent négatives : un lecteur anonyme de

19 ans écrit à GUERIN pour lui dire qu’il a été homosexuel de 14 à 17 ans avant de se

convertir au catholicisme et que l’homosexualité n’apporte que complexes et frustration.

4) Le rapport à la répression et à la réprobation (acceptation et souffrances)

Nous allons à présent tenter de distinguer deux types d’attitude que les milieux

homosexuels ont pu adopter à l’égard des cas de discrimination. Pour commencer, le rapport

que noue la revue Arcadie est assez ambivalent : d’une part, la revue recense tous les faits de

violences et tous les propos dépréciatifs tenus à l’encontre des homosexuels, mais d’autre

part, elle ne prône pas pour autant la révolte et l’indignation (de temps en temps, celle-ci

516 Rubrique « courrier des lecteurs » de France Observateur, 20 / 09 / 1956, découpée et classée dans le dossier

« affaire Kinsey » de GUERIN.

517 Lettre de Daniel GUERIN à André BAUDRY, 13 / 10 / 1956.

518 On trouve notamment dans le fonds une correspondance régulière de 1956 à 1962 avec un certain André

CORBIERES qui a pu mieux vivre son orientation sexuelle grâce à l’attention et aux conseils de GUERIN. En

1969-1970, un pareil dialogue naît entre GUERIN et un certain Richard HACQUIN.

519 Lettre de Martin FEIESHAUER, Hagendange (Moselle), 06 / 02 / 1962.

184

surgit néanmoins mais elle est toujours tempérée et contenue par un discours rationalisant).

Soit, elle les accepte, rejoignant par là une conception doloriste du rapport à la sexualité que

nous avons déjà soulignée antérieurement, soit elle les présente comme des faits à prendre en

compte avec recul dans une analyse scientifique qui ne doit en rien céder au déchaînement des

passions. Une citation de BAUDRY du numéro 110 illustre fort bien cet état d’esprit :

« Arcadie reste impassible devant ces confidences, dont le ton un peu paillard n’est guère le

sien. Elle ne se permet ni de les approuver, ni de les blâmer. Mais quelles qu’elles soient, leur

intérêt est immense pour comprendre le monde actuel, et où il va.[…] Arcadie n’applaudit ni

ne condamne, elle se contente d’observer, de constater »520.

Arcadie se fait le relais des évolutions des mentalités. Le Club tente régulièrement de

sonder l’opinion et d’en rendre compte par des enquêtes scientifiques. Dans les années 1970,

avec la libération discursive de la sexualité, le recueil de données n’en est que plus facilité. En

1974, Michel BON et Antoine D’ARC publient, au nom de la revue, Le Rapport sur

l’homosexualité de l’homme521 avec des bases statistiques précises. En 1979, Arcadie se livre

à une étude sérieuse du sondage IFOP n°304, « Les Français et l’homosexualité »522 :

BAUDRY est satisfait de la progression, dans l’opinion publique, d’une attitude davantage

ouverte sur la question de l’homosexualité, même si les sentiments négatifs l’emportent

encore. En effet, 47 % des sondés continent de condamner l’homosexualité (aussi bien

masculine que féminine), tandis que 34 % l’acceptent désormais. Cependant, malgré cette

apparence de scientificité, BAUDRY s’en prend implicitement aux facteurs qu’il estime être

déterminants dans les préjugés dépréciatifs envers l’homosexualité. Pour lui, la Famille

française se pose comme le coupable numéro 1. En 1979, il donne une conférence sur le sujet

de l’homosexualité devant un public essentiellement composé de familles que BAUDRY

étiquette comme bourgeoises. Le commentaire qu’il fera a posteriori de cet évènement est

sans concession. Lorsqu’il leur parle de la potentialité statistique pour ces familles de compter

au moins un homosexuel parmi les leurs, la salle est indignée : « Une bombe atomique serait

tombée sur cette noble assistance, elle n’eut pas fait plus de dégâts. Protestations, cris, injures

mêmes fusèrent de toute part. Ce n’état pas possible. Pour les besoins d’une cause

innommable et indéfendable, j’exagérais les faits. Je voulais scandaliser et démoraliser. Qu’on

réfléchisse bien à ce fait. »523. De fait, la prédominance du discours chrétien et légaliste

520 BAUDRY André, Arcadie, numéro 110, février 1963, pp.103-104, fonds GKC.

521 Sous la direction de BON Michel et D’ARC Antoine, Rapport sur l’homosexualité de l’homme, 1974, éditions

universitaires, fonds GKC.

522 Arcadie, avril 1979, BAUDRY comment ces résultats et l’analyse qui en a été faite dans La Condition des

homosexuels, 1982, Privat, p.10, fonds GKC.

523 BAUDRY André, La condition des homosexuels, p.15.

185

d’Arcadie n’empêche pas BAUDRY de s’élever contre la société française à laquelle il

voudrait que les homosexuels souscrivent (en se conformant aux lois) et contre la tolérance

qu’il appelait de ses voeux de la part de la société. Commentant ainsi un sondage de novembre

1978 (pour lequel, à la question posée « si votre fils ou votre fille était homosexuel(le) quelle

serait votre attitude ? » 39 % des sondés déclarent qu’ils souhaiteraient le (la) raisonner, 34 %

le (la) faire soigner, 17 % l’accepter, 4 % le (la) rejeter et 6 %ne se prononcent pas), il

déconsidère en 1982 la notion même de tolérance qu’il avait si souvent sollicitée (« Cet

interventionnisme est fondé autant sur la croyance à l’efficacité des « soins » qu’à celle de la

persuasion. Il éclaire singulièrement le sens de la tolérance si largement professée »524).

La position d’Arcadie est donc celle du commentaire objectif et réfléchi des effets de

la répression et de la réprobation. Cependant, cette dimension s’estompe dans les années 1970

où, dans la mouvance culturelle générale qui est celle de la revendication de la sexualité du

Sujet ( ; de l’individu), le ton de la revue devient plus offensif au moment même où les

mentalités commencent à changer sur la place de la sexualité dans la vie individuelle et

sociale.

5) Le rapport à la répression et à la réprobation (résistances et indignation)

Il existe un deuxième mode de réaction à la réprobation sociale et à la répression :

celui d’une conception active de l’indignation et de la révolte. L’indignation devant la

répression policière est clairement exprimée à partir de 1971 par le FHAR. Dans la lignée de

Mai 68, les mouvements homosexuels gauchistes manient un discours de dénonciation de

l’autorité et d’attaque contre l’ordre policier. La couverture du numéro 2 du Fléau social

(ainsi que les photos à l’intérieur du numéro) représente d’ailleurs de jeunes hommes nus

provoquant dans la rue une escouade de CRS525. Pour des raisons politiques (la rhétorique

marxiste et libertaire de la pensée Mai 68) le FHAR a l’habitude de dénoncer une répression

policière qui prend essentiellement pour cible les milieux ouvriers et prolétariens : « Ce sont

les homos ouvriers qui se font embarqués » dira Guy HOCQUENGHEM lors d’une AG du

FHAR526, dénonçant en même temps les figures de Jean MARAIS et de Jean COCTEAU,

comme symboles d’une conception élitiste et bourgeoise de l’homosexualité, seule conception

tolérée par le pouvoir. L’obsession de la « démocratisation » de l’homosexualité est donc

l’une des principales raisons du discours anti-policier du FHAR : selon HOCQUENGHEM,

pour l’année 1967, les statistiques du Ministère de l’Intérieur feraient état de 300 arrestations

524 BAUDRY André, op. cit., p.18.

525 Le Fléau social, numéro 2, fonds Homosexualité, BDIC.

526 ROUSSOPOULOS Carole, FHAR, documentaire vidéo, 1971, fonds GKC.

186

à l’encontre d’homosexuels (pour des motifs d’outrage à la pudeur, de relation sexuelle avec

mineurs, de prostitution masculine) dont 143 perpétrées à l’égard d’ouvriers527. Près de la

moitié des arrestations concernent des homosexuels ouvriers, cela suffit au FHAR pour faire

du prolétaire homosexuel le grand persécuté de l’ordre bourgeois qui lui assigne une double

condamnation, économique et morale. Avec cet argument, le mouvement prône la révolution

sociale contre cet ordre moral oppresseur. La révolte du FHAR porte également contre les

préjugés de la société bourgeoise à l’égard des homosexuels. Les militants déplorent chez les

bourgeois, lors des AG, ce qu’ils appellent « le mythe de l’homosexuel », c’est-à-dire la figure

de l’homme efféminé, fragile et muet. Ils interprètent cela dans leur sémiologie marxiste

comme une définition qui se réfère toujours au rôle social : l’homosexuel est, aux yeux de la

société bourgeoise, un homme qui n’assume pas sa condition d’homme. Lors de l’AG filmée

par Carole ROUSSOPOULOS, les militants rapportent avec amusement l’anecdote suivante à

savoir que des homosexuels du FHAR, tractant un jour devant un cinéma, se sont vu rétorquer

par des spectateurs « Mais vous n’êtes pas homosexuels ! », en raison de leur barbe. Le FHAR

pointe donc la douloureuse question des stéréotypes de l’homosexualité.

Cette indignation se fait donc sur fond de rappel de la « condition » homosexuelle

décrite en son temps par Arcadie. Dans le Rapport contre la normalité de 1971, le FHAR,

avec l’article « la vie quotidienne chez les pédés »528, rappelle à travers deux témoignages (la

victime d’une agression physique et un lycéen de 19 ans qui se fait régulièrement traité de

« tapette », y compris par ses camarades révolutionnaires) les souffrances liées à l’intolérance,

à la moquerie et à la violence. En 1973, dans le numéro spécial de Recherches, Trois

milliards de pervers529, l’article « n’est pas Gérard GRANDMONTAGNE qui veut » rappelle

que le personnage éponyme, détenu à la prison de Fresnes s’est pendu en septembre 1972,

sans doute en raison de la forte tension psychologique qu’il endurait en milieu pénitentiaire.

Ce dernier est qualifié d’environnement fasciste par la revue. Une note rajoutée à l’article

mentionne qu’un certain Guy CLERGEOT s’est également pendu à Fresnes (à l’âge de 23

ans), alors qu’il était incarcéré en préventive au « quartier des homosexuels »530. La

dénonciation des violences carcérales à l’égard des homosexuels se fait ici sur le mode de la

révolte et du discours révolutionnaire. De même, dans le même numéro, l’ « appel aux

médecins » demande de façon véhémente aux médecins d’épargner leurs clients homosexuels

de leurs préceptes moraux, et le texte « Les Culs-énergumènes » réclame, sur un ton de

527 Guy HOCQUENGHEM, filmé par ROUSSOPULOUS Carole, op. cit.

528 FHAR, Rapport contre la normalité, 1971, Champ libre, pp.44-47, fonds Homosexualité, BDIC.

529 Sous la direction de Félix GUATTARI, Trois milliards de pervers ; la Grande Encyclopédie des

homosexualités, mars 1973, p.201, fonds GKC.

530 Sous la direction de Félix GUATTARI, op. cit., pp.201-203.

187

vindicte, la fin des interdits moraux531. Les mouvements homosexuels nés dans le sillage du

FHAR montrent toujours du doigt les préjugés populaires mais adoptent à leur égard un ton

vindicatif et rancunier.

III) Les analyses théoriques de la répression

Les milieux homosexuels militants ne se sont pas contentés de réagir à la répression.

Ils ont bien évidemment tenté d’analyser également cette répression policière et sociale. Et,

comme pour justifier le bien-fondé de leur démarche, ils ont rencontré des résistances dans les

milieux de l’édition ou dans les milieux intellectuels en général. Nous allons donc maintenant

mentionner ces formes de résistances telles qu’elles se sont manifestées pour Arcadie et pour

Daniel GUERIN, avant de prendre comme exemple de ces analyses théoriques, celle de

Daniel GUERIN.

1) Les résistances qu’a pu rencontrer la revue Arcadie dans le monde intellectuel et dans

les processus d’édition

La revue de BAUDRY a bien sûr traversé de nombreuses résistances afin de faire

entendre sa voix. Elle fut, nous l’avons dit, interdite à l’affichage et à la vente en kiosque, à

toute publicité et à la vente aux mineurs de moins de 18 ans, suite à un arrêté du Ministère de

l’Intérieur d’avril 1954. Le motif invoqué était la protection des mineurs. Jusqu’en 1975, la

revue n’eut pas le droit d’être visible auprès du grand public. Mais la force d’Arcadie fut de

réussir à s’imposer au-delà de ces contraintes grâce à un réseau de diffusion et de contact très

développé et grâce à quelques uns de ses membres qui étaient hauts placés dans la société

française. BAUDRY mentionnera, en 1982 dans La condition des homosexuels, qu’il a écrit

pendant 21 ans à chaque nouvelle nomination à la Place Beauveau pour obtenir l’abrogation

du décret de 1954. Mais le Club n’obtint jamais de réponse. En 1975, Michel

PONIATOWSKI répond positivement à la demande et accorde à Arcadie le même statut que

n’importe quel organe de presse. Arcadie peut dès lors entrer à la Commission Paritaire de

Presse. BAUDRY fut également surveillé personnellement par la Brigade mondaine, car il fut

soupçonné d’entretenir et d’abuser de plusieurs adolescents532. Arcadie fut de nombreuses fois

menée devant les tribunaux pour des raisons discutables qui reflètent l’arbitraire d’une

531 Sous la direction de Félix GUATTARI, op. cit., p.221 et p.226.

532 BAUDRY André, La condition des homosexuels, p.192.

188

volonté de faire taire la revue. BAUDRY fut inculpé par le Procureur de la République pour

outrage aux bonnes moeurs par voie de presse533. On lui reprocha la couverture blanche et

quasi-vierge de la revue, ce qui peut paraître étonnant. L’argument retenu était que cette

couverture était un élément de duperie qui ne pouvait qu’attirer les lecteurs candides pour

ensuite les faire entrer dans un univers dégradant du point de vue moral. Le raisonnement était

laborieux et, qui plus est, la revue était interdite à la vente publique, ce qui signifie que les

lecteurs avaient une idée du contenu de l’ouvrage qu’ils commandaient. L’inculpation ne

déboucha donc sur aucune condamnation. Une autre inculpation fut prononcée contre

BAUDRY à cause d’une nouvelle publiée dans la revue qui s’appelait « Petite musique pour

la nuit de Noël » : la partie civile reprocha à la revue le titre emprunt de religiosité pour

désigner un amour homosexuel et critiqua l’emploi de points de suspension, dans le texte de

la nouvelle, susceptibles d’êtres interprétés comme des invitations à la débauche par le

recours à l’imaginaire et au sous-entendu. Là encore BAUDRY ne fut pas condamné534. Ces

inculpations ont été prononcées au nom des motifs juridiques que nous avons antérieurement

détaillés, l’outrage aux bonnes moeurs et la corruption de la jeunesse. Néanmoins, dans leur

contradiction fondamentale et dans leur « mauvaise foi », elles peuvent être interprétées

comme de réelles volontés politiques de provoquer l’interdiction de la revue. Il s’agit alors de

réelles discriminations énoncées à l’encontre des voix publiques de l’homosexualité. La

difficulté pour évaluer et réellement poser l’existence de cette discrimination réside, nous

l’avons dit plus haut, dans l’absence de termes juridiques explicites portant sur la

discrimination de l’homosexualité en elle-même. Quand BAUDRY écrivit au Conseil d’Etat

(il ne donne pas la date exacte dans ses écrits postérieurs) pour lui demander son avis sur les

discriminations de fait dont sont victimes les homosexuels et son propre Club, il se vit

répondre que le problème n’existait pas de jure et qu’il y avait de toute manière des difficultés

d’ordre national bien plus urgentes à traiter, ce qui ne manqua pas d’indigner profondément le

directeur d’Arcadie535.

Arcadie a également rencontré des résistances lorsqu’elle a tenté d’organiser des

conférences pour une discussion intellectuelle de l’homosexualité et de ses problèmes. En

1982, BAUDRY évoque, dans un de ses derniers ouvrages, la tentative d’organisation d’un

débat public sur l’homosexualité, sans toutefois la dater (mais il doit s’agir des années 1960).

BAUDRY revient sur les réactions rétrogrades de certains universitaires : « Un fait très

533 Les affaires que nous allons mentionner sont racontées par BAUDRY dans La Condition des homosexuels

mais l’auteur ne précise pas la date. Ces affaires doivent probablement intervenir à la fin des années 1950 et au

début des années 1960.

534 Ces deux mésaventures sont rapportées par BAUDRY dans La condition des homosexuels, pp.193-195.

535 BAUDRY André, op. cit., p.209.

189

inattendu survint. Il était grave, car il signifiait de façon probante que nous vivions dans un

pays où les moeurs étaient tabous, et où les hommes censés être les plus compétents pour les

faire progresser étaient encore dans la perspective du Moyen-Âge. »536. BAUDRY rapporte le

fait que le directeur d’une Ecole nationale de Psychologie, dont il refuse de donner le nom,

avait en guise de réponse à l’invitation d’Arcadie, transmis celle-ci au procureur de la

République de la ville de province où se trouvait son Ecole. Une demande d’information a

ainsi été demandée par la police judiciaire au directeur d’Arcadie.

Enfin, pour ne pas oublier un journal contemporain d’Arcadie (mais dont le ton est

radicalement différent), Futur, il faut mentionner la tentative de celui-ci de poser un recours

au Conseil d’Etat le 3 décembre 1952 contre les demandes d’interdiction du journal. Mais,

après une longue attente, le recours sera rejeté en 1956. La même année, M. MOSSET,

Commissaire du gouvernement, déclarera à propos de Futur qu’un journal exaltant

l’homosexualité pour des raisons de liberté individuelle est contraire à la morale admise et

qu’il faut ainsi condamner une presse aussi licencieuse537.

2) Les résistances qu’a pu rencontrer Daniel GUERIN dans le monde intellectuel et dans

les processus d’édition

Daniel GUERIN considère, de fait, que certaines de ses tentatives de discuter de

l’homosexualité, scientifiquement, sociologiquement ou littérairement, ont rencontré des

difficultés dans le processus d’édition probablement à cause de la thématique qu’il souhaitait

traiter. C’est ce qu’il évoque dans un télégramme (pneumatique) qu’il envoie à un de ses amis

en 1959 à propos de son étude sur l’homosexualité chez SHAKESPEARE (qui paraîtra

finalement dans Shakespeare et Gide en correctionnelle)538: « Je voulais vous signaler que j’ai

fait récemment, sous forme de conférence, une longue étude sur « l’amour dans les sonnets de

SHAKESPEARE » que j’ai quelque peine à publier à cause de son sujet un peu délicat. Je

cherche d’ailleurs à publier un petit volume d’essais sur les problèmes d’homosexualité qui

contiendrait notamment cette étude et celle sur GIDE (réfutation du livre du professeur

DELAY)539 ». GUERIN reformule cette crainte dans un autre télégramme : « J’ai, par ailleurs,

terminé une étude sur les sonnets de SHAKESPEARE, mais que j’arrive difficilement à

536 BAUDRY André, op.cit., p.26-27.

537 Rapporté par GIRARD Jacques, Le mouvement homosexuel en France, op. cit., p.37.

538 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 2 , dossier « shakespeare », télégramme (pneumatique) de

Daniel GUERIN à M. de GHEERBRANDT des éditions La Hune, 02 / 03 / 1959.

539 GUERIN fait ici allusion à l’article « André GIDE et l’amour » qu’il a écrit en 1957 (publié dans Arcadie en

janvier 1958) et sur lequel nous reviendrons par la suite.

190

« placer », vu le caractère sans doute un peu délicat du sujet. »540. Mais c’est surtout avec

l’ouvrage Eux et lui, véritable confession psychanalytique, que GUERIN rencontrera le plus

de problèmes d’édition. En 1962, dans un télégramme à André MASSON il déclare :

« J’apprenais une nouvelle fâcheuse […] : l’Intercontinentale, qui est le diffuseur attitré des

Editions Gonthier, a refusé de diffuser Eux et lui ! De l’avis de Bernard GHEERBRANDT de

La Hune, la véritable raison de leur refus, qu’ils cachent hypocritement, doit être le sujet un

peu délicat de l’ouvrage. C’est l’éternelle bataille qui continue ! »541. Un dossier du fonds

GUERIN de la BDIC542 recense une partie importante de la correspondance tournant autour

des problèmes d’édition, de diffusion et de réception de l’ouvrage Eux et lui : outre les lettres

de félicitations de réseau d’amis ou de connaissance (François MAURIAC, Claude LEVISTRAUSS,

etc.), on peut trouver de nombreuses lettres avec les maisons d’édition

mentionnant le refus de publier le livre (Gallimard, etc.), invoquant comme motif la très petite

taille de l’ouvrage.

Qui plus est, les problèmes que rencontre GUERIN concernent aussi la censure de

certains de ses propos. En 1962, lorsque GUERIN envoie sa nouvelle « L’Explosion » (qui

parle du désir homosexuel sans détours métaphoriques ou allusions quelconques) à Arcadie,

BAUDRY lui déclare : « Vos feuillets provisoires sont excellents. Et pourtant je ne peux les

publier. Vous en savez la raison : un Parquet pointilleux – surtout en ce climat actuel vis-à-vis

des moeurs – peut être choqué par cette succession d’aventures ». Le directeur de la revue lui

demande alors d’ajouter « des réflexions morales, des examens de conscience, des aperçus

psychologiques », et ce, contre « l’immoralité ou l’amoralité du texte »543. On retiendra aussi

une autre correspondance avec André BAUDRY en 1965 à propos de certaines phrases des

textes de Journal trop intime : Arcadie, pour des raisons de bon ton et de respectabilité, refuse

de publier des propos trop audacieux. Le 20 janvier 1965, BAUDRY ira jusqu’à écrire à

GUERIN : « On le publiera très volontiers. Mais vous permettez nous de censurer quelques

passages trop précis pour la Vème République ! [ou Souhaiteriez-vous] corriger vous-même

ces passages trop audacieux ? »544. Cet épisode illustre bien, par ailleurs, l’atmosphère très

moralisante de la revue de BAUDRY.

540 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 2, même dossier, télégramme de Daniel GUERIN à G.

LAMBIN, 02 / 03/ 1959.

541 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 7, dossier 1 « Eux et lui », télégramme (pneumatique) de

Daniel GUERIN à André MASSON, 10 / 02 / 1962. Un autre télégramme, contenu dans le dossier et adressé à

MASSON (du 23/ 03 / 1962), stipule que GUERIN publiera aux éditions du Rocher.

542 Folio delta 721 / 8, dossier « Eux et lui ».

543 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 16bis, lettre d’André BAUDRY à Daniel GUERIN, 05 / 08 /

1962.

544 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 6, dossier 2 « Journal trop intime (correspondance, presse) »,

lettre d’André BAUDRY à Daniel GUERIN, 20 / 01 / 1965.

191

3) Les réflexions de Daniel GUERIN sur la répression

En 1958, GUERIN publie, dans La Nef, un article intitulé « la répression de

l’homosexualité en France »545. Il s’agit d’une enquête « sociologique » faite par GUERIN à

partir du Compte général de l’administration de la Justice criminelle, publié chaque année par

le Ministère de la Justice. GUERIN recense quelques chiffres : pour les années 1953-54-55,

sur 836 homosexuels poursuivis, 511 étaient des hommes du peuple ou des manuels (artisans,

employés, ouvriers), soit 61 % des poursuites judiciaires, les ouvriers comptant pour 41 % de

ces poursuites. GUERIN en conclut que, d’une part, contrairement à une idée commune dans

les milieux de gauche, l’homosexualité n’est pas une pratique sexuelle des classes privilégiées

(un « vice bourgeois »), et que d’autre part, la répression ne touche pas l’écrivain de renom, la

vedette de cinéma, le parlementaire mais le prolétaire, le faible, l’anonyme. Pour ces derniers,

la répression est constante et implacable. GUERIN désire faire avec cette courte étude (elle ne

fait que 6 pages) un pendant français du rapport WOLFENDEN (enquête sociologique

britannique sur laquelle nous reviendrons au chapitre suivant). Il fait ressortir quelques

caractéristiques de l’échantillon des arrestations qu’il étudie : 40 % des prévenus sont âgés de

plus de 40 ans. 40 % des détenus sont des hommes mariés ou l’on été (30 % d’hommes

mariés et 26 % de pères de famille, ce qui fait écho aux réflexions que nous menions dans le

chapitre 4). 95.5 % des cas concernent des français et 4.5 % des étrangers. Il y a eu d’ailleurs

à ce titre des interdictions de séjour pour homosexualité : 2 en 1947, 3 en 1948, 6 en 1950, 2

en 1952, 3 pour l’année 1954 et 1 en 1955. Les cas sont minoritaires voire exceptionnels

semble-t-il, mais ils choquent néanmoins GUERIN : « Est-il admissible que dans la France

des « Droits de l’homme » un individu puisse être déplacé ou même qu’il puisse être expulsé

simplement à cause de son comportement sexuel, dans le cas où l’acte homosexuel est

commis sans aucune des circonstances aggravantes… ? »546. GUERIN reconnaît qu’il n’a pas

eu accès, d’une part au nombre exact de délits classés sans suite et non portés devant les

tribunaux, d’autre part, aux éventuels chantages exercés par la Police sur les lieux de

l’arrestation, ce qui aurait pu, dans un sens comme dans un autre, nuancer les propos avancés.

Néanmoins GUERIN constate des entorses à la législation. On arrête et on condamne en effet

de manière abusive : GUERIN rapporte le cas d’un Parisien de 30 ans surpris dans un hôtel

avec un partenaire de 20 ans et qui a fait 6 mois de préventive avant d’être condamné à 3 mois

de prison avec sursis. S’il tombait sous le coup de la loi de 1945, il s’agissait d’un rapport

545 GUERIN Daniel, « La répression de l’homosexualité en France », La Nef, janvier 1958, fonds Homosexualité,

BDIC.

546 GUERIN Daniel, op. cit., p.3.

192

sexuel privé et mutuellement consenti. Qui plus est, la répression est de plus en plus sévère,

comme en témoigne la progression du nombre de condamnations : 22 en 1945, 85 en 1946,

133 en 1947, 193 en 1948, 312 en 1954… Sur cet échantillon, 81 % des cas aboutissent à des

peines d’un an ou moins, 7.2 % des peines de plus d’un an, 5.7 % à une simple amende, 6 % à

un acquittement. Les peines ne sont donc pas extrêmement graves, néanmoins la manière dont

elles sont administrées laisse perplexe l’auteur. En effet, la question des récidives laisse

apparaître un vice de forme : la peine de sursis prononcée pour réprimer la relation

homosexuelle illicite est commuée en peine réelle lorsque le sujet est un récidiviste, mais le

crime commis auparavant est pris en compte alors qu’il n’a rien à voir avec l’homosexualité

(étant de nature différente, comme un vol ou une agression). Pour GUERIN, enfin, l’on

assiste à une véritable aggravation des peines sur les années 1953-54-55 (malgré une hausse

des peines avec sursis comme pour compenser), ce qui témoigne du regain d’un certain ordre

moral que GUERIN compare à un Maccarthysme à la française. Il en conclut que la

législation devrait se durcir sur la question de l’homosexualité dans les années à venir. Deux

ans plus tard, le vote de la loi sur les fléaux sociaux devait lui rendre raison…

L’article connaîtra un certain succès et parviennent à GUERIN ou à La Nef des lettres

de sympathie et de remerciement de la part de personnes qui souffraient psychologiquement

de la réprobation sociale de l’homosexualité : un certain ROLAND BONIFACE écrit à La

Nef pour saluer le courage de GUERIN547, un certain A. BIACHE confie à l’auteur de

l’article : « c’est grâce à vous que je me suis complètement affranchi de cette morale de

refoulement dont je devais être une victime toute désignée »548.

GUERIN écrira aussi un article dans Arcadie en 1959 intitulé « La drame de

l’homosexualité »549. Il y évoque la condition malheureuse de l’homosexuel (discrimination

juridique, répression policière, hostilité sociale) en reprenant des arguments issus de sa

précédente étude. Il y développe en outre le thème de l’amalgame entre homosexualité

masculine et prostitution masculine.

Le Club Arcadie et Daniel GUERIN ne sont évidemment pas les seuls acteurs à

produire une réflexion théorique sur la répression. HOCQUENGHEM en formulera une par la

547 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 14, dossier 8 « répression de l’homosexualité en France »,

lettre de Roland BONIFACE à La Nef, 19 / 03 / 1958.

548 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, même carton et même dossier, lettre de A. BIACHE à Daniel GUERIN, 24 /

03 / 1958.

549 Arcadie, numéro 72, décembre 1959, pp.653-657, fonds Homosexualité, BDIC.

193

suite. Mais ces réflexions sont plus tardives (les années 1970) et sont consécutives à

l’émergence d’une nouvelle logique politique et identitaire que nous aborderons plus tard.

Ainsi, nous avons tenté, dans ce chapitre, de mesurer l’oppression dont ont été

victimes les milieux homosexuels durant les trois décennies qui nous intéressent. Nous nous

sommes penchés plus particulièrement sur les années 1950 et 1960, car dans les années 1970,

la révolution sexuelle et l’individualisme relativiste naissant amènent la société à se

débarrasser peu à peu de ses jugements dépréciatifs quant à l’homosexualité. Et nous gardons

l’analyse des rapports entre un monde homosexuel qui s’est radicalement transformé avec la

société pour les chapitres ultérieurs.

Il nous faut conclure en insistant sur la dureté de la surveillance et de la répression

policières. Quant à la réprobation sociale et à la discrimination « politique », force est de

constater qu’il n’y a pas eu de rejet systématique des homosexuels, mais que des cas

manifestes d’hostilité ont pu être constatés dans une réalité très complexe, où discours et faits

empiriques divergent souvent, et où les différenciations selon les milieux, les acteurs, les

environnements changent du tout au tout à chaque contexte la donne du rapport à

l’homosexualité.

194

Chapitre VII

Mouvement rhétorique de défense des homosexualités dans les articles

émanant des milieux homosexuels « intellectuels »

Nous avons souligné au chapitre précédent la dureté (mais aussi l’ambivalence) des

discriminations sociales qui pesaient sur les homosexualités dans les années 1950 et 1960.

Nous avons montré que la répression policière était réelle et particulièrement intense dans les

années 1960. Dans le domaine des représentations sociales, l’homosexualité était jugée

négativement, quant elle n’était pas couverte par un silence gêné. Aussi, pour rompre ce

silence, les milieux homosexuel militants ont utilisé nombre de moyens rhétoriques pour

parvenir à rompre le cercle vicieux de l’indifférence ou de l’hostilité, avant d’avoir recours,

comme nous le verrons par la suite, aux moyens politiques dans les années 1970. Pour ce

faire, certains auteurs homosexuels ont opté pour un type de littérature théorique qui réexploite

systématiquement les travaux (médicaux, sociologiques, statistiques) qui peuvent

servir à dépénaliser symboliquement la pratique homosexuelle.

Nous allons donc, dans ce chapitre, étudier l’influence du nouveau discours médical de

la sexologie naissante et de grandes enquêtes de sociologie quantitative sur les milieux

homosexuels des années 1950 et 1960, et sa ré-exploitation dans le cadre de la défense de

l’homosexualité, à travers deux domaines représentatifs de cette démarche très intellectuelle :

celui des article de la revue Arcadie et celui de l’oeuvre de Daniel GUERIN.

195

De fait, à énoncer brièvement quelques caractéristiques de cette littérature de défense

rhétorique et symbolique, nous pouvons constater qu’elle pose ses jalons sur certains énoncés

de type scientifique. Le discours sexologique (qui vient des Etats-Unis mais aussi des pays

scandinaves) ne traite pas l’homosexualité comme une perversion mais comme une simple

modalité de la sexualité. Parallèlement à cela de grandes enquêtes statistiques dans le monde

anglo-saxon (le rapport KINSEY aux Etats-Unis en 1948, le rapport WOLFENDEN en

Angleterre en 1957) montrent que les pratiques homosexuelles sont finalement très répandues

dans la société. Cette « neutralisation » de l’homosexualité (celle-ci n’est pas assimilée à un

vice ou à une maladie, mais décrite comme un fait social et statistique) ravie les auteurs de la

revue de BAUDRY. Dans la même optique, Daniel GUERIN se fait le principal promoteur

des idées de KINSEY en France. Ce projet théorique le préoccupera plusieurs années550.

GUERIN s’est également fait l’écho du rapport WOLFENDEN. Cet élan intellectuel (mené

dans les années 1950) permet à l’homosexualité d’investir le monde intellectuel comme objet

de débat public (malgré les résistances que nous avons déjà soulignées) à la fin des années

1950 et au début des années 1960. Des revues, des séminaires, des colloques (dans une

proportion évidemment moins grande que celle d’aujourd’hui) mettent en place des

conférences-débats sur l’homosexualité. S’élèvent alors des voix progressistes (citons l’Abbé

Marc ORAISON dans le monde religieux) ou « stigmatisantes » (citons Marcel ECK dans le

monde médical).

Nous évoquerons donc, dans un premier temps, le rapport KINSEY et sa réception, puis

nous aborderons les débats et controverses autour de la réception du rapport WOLFENDEN,

avant d’évoquer quelques exemples de débats publics sur l’homosexualité, avec le cas des

voix progressistes, des voix réactionnaires et, enfin, celui des interventions publiques de

Daniel GUERIN.

  1. I) Le rapport KINSEY de 1948 et l’impact de la sexologie sur les représentations de

l’homosexualité

Le rapport du professeur Alfred KINSEY sur la vie sexuelle des Américains est publié

en 1948 aux Etats-Unis (Sexual Behavior in the Human male). Ce rapport, aujourd’hui

célèbre, provoqua un tollé aux Etats-Unis en raison du sujet tabou que constituait la sexualité.

Pour la première fois, un travail scientifique abordait la sexualité comme objet d’étude. Pour

550 L’ensemble des dossiers classant les prises de notes à partir de KINSEY sont consultables au fonds Daniel

GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 15 / f et 721 / 15 / c, notamment. Le dossier relatif à la rédaction de l’ouvrage

sur KINSEY et à l’affaire KINSEY de 1956 est consultable au carton Folio delta 721 / 12.

196

réaliser ce travail, KINSEY a eu recours à un travail de sociologie quantitative

(questionnaires, mise au point de séries statistiques) et qualitative (entretiens) pour énoncer un

certain nombre de conclusions sur un sujet qui n’était guère objectivement mis en discours

jusqu’alors. Parmi ses principales conclusions, on retiendra que 67 % à 98 % des hommes

américains ont eu un rapport sexuel avant le mariage, que 50 % des hommes mariés ont un

rapport extraconjugale, que 92 % des hommes pratiquent la masturbation et, enfin, que 37 %

des hommes ont eu au moins une fois dans leur vie une expérience homosexuelle. En 1953,

KINSEY publiera, dans la même optique, un rapport sur la vie sexuelle des femmes (Sexual

Behavior in the Human Female). Il sera voué aux gémonies dans une Amérique conservatrice,

puritaine et touchée par le Maccarthysme.

Son travail ne sera connu que tardivement en France et GUERIN sera d’ailleurs parmi

les intellectuels qui feront vent des conclusions du statisticien américain. Certes, le travail de

KINSEY a suscité de vives critiques sur la méthode (modèle béhavioriste qui ne se consacre

qu’à l’étude des réalités comportementales, erreurs dans le traitement statistique des données)

et sur les conclusions qui seraient brouillées par ces problèmes épistémologiques et

méthodologiques. Néanmoins, la neutralisation de la question homosexuelle (l’homosexualité

est statistiquement très répandue et diffusée à l’ensemble du corps social, elle ne fait l’objet

d’aucune appréciation à l’angle du prisme moral) et les éléments de défense de celle-ci

(KINSEY attaque dans le livre l’influence de l’Eglise, de la Religion et du Puritanisme

comme source d’inhibition et de frustration de la sexualité) font du rapport KINSEY un

matériau extrêmement intéressant pour les milieux homosexuels français.

1) Le rapport KINSEY et ses échos en France

Les conclusions de KINSEY ne se diffusent guère auprès de l’opinion publique. Ou

bien celle-ci ne les connaît pas, ou bien la réception se fait sur le mode de la moquerie. En

1952, la pièce de théâtre La Feuille de vigne de Jean BERNARD-LUC fait état de la réception

des théories de KINSEY. Les personnages de la pièce mettent en doute la scientificité du

travail statistique de KINSEY, considère que la perte d’influence de la Religion (KINSEY

s’était prononcé pour un combat contre l’emprise de l’Eglise, du Puritanisme et de ses

capacités d’inhibition) marque le début de la licence : comme le dit un personnage, Jérôme,

« C’est du jour où la Religion s’est retirée du commerce de la chair que les abominations ont

commencé. Et Sodome, en substituant le vice à la ferveur mystique, marque le début de la

197

décadence »551. La pièce montre l’inadaptabilité des idées de KINSEY dans le cadre juridique

français, ses propos sur la libération des pulsions sexuelles et du désir prépubaire venant buter

sur l’attention française portée aux « bonnes moeurs » et sur le dispositif pénal de 1942-45 : le

même Jérôme déclare, en effet, que « si on prenait nos lois actuelles sur le délit sexuel à la

lettre, le rapport KINSEY révèle que 85 % des gens seraient des criminels »552.

2) Le combat de Daniel Guérin dans la promotion de KINSEY

GUERIN publie en 1955 son ouvrage Kinsey et la sexualité. Nous avons parlé au

chapitre précédent des réactions des lecteurs de France Observateur à l’article qu’écrit

GUERIN dans le journal en 1956 à propos des travaux de KINSEY. GUERIN a véritablement

créé un modèle rhétorique de conceptualisation de l’homosexualité avec son travail sur

KINSEY : le recours à l’enquête statistique et sociologique pour justifier par des voies

scientifiques la place de l’homosexualité dans la société. Reprenant certaines conclusions de

KINSEY sur l’inhibition des pulsions sexuelles par la Religion et le Conservatisme, GUERIN

entend pourfendre le puritanisme. Il double son combat « moral » par un combat politique en

définissant le puritanisme comme ce « qui a été crée comme un mécanisme de défense destiné

à protéger une conception de la propriété privée grâce à laquelle la bourgeoisie s’est arrogé la

puissance économique, puis le pouvoir politique »553. C’est ce pouvoir politique et

économique qui permet aux partisans du puritanisme d’étendre leur influence sur les moeurs et

de les conditionner pour éviter que ne se déchaîne la puissance de l’énergie sexuelle (il s’agit

de cette conception chère à GUERIN de la dimension énergétique et subversive de la pulsion

sexuelle). Dénoncer cela, comme l’a fait KINSEY, c’est permettre à la sexualité d’investir le

champ du discours (puis plus tard celui de la politique) pour être libérée : « KINSEY a donné

au puritanisme ou, pour parler le langage du sexologue français René GUYON, au

« terrorisme antisexuel » un coup qui ne manquera pas de l’ébranler »554.

3) L’impact de la sexologie, dans le sillage de l’affaire KINSEY, dans le travail de

conceptualisation de l’homosexualité

551 Jean BERNARD-LUC, La Feuille de vigne, p.86. Ces références proviennent d’une prise de notes de Daniel

GUERIN, disponible au fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 15 / f, dossier « Kinsey ».

552 Jean BERNARD-LUC, op. cit., p.130.

553 GUERIN Daniel, Kinsey et la sexualité, 1955, p.118, ouvrages de GUERIN, BDIC.

554 GUERIN Daniel, op. cit., p.19.

198

GUERIN recevra, pour son travail, les félicitations de nombreux sexologues. Parmi

eux Léonard STARK, sexologue suédois, qui écrit à GUERIN pour l’aider dans son travail

de recherche qui est à la fois objectif et militant : « Je voudrais vous donner une opinion de

ma contribution pour « écraser l’infâme » et délivrer l’Occident »555.

Mais l’influence des sexologues apparaît également chez Arcadie. La revue utilise de

plus en plus au début des années 1960 les arguments de type médicaux à rebours de leur

utilisation originelle (présenter l’homosexualité comme une maladie ou une dégénérescence)

dans le cadre d’une sexologie quantitative. Dans le numéro 82 d’octobre 1960, l’article « Le

fait homosexuel » de Serge TALBOT tend à systématiser le recours à une sexologie

quantitative et statistique afin de normaliser le comportement homosexuel556. Il n’hésite pas à

recourir aux catégories médicales spécifiant l’homosexualité (telles que l’homosexualité

« glandulaire » / « tubulaire », c’est-à-dire l’homosexualité biologique résultante d’un

déséquilibre endocrinien, ou encore le concept d’ « homosexualité de situation », c’est-à-dire

l’homosexualité créée par des circonstances particulières biaisant l’épanouissement du désir

sexuel comme l’absence de femmes en milieu carcéral) pour les ré-utiliser dans le cadre d’une

légitimation et d’une défense de l’homosexualité. Il s’agit en quelque sorte de retourner les

armes de l’adversaire contre lui. Cette méthode rhétorique soulève néanmoins de grandes

ambiguïtés dans le rapport à soi, ambiguïtés que le FHAR reprochera plusieurs années après

au projet intellectuel de BAUDRY. Sociologiquement, ce phénomène peut s’expliquer par le

fait que tout groupe minoritaire s’inscrit dans une structure sociale et un ensemble de

représentations construites par les dominants et donc ne peut s’affirmer paradoxalement que

dans et contre ce cadre de représentations557. Dans un numéro de 1968, l’article « Situation et

possibilité de l’homophilie » d’André CLAIR558 évoque les travaux du docteur Lars

ULLERSTAM qui écrivit en 1968 l’ouvrage minorités érotiques (où étaient analysés les

motifs inconscients qui interviennent chez les tenants de l’ordre sexuel traditionnel contre

l’exception). Enfin certaines justifications médicales et biologiques de la sexualité

homosexuelle par les auteurs de la revue peuvent déboucher sur des propositions qui peuvent

paraître un peu singulières dans le sens qu’elles tentent d’apposer à l’homosexualité : dans le

numéro 82 de la revue, Lucien FARRE va jusqu’à soutenir que « l’homosexualité est, en

555 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 12, dossier 4 « correspondance autour de Kinsey », lettre de

Léonard STARK, Stockholm, 19 / 12 / 1955.

556 Arcadie, numéro 82, octobre 1960, pp.544-559, fonds GKC.

557 LESSELIER Claudie, communication au colloque Homosexualités : expression/répression, sous la direction

de Louis-George Tin, ENS, 3-5 décembre 1998, publié aux Editions Stock, Paris, 2000.

558 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 12, dossier 5 « Sexualité ; Kinsey et la sexualité », Article

découpé (sans mention de source, de date, excepté l’année).

199

réalité, […] une régulation des naissances prévue par le génie de l’espèce humaine, régulation

somme toute moins effroyable encore dans diverses parties du globe, de la guerre, atomique

ou non, sous la menace de laquelle nous vivons quotidiennement »559.

Mentionnons enfin l’influence, aux côtés de la sexologie, de la psychanalyse qui figure

dans le répertoire théorique de GUERIN. Celui-ci accorde beaucoup d’intérêt à l’évolution et

aux conclusions de cette discipline : on trouve ainsi de nombreuses coupures de presses, dans

les archives de GUERIN, sur les grands tournants institutionnels de la discipline (la

dissolution de l’Ecole lacanienne, les rapports entre marxisme, humanisme et psychanalyse

soulevés par l’oeuvre d’Erich FROMM560). GUERIN a également rassemblé, dans ses

documents personnels, des document sur la sexologie suédoise : aussi trouve-t-on dans ses

archives des documents sur des médecins suédois comme le docteur ULLERSTAM561.

Enfin, la répercussion des avancées de la sexologie ne concerne pas seulement le

milieu arcadien. Le journal Futur s’en fait aussi l’écho. Dans son numéro 1 d’octobre 1952562,

à la rubrique « Si nous vivions au Moyen-âge », le journal évoque un fait divers mettant en

cause un mineur de 16 ans qui se prostituait. Frondant l’opinion publique qui s’en

scandalisait, Futur stipule avec son ton narquois que si la sexologie était davantage connue et

ses conclusions diffusées, la plupart des gens aurait alors su que ce n’était plus un « gosse »

qui était en cause. A partir du numéro 5, le journal fera régulièrement de la publicité pour le

Journal of Sexology, édité outre-atlantique par le docteur PILLAY.

  1. II) Le rapport WOLFENDEN de 1957

En 1957, la Commission WOLFENDEN, présidée par Sir John WOLFENDEN, remet

au Parlement britannique le Rapport Wolfenden, vaste enquête de sociologie quantitative

commandée par le gouvernement britannique sur l’homosexualité dans la société. La rapport

suscitera un vif débat à la Chambre de Communes sur l’abrogation de la loi criminalisant les

rapports homosexuels, même entre adultes consentants. Nettement moins connu que le travail

de KINSEY, le rapport de WOLFENDEN émet à peu près les mêmes conclusions

statistiques : l’homosexualité est une pratique assez répandue dans la société, elle est diffuse à

559 Arcadie, numéro 82, octobre 1960, p.614, fonds GKC.

560 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 15 / a, dossier 4 « psychanalyses », deux articles issus du

Monde : « la psychanalyse désenchantée » sur la dissolution de l’Ecole lacanienne, 20 / 01 / 1980, et « Erich

FROMM est mort », 20 / 07 / 1980.

561 Documents (comme une coupure du journal Le Fait public « L’amour en liberté »), dossier de coupures de

journaux, Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 15 / j.

562 Futur, numéro 1, octobre 1952, p.2, fonds d’archives numérisées, portail Internet « le séminaire gay ».

200

l’ensemble du corps social et transcende les rapports de classes sociales. De nombreux adultes

britanniques ont eu au moins dans leur vie une expérience homosexuelle et l’homosexualité

doit être traitée comme un fait social et statistique, et non comme une perversion morale ou

une maladie psychologique ou physiologique à éradiquer. Ce faisant, la Commission

WOLFENDEN suggère d’abolir la législation anti-homosexuelle britannique. Le débat

débouchera en 1957 sur un refus d’abroger le dispositif juridique britannique. Cependant, le

rapport WOLFENDEN sera à nouveau mobilisé dix ans plus tard, en 1967, et conduira cette

fois-ci à la promulgation de la Homosexual Law Reform Society qui dépénalisera la pratique

homosexuelle entre adultes consentants.

Le rapport WOLFENDEN, dans son traitement de l’homosexualité, sera ré-exploité,

comme celui de KINSEY, mais de manière moins intense et durable, par Arcadie et par

GUERIN.

1) Le rapport WOLFENDEN en lui-même et ses échos en Arcadie

Le travail de la Commission WOLFENDEN fut minutieusement relaté dans l’article

« Le rapport WOLFENDEN, résumé et commentaire » de Peter RAYNER, dans le numéro 46

de la revue Arcadie563. Certains éléments relatifs au travail en cours du Comité avaient été

fournis dans les articles « Homosexualité et Tradition chrétienne » du numéro 19 et

« L’homosexualité de West » du numéro 22. En 1954, le Secrétaire d’Etat à l’Intérieur a

nommé Sir John WOLFENDEN, Vice-Chancelier (Recteur) de l’Université de Reading, à la

tête d’une commission (un « comité ministériel »), créée le 24 août, pour étudier la loi et la

pratique en ce qui concerne le délit d’homosexualité et la prostitution, et pour suggérer les

changements éventuels à apporter au dispositif juridique en place. La Commission organisa

62 réunions, dont 32 consacrées à l’audition de témoins. La Commission a donc étudié les

rapports de l’homosexualité et de la prostitution, au risque de fonder un amalgame.

Cependant, le rapport Wolfenden a totalement neutralisé, dans son approche, l’homosexualité,

même si cette neutralisation s’est faite indirectement pour des raisons juridiques : « Le comité

n’accepte pas l’idée que l’homosexualité soit une maladie, ce qui impliquerait une

responsabilité diminuée et la compétence des médecins plutôt que des juges »564. Selon les

travaux de la Commission, les délits homosexuels relevés par la police sont passés de 622 en

1931 à 6 644 en 1955, et des poursuites judiciaires ont été engagées dans 390 cas en 1931

563 Arcadie, numéro 46, octobre 1957, pp.11-18, fonds GKC.

564 RAYNER Peter, op. cit. , p.13.

201

contre 2 054 en 1955. Ces chiffres à la croissance exponentielle montrent bien que la

répression de l’homosexualité est une réalité de l’après seconde guerre mondiale. Cela

concerne essentiellement les condamnations pour homosexualité sur la voie publique. Pour ce

qui est des relations homosexuelles privées entre adultes consentants, de 1953 à 1956, 307

hommes ont été condamnés. Le Comité considère que la législation est justifiée pour ce qui

est de la protection des mineurs, sur la voie publique. En revanche, il ne pense pas que la loi

doive s’appliquer aussi dans la sphère du privé, car il ne s’agit pas d’une activité

manifestement contraire au bien public. La Commission n’approuve pas, pour des raisons

sociales et politiques, la manifestation publique de l’homosexualité. Il invoque comme raisons

la sauvegarde symbolique du modèle de la famille, le danger pour la « santé de la société » (la

stigmatisation morale n’est pas tout à fait absente du rapport) et la protection des mineurs (ici

comme en France, l’association des figures de l’homosexuel et du pédéraste est courante).

Néanmoins, malgré ces quelques dépréciations, le rapport déploie un argumentaire totalement

nouveau envers les dangers de l’homosexualité qu’il minimise sérieusement : « On a affirmé

que l’homosexualité était une cause de démoralisation et du déclin des civilisations, mais il ne

semble pas qu’il y ait la moindre preuve à l’appui de cette opinion, qui est plutôt l’expression

du dégoût provoqué par tout ce qu’on considère comme contre-nature et comme coupable : or

les sentiments et les répulsions instinctives des gens ne sont pas une raison suffisante pour

intervenir dans la vie privée des autres gens »565. Le comité estime en effet que la Société et la

Loi doivent garantir la plus grande liberté individuelle possible en ce qui concerne le choix de

sa moralité privée. Le Comité WOLFENDEN demande ainsi à ce que soient dépénalisés les

rapports homosexuels entre adultes consentants. Le Rapport Wolfenden fut rendu public le 4

septembre 1957. Le Times, le Star et le Manchester Guardian l’approuvèrent hautement, mais

les journaux conservateurs l’Evening standard et les Evening News crièrent au scandale. Le

Rapport Wolfenden n’a pas voulu se placer du point de vue des homosexuels et ne s’est pas

beaucoup attardé sur les difficultés que rencontrent les homosexuels dans leur vie sociale de

tous les jours. Néanmoins, le rapport constitue une véritable avancée et lance la voie des

enquêtes objectives, statistiques et sociologiques sur l’homosexualité : comme le déclare Peter

RAYNER au nom d’Arcadie, « Nous avons toutes les raisons d’être satisfaits de ce rapport.

C’est la première fois que ce sujet a été abordé en Grande-Bretagne sans préjugés et cette

analyse logique et très complète de la question pourra servir de base à des discussions

565 Cité par RAYNER Peter, op. cit., p.16.

202

ultérieures »566. A titre d’information, le quotidien Le Monde consacre une série d’articles en

mai 1956 sur le Rapport Wolfenden567.

2) L’argumentation et le combat de Daniel Guérin autour de WOLFENDEN

L’article du journal France Observateur « Homosexualité et opinion publique »

(article du numéro 16 du 12 septembre 1957) consacré au rapport WOLFENDEN contient des

allusions assez douteuses aux rapports entre la criminalité et l’homosexualité, ainsi que des

préjugés dépréciatifs, ce qui provoque la colère de Daniel GUERIN. Celui-ci écrit une lettre

au journal pour se plaindre de ce traitement journalistique qu’il estime partial et scandaleux568.

GUERIN trouve l’article « tendancieux », parce qu’il tend à associer, par amalgame, la figure

de l’homosexualité avec celle du crime. Le journal évoque en effet la recrudescence en

Angleterre de l’essor d’une forte criminalité liée au milieu homosexuel. En raison de cette

figure criminogène, l’objectivation et la neutralisation de l’homosexualité que propose le

rapport Wolfenden ne sont pas les bienvenues pour la protection de la société. Le journal se

fait donc l’écho de l’avis d’une grande partie de l’opinion publique qui s’est prononcée contre

les conclusions libérales de la Commission WOLFENDEN. GUERIN s’indignera auprès du

journal : « Vous ne parlez pas non plus des souffrances terribles imposées par une telle

législation à des milliers de citoyens britanniques »569, déclare-t-il en évoquant, entre autres, le

calvaire d’Oscar WILDE. Il reproche au journal de n’avoir relayé, comme pour l’affaire

KINSEY de 1956, que les réactions négatives et de n’avoir pas du tout parlé des déclarations

favorables faites à l’encontre des conclusions et des suggestions de la Commission. GUERIN

souligne que la Commission a notamment été constituée sur l’insistance de certains

responsables de l’Eglise anglicane et de l’Eglise catholique : France Observateur ne l’a pas

mentionné et pourtant cela aurait pu donner un plus large écho au travail de la Commission en

ne faisant pas de celle-ci une minorité qui aurait soulevé un problème que tout le monde

voulait laisser sous silence. GUERIN dénonce aussi l’attitude du journal qui consiste à dire

que l’homosexualité est essentiellement répandue dans les classes possédantes, ce qui est « le

plus sûr moyen d’entretenir les préjugés que peuvent nourrir à son égard des lecteurs de

566 RAYNER Peter, op. cit., p.18.

567 Certains de ces articles ont été rassemblés par GUERIN, fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 13.

568 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 13, dossier 7 « rapport Wolfenden », copie dactylographiée

de la lettre. Celle-ci est également consultable au carton Folio delta 721 / 15 / a, dossier 6 « Son testament »,

pochette « textes retranchés de Son testament ». GUERIN comptait en effet publier cette lettre sans son ouvrage

de 1979.

569 GUERIN Daniel, op. cit..

203

gauche ayant une conscience de classe (préjugés qui se sont manifestés l’an dernier à la suite

de la publication par votre journal de mon article sur KINSEY) »570.Le journal France

Observateur publiera cette lettre de GUERIN dans son numéro 17 d’octobre 1957 mais la

tronquera, ce qui redouble la fureur de l’auteur (qui avait fait publier cette lettre dans un souci

de démonstration publique de son point de vue). L’intellectuel écrira à nouveau au journal :

« Je proteste de toutes mes faibles forces contre la façon dont ma lettre a été caviardée et

mutilée. Une telle attitude risque d’être interprétée comme une pusillanimité face aux préjugés

en matière sexuelle »571. Convoquant les idées de Marie BONAPARTE dans son Introduction

à la théorie des instincts contre l’hypocrisie sociale en matière de sexualité, il constate avec

une certaine impuissance que la société n’est pas encore prête à ouvrir les yeux sur la

sexualité et à parler de celle-ci objectivement pour faire tomber un certain nombre de tabous.

Pour GUERIN, le Rapport Wolfenden symbolisait une lutte contre le puritanisme et

l’obscurantisme envers la sexualité et faisait résider la réalité de la souffrance psychologique

des personnes homosexuelles non dans un déséquilibre mental ou physiologique naturel, mais

dans une causalité de type sociologique, à travers les contraintes sociales et morales de la

société contemporaine572. GUERIN écrira, en reprenant les conclusions de WOLFENDEN un

court essai : La répression de l’homosexualité en Angleterre en 1957573 qui servira d’ailleurs

de modèle à La répression de l’homosexualité en France (1958).

BAUDRY (au nom d’Arcadie) écrira aussi à France Observateur en septembre 1957

pour se plaindre de l’article sur WOLFENDEN et des liens supposés par le journal entre

l’homosexualité et la criminalité. Le numéro 46 d’Arcadie, d’octobre 1957, dans sa rubrique

« Le combat d’Arcadie »574, y fait référence, incriminant non seulement France Observateur

mais aussi d’autres journaux nationaux (France-soir, Le Monde, Le Figaro): BAUDRY parle

avec affront du « monstrueux binôme: prostitution et homosexualité […] Mais ce qui est

proprement intolérable, c’est le tandem présenté aux foules : prostitution et homosexualité.

C’est absurde : on n’allie pas des faits aussi dissemblables, l’un sociologique, l’autre

biologique. Et en plaquant, indistinctement, sur l’un et sur l’autre, l’étiquette « vice », on

induit le public en erreur. Bêtement et méchamment. »575. Conformément à sa ligne

argumentative reposant sur le principe de la distinction entre les bons et les mauvais

570 GUERIN Daniel, op. cit.

571 GUERIN Daniel, Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 13, dossier « Wolfenden » et Folio delta

721 / 15 / a, dossier « son testament », document dactylographié.

572 C’est le sens de la citation de GUERIN que nous avions mis en exergue de cette deuxième partie.

573 GUERIN Daniel, La Répression de l’homosexualité en Angleterre, 1957, La Nef, Fonds Homosexualité,

BDIC.

574 Arcadie, numéro 46, octobre 1957, pp.19-22.

575 Arcadie, op. cit., p.20.

204

homosexuels, BAUDRY présente l’homosexualité comme un ordre (biologique et naturel)

quoique minoritaire, et la prostitution masculine comme un désordre.

III) Une nouvelle problématique pour les milieux intellectuels

L’homosexualité fait, enfin, l’objet de nombreux débats publics et de plusieurs

publications objectives. Nous allons mentionner quelques exemples de ces deux cas, et tenter

de les analyser pour mettre en évidence les enjeux de ce traitement intellectuel de

l’homosexualité.

1) Quelques exemples de voix progressistes

Dans les années 1950, plusieurs réseaux de revues progressistes (Le Cercle, La Nef) ou

axées sur la défense des libertés individuelles (L’Unique) organisent des débats sur

l’homosexualité. Ceux-ci ne bénéficient pas, jusqu’aux milieux des années 1960, d’une

grande publicité. Arcadie se réjouit néanmoins de la montée d’un débat sur l’homosexualité :

la revue fait référence à L’Unique dans son numéro 54 de juin 1958576. Comme l’atteste

Eugène DYOR, faisant référence à un article du docteur LUCOTTE, paru dans la revue

Psyché de juin-juillet 1957, qui classait l’homosexualité parmi les névroses, le principal enjeu

de ces débats est de s’insurger contre le discours d’un certain milieu médical577.

Ces débats sont généralement organisés par des clubs proches d’Arcadie et servent

d’organes d’expression au Club de BAUDRY derrière un paravent officiel qui permet au

débat de formellement gagner en objectivité : ainsi, le 2 novembre 1954, par exemple,

BAUDRY organise un débat sur « Presse et homophilie » à travers le Club du Faubourg, au

cinéma Villiers, à Paris578. Ces débats ont un caractère semi-public semi-privé, car ils

nécessitent le paiement d’un droit d’entrée et leur publicité ne passe que par les canaux

homosexuels (les revues Arcadie, Le Cercle). Mais d’autres débats ont également lieux dans

des milieux progressistes qui ne sont pas spécifiquement homosexuels :l’une des conférencesdébats

les plus importantes de la fin des années 1950 sur l’homosexualité est organisée en

1958 par l’association « Cercle ouvert » (qui organise chaque mois des conférences-débats à

Saint-Germain-des-Prés). « Cercle ouvert » publie ses actes de conférences via La Nef, le

même canal d’expression qu’utilise GUERIN pour ses études contemporaines sur la

576 Arcadie, numéro 54, juin 1958, p.42, fonds GKC.

577 Arcadie op. cit., p.44.

578 Encart dans le numéro 10 d’Arcadie, octobre 1954, p.38, fonds GKC.

205

répression de l’homosexualité. Pour sa 12ème conférence-débat, « Cercle ouvert » décide donc

de débattre de l’homosexualité, autour de trois interventions (Marcel ECK intervient sur

« l’homosexuel et le médecin », Daniel GUERIN sur « l’homosexuel dans la société », et

Gabriel MARCEL sur « Conscience morale et homosexualité ») et d’un débat arbitré par

Edgar MORIN579. La première intervention s’inscrit dans le registre médical : ECK y tient

malgré tout un discours stigmatisant assimilant l’homosexualité non à un vice ou à une

perversion librement désirée mais à une « non maturation » de type biologique et

psychologique (« C’est une anomalie de développement de la libido dont le terme habituel est

l’hétérosexualité »580). ECK trouve la cause du développement de l’homosexualité dans la

figure de la mère abusive et castratrice et dans celle de l’enfance dans un milieu

essentiellement masculin. Il condamne ensuite moralement le prosélytisme affiché des

milieux homosexuels et met en garde la société contre le danger de la contagion (on retrouve

ici l’idée de la perception de l’homosexualité comme d’une maladie contagieuse). Il insiste

donc sur la nécessaire protection des mineurs. Il justifie également l’emploi d’un traitement

psychanalytique et psychiatrique (mais il déconseille le traitement hormonal). L’intervention

de Daniel GUERIN se place, elle, dans le registre de la sociologie. GUERIN y mobilise les

conclusions déjà soulevées dans ses analyses de la répression en France et en Angleterre, et

met en exergue le conflit existant entre revendication « homosexuelle » de l’abolition de la loi

discriminatoire de 1942-45 et souci de protection de la jeunesse. Mais il dénonce l’amalgame

généralement fait entre pédérastie et homosexualité. GUERIN explique socialement la

condition des homosexuels et « excuse » sociologiquement le nécessaire repli que les

homosexuels effectuent sur des milieux structurés autour de l’homosexualité par la

réprobation que manifeste la société à leur encontre (alors que cette société reproche

justement aux homosexuels leur repli sur une sphère clandestine et sectaire). La pression

sociale oblige l’homosexuel à se retrancher dans « une sorte de franc-maçonnerie d’initiés,

semi-clandestine, avec ses rites, son jargon, ses mots de passe, et c’est cette ségrégation,

beaucoup plus que son penchant qui finit par le différencier de l’homme dit « normal » et,

souvent même, par lui conférer des traits caricaturaux et risibles »581. Pour GUERIN, la vie

quotidienne de l’homosexuel est faite d’humiliations, de persécutions, de menaces et de

chantages, dont l’intensité varie de manière inversement proportionnelle à la taille de

l’agglomération, avec une flagrante dissymétrie de traitement entre la province et Paris. La

579 Cercle ouvert, 1958, texte du débat disponible dans le fonds Daniel GUERIN, BDIC, document

dactylographié de 20 pages.

580 EYK Marcel, op. cit., p.2.

581 GUERIN Daniel, op. cit., p.5.

206

conclusion de GUERIN est que cette discrimination doit cesser (car elle touche davantage

« l’homme du peuple » que l’homosexuel privilégié, ce qui redouble la condamnation morale

d’un discours de mépris de classe) et à lui de citer pour conclure son intervention une lettre

anonyme qu’un lecteur de ses essais lui a envoyée : « Si l’homosexualité était considérée par

l’opinion comme une des formes de l’amour, aussi naturelle que les autres, il n’y aurait

vraisemblablement pas un homosexuel de plus, mais beaucoup plus d’hommes heureux »582.

Enfin, l’intervention de Gabriel MARCEL, présenté comme un penseur de l’existentialisme

chrétien, se place dans le registre de la spéculation philosophique. MARCEL considère que

l’homosexualité est aujourd’hui « étalée, et souvent de façon ostentatoire » : les homosexuels

seraient de plus en plus visibles dans la société toute entière, et plus seulement dans le

domaine des Lettres et des Arts, ce qui contribue à créer une situation d’ « anarchie

morale »583. Cependant, il reconnaît que la réprobation dont sont victimes les homosexuels

n’admet pas de réel fondement spéculatif. Au-delà du discours médical qui est pétri de

contradictions, seul le discours religieux est à même de fonder cette réprobation, encore faut-il

que ce discours s’inscrive dans une réelle réflexion théologique des sexes, ce qui n’est pas

encore fait. La discussion qui suit le débat donne la parole à l’assistance dont les avis sont

divers et illustrent bien la multiplicité des opinions sur l’homosexualité584. Les clichés négatifs

sont évoqués (figure criminogène, figure de la maladie : un intervenant a peur de voir se

multiplier des « colonies d’homosexuels » donc préconise la lutte contre l’extension de

l’homosexualité) et les interprétations biaisées de certains mécanismes sociaux (l’idée qu’il y

aurait un favoritisme dans certains milieux professionnels à l’égard des homosexuels). Mais la

discussion (avec les nombreuses interventions de GUERIN) permet aux différents acteurs de

se faire des opinions claires et objectives sur les problèmes soulevés par l’homosexualité. Ce

débat de « Cercle ouvert » peut donc être inscrit dans un élan plus général de mise en discours

de l’homosexualité qui contribue, par la lumière qu’il apporte, à la sortie du « placard » de

l’homosexualité.

Mais d’autres acteurs apparaissent qui n’appartiennent pas aux milieux homosexuels.

Une voix singulière s’élève d’ailleurs du milieu religieux qui condamne pourtant

officiellement l’homosexualité. Celle-ci pénètre en effet ce milieu en tant qu’objet de débat.

Des colloques sont organisés un peu partout sur la question. Prenons comme exemple celui du

4ème Congrès Catholique International de psychologie et de psychothérapie qui se réunit en

582 GUERIN Daniel, op. cit., p.5. L’original de la lettre est disponible dans le fonds Daniel GUERIN, BDIC,

Folio delta 721 / 14. GUERIN donne également la citation

583 MARCEL Gabriel, op. cit., p.7.

584 Texte de la conférence du « Cercle ouvert », op. cit., pp.8 à 20.

207

Hollande en août 1952 et qui prend pour objet d’étude « l’Amour et l’Homosexualité »585.

Mais la référence majeure en ce domaine date de 1952 quand l’Abbé Marc ORAISON publie

Vie chrétienne et problèmes de la sexualité (1952, éditions Lethielleux). Bien que

reconnaissant que l’homosexualité est « un aspect du problème du Mal » et qu’il s’agit d’une

« maladie de l’instinct », l’Abbé ORAISON plaide pour un regard généreux et ouvert, et pour

que l’Eglise aborde les problèmes de l’homosexualité avec compréhension et mansuétude. Ce

discours plaira beaucoup aux auteurs d’Arcadie puisqu’il est un moyen (rhétorique et

intellectuel) de réconcilier une prise de position religieuse avec l’acceptation de

l’homosexualité. BAUDRY fera souvent référence à ORAISON, et ce jusqu’à la fin de la

revue, le discours d’ORAISON étant une forme de la tolérance sociale à l’égard de

l’homosexualité qu’Arcadie réclame de ses voeux. BAUDRY le prend encore comme exemple

dans La Condition des homosexuels en 1982586. En 1957, l’Abbé ORAISON avait accepté de

participer à une conférence publique sur l’homosexualité, ayant pour thème général « Sodome

et la Croix », mais au dernier moment le cardinal FELTIN, archevêque de Paris, l’avait

interdit de se déplacer pour Arcadie587. D’autres voix progressistes s’élèveront plus tard de

l’Eglise, comme en 1974, celle de Mgr L’HEUREUX qui se dit choqué par l’amalgame

souvent fait entre l’homosexualité en général et les délits criminels qui sont le fait de certains

homosexuels588. Arcadie saluera également les louables tentatives d’ouverture du

protestantisme français qui consacre en 1977 une synode à l’éthique sexuelle et familiale : il

s’agit pour BAUDRY du parfait exemple d’une « voix intelligente »589.

Jusqu’au milieu des années 1960, les tentatives de parler publiquement

d’homosexualité tombent encore facilement sous le coup de la censure, surtout lorsque l’on

suspecte une volonté prosélyte en raison de la participation d’Arcadie au débat. En 1964, un

numéro de la revue L’érotisme en face de Raymond de BECKER est consacré à

l’homosexualité : Arcadie y participe tandis que Marc DANIEL et Serge TALBOT écrivent

plusieurs articles. La revue tombe sous le coup d’un « décret ministériel interdisant toute

publicité » et BAUDRY est convoqué chez le juge d’instruction. Grâce à une habile

manoeuvre de BAUDRY (il demande au juge d’instruction de condamner les directeurs des

grands journaux d’information qui ont publié des encarts publicitaires pour l’ouvrage en

question, les directeurs de journaux se sont plaints auprès du grand public d’un renouveau de

585 Tract disponible dans les notes de Daniel GUERIN, fonds GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 15 / j.

586 BAUDRY André, La condition des homosexuels, 1982, Privat, p.7, fonds GKC.

587 BAUDRY rapporte ce fait dans La condition des homosexuels, p.181.

588 Se référer à Hélène BUISSON-FENET, Un sexe problématique ; L’Eglise et l’homosexualité masculine en

France (1971-2000), 2004, PUV

589 BAUDRY André, op. cit. , p.184.

208

la censure littéraire en France, et pour atténuer l’impact de l’affaire, l’affaire fut renvoyée par

le juge d’instruction en correctionnelle devant laquelle Arcadie ne comparut jamais),

l’incident fut vite clos590.

Dans les années 1960, plusieurs ouvrages sont pourtant consacrés au problème de

l’homosexualité. Parmi eux, en 1962, l’ouvrage De l’Homosexualité d’Edouard RODITI est

salué par Arcadie comme un travail objectif, généreux et qui traite de l’homosexualité comme

problème social, en donnant notamment une lecture statistique de ce fait social, tout en

mobilisant la psychanalyse591. Mais le moment le plus important se situe en 1968, quand le

journaliste Dominique DALLAYRAC publie son Dossier Homosexualité (1968), deuxième

volet d’une trilogie d’enquêtes journalistiques consacrées aux faits sociaux classés comme

« fléaux social » par la loi parlementaire de 1960, entre le Dossier Prostitution et le Dossier

Alcoolisme. Le ton se veut objectif et DALLAYRAC traite de l’homosexualité sans

condamnation morale, à l’aune d’un questionnement neutre de type sociologique et clinique.

La première partie de l’ouvrage est constituée d’une étude médico-sociale de l’homosexualité,

la deuxième partie s’intéressant à poser les bases d’une sociologie de l’homophilie592. Arcadie

saluera cette tentative, même si elle reproche à DALLAYRAC de faire un amalgame en

assimilant presque l’ensemble des homosexuels au milieu des « folles » de Saint-Germaindes-

Prés. Dans une série d’articles d’un numéro de 1968, consacrée à l’ouvrage du

journaliste593, les principaux auteurs du Club disent ce qu’ils pensent de ce travail. BAUDRY

en recommande la lecture à l’ensemble des abonnés et met en place un système de commande

pour ces derniers afin qu’ils n’aient pas à « soulever ou l’horreur ou l’interrogation du

vendeur » dans la libraire de la petite ville de province où ils peuvent se trouver594. Le

directeur d’Arcadie déclare à propos du livre : « Ici nous sommes réhabilités. Ici, nous

sommes hommes parmi les hommes. Avec notre particularité. […] Il faut travailler tous

ensemble, pour que les homophiles de demain vivent dans un autre monde. Arcadie n’a pas

d’autre ambition. Nous sommes heureux de savoir qu’il y a aussi Dominique DALLAYRAC

avec nous dans ce juste combat »595. Le travail de DALLAYRAC est donc mis en au service

d’une rhétorique argumentative qui repose sur la notion de combat à mener contre l’ordre

moral actuel. Mais cette thématique du combat se joue entièrement sur le registre du culturel

590 BAUDRY rapporte cette anecdote dans La condition des homosexuels, pp.195-199.

591 Arcadie, numéro 110, février 1963, critique de Serge TALBOT, p.111, fonds GKC.

592 DALLEYRAC Dominique, Dossier Homosexualité, 1968, Robert Laffont, fonds GKC.

593 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 13, articles découpés par GUERIN sans mention exacte du

numéro d’origine.

594 BAUDRY André, article « A propos du Dossier Homosexualité de Dominique DALLEYRAC », article

découpé disponible dans le fonds GUERIN, référence donnée ci-dessus, p.265.

595 BAUDRY André, op. cit., p.267.

209

et de l’intellectuel, et non pas encore dans l’arène du politique, comme ce sera le cas pour les

années 1970. Mais le travail de DALLAYRAC ne fait pas pour autant l’économie de certains

préjugés médicaux ou populaires tenus sur l’homosexualité, comme le fait remarquer Marc

DANIEL (Michel DUCHEIN) dans son avis sur l’ouvrage du journaliste596. Il reproche

notamment au chapitre « principales formes de l’homosexualité chez l’homme »597 de faire la

part belle à certaines théories médicales qui expliquent l’homosexualité comme la résultante

d’un déséquilibre hormonal. Car, dans les années 1960, la revue a abandonné cette thèse. Il

reproche aussi à DALLEYRAC de généraliser certains clichés (le mythe de l’Androgynie, de

Narcisse) qui ne sont pas représentatifs de l’ensemble des homosexuels (puisqu’Arcadie n’y

souscrit pas). Ces clichés sont peut-être valables à l’échelle individuelle mais pas, à un niveau

général, pour spécifier un groupe entier. Cependant, Marc DANIEL reconnaît que l’ouvrage

est « courageux et honnête », que ce discours journalistique l’a surpris en bien (citant au

passage quelques paroles de haine tirées du journal Le Nouveau Candide598), que les

arguments médicaux ne sont pas aussi simplistes que ceux avancés par Marcel ECK dans son

ouvrage Sodome de 1960 et que la principale force de l’ouvrage est d’expliquer

sociologiquement les déterminants des troubles psychologiques des personnes homosexuelles,

les distinguant de la nature de celles-ci et les imputant à des causes sociales. DALLEYRAC

comprend ainsi, comme le stipule DANIEL, que « le problème de l’homophilie est

essentiellement-je dirai même : exclusivement – un problème social. Tous les traumatismes

sociologiques dont souffrent les homosexuels viennent de la censure sociale qui pèse sur

eux »599. L’exhibitionnisme, l’instabilité, l’irresponsabilité, qui sont autant de troubles que la

société reproche aux homosexuels, résideraient dans une réaction face à une contrainte morale

(faite d’exclusion et d’intolérance) qui les oblige à se cacher. Dans le sillage de ces réactions

de BAUDRY et de DANIEL, André-Claude DESMON et Pierre NEDRA donneront eux aussi

leur avis sur DALLEYRAC, le premier appréciant le ton tout en déplorant le manque de

rigueur intellectuelle et conceptuelle, le second appréciant les réactions du journaliste face à

« l’absurdité de la condamnation de l’homosexualité »600. DALLEYRAC est donc mobilisé

par la revue en tant qu’auteur et caution d’objectivité (c’est un journaliste hétérosexuel, donc

censé être au dessus des démarches intéressées) : il est un élément de combat contre

596 DANIEL Marc, article consacré au Dossier Homosexualité de DALLEYRAC, article découpé, disponible das

le fonds GUERIN, référence donnée ci-dessus, p.268.

597 DALLEYRAC Dominique, op. cit., pp.75-82.

598 Nous en avons parlé au chapitre précédent.

599 DANIEL Marc, op. cit . , p.270.

600 DESMON André-Claude, NEDRA Pierre, articles sur l’ouvrage de DALLEYRAC, disponibles dans le fonds

GUERIN, référence donnée plu haut.

210

l’ignorance populaire car, aux yeux d’Arcadie, c’est cette ignorance qui a permis l’adoption

en 1960 du sous-amendement MIRGUET. Comme le déclare BAUDRY dans une conférence

« Homophilie et société » donnée au Club des Pays Latins en mars 1968, citant Jean

CAMBRAY, auteur arcadien mort accidentellement quelques années auparavant, « l’absurde

et dangereuse considération légale [établie le 30 juillet 1960, a été adoptée en raison de] la

paresse et de l’ignorance générales »601. Le Dossier Homosexualité de DALLEYRAC aura

aussi des répercussions dans l’opinion publique. La même année, Pierre DEMERON écrit un

texte intitulé Lettre aux hétérosexuels ; essai qui mêle dénonciation de la répression à l’égard

des homosexuels et revendication politique des minorités sexuelles. L’un des correspondants

de GUERIN, André GAILLARD, écrira à l’auteur de l’Essai sur la révolution sexuelle pour

lui parler de l’impact positif de DALLEYRAC et de DEMERON dans le débat public qui

commence à se nouer autour de l’homosexualité : « Sur le plan pratique, le dossier de

DALLEYRAC a fait beaucoup de bien. La lettre de P. DEMERON (quoique d’un esprit fort

égoïste, si différent du vôtre !) a tout de même fort asticoté les hétérosexuels ! Tellement,

qu’ils se sont tus ! Vous avez vu que le 8 mars, 750 jeunes ont très sérieusement écouté et

applaudi BAUDRY602 […] On avance… Mais la France est vraiment dans l’ankylose »603.

Vers la fin des années 1960, les modalités de mise en discours de la sexualité changent

peu à peu. La libération des moeurs est un processus lent qui a commencé dans le milieu des

années 1960 et dont Mai 68 et ses revendications libertaires ont formé un aspect des plus

saillants. L’homosexualité commence à devenir un objet de discours au-delà des cercles

intellectuels restreints des années 1950 que nous avons dépeints plus haut. La littérature

érotique est d’ailleurs en plein essor et tombe de moins en moins sous le coup de la censure.

Pierre HAHN écrira d’ailleurs à GUERIN en octobre 1967 pour lui demander d’écrire un

feuillet faisant le point sur l’avenir de cette littérature érotique et des publicités qui

commencent à montrer de jeunes éphèbes nus604. Le même Pierre HAHN ré-écrit à GUERIN

en avril 1969 pour lui demander un texte relatif aux minorités sexuelles605 : il lui évoque les

revendications politiques du comité « Nous sommes en marche » et fait référence au CPAR

601 BAUDRY André, conférence « Homophilie et société », cité par Claude SOREY, in Arcadie, 1968, p.282

(l’article a été découpé par GUERIN sans référence précise au numéro de la revue), fonds Daniel GUERIN,

BDIC, Folio delta 721 / 13.

602 Il s’agit de la conférence de BAUDRY « Homophilie et société » dont nous parlions ci-dessus.

603 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 13, lettre d’André GAILLARD, Paris, 18 / 07 / 1969.

604 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 13, dossier 3 « Sexualité », Lettre de Pierre HAHN à

GUERIN, Paris, 09 / 10 / 1967.

605 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 13, dossier 3 « Sexualité », Lettre de Pierre HAHN à

GUERIN, 10 / 04 / 1969.

211

(Comité pédérastique d’Action Révolutionnaire) qui avait été fondé par des étudiants de la

Sorbonne en pleine crise de mai 68. Il souhaite également que GUERIN dirige un débat

portant sur le thème « Homosexualité, subversion sexuelle et révolution ». Un nouveau cadre

discursif se met donc en place autour du thème de l’homosexualité, avec des connotations

nettement politiques et révolutionnaires. Cette nouvelle donne des débats théoriques sur

l’homosexualité annonce la couleur des années 1970, « années rouges »606 dans l’histoire de la

structuration politique des mouvements homosexuels.

En novembre 1969, en écho à la parution de l’ouvrage de GUERIN Essai sur la

révolution sexuelle, après Reich et Kinsey (1969), la journaliste Claudine CHONEZ, dans Le

Fait public, avec l’article « Sommes nous tous bisexuels ? Quand Daniel GUERIN repense

FOURRIER, FREUD, REICH et KINSEY » va jusqu’à déclarer à propos des homosexuels :

« Ont-ils encore besoin de secours ? Sont-ils encore des victimes, disons : dans le Paris

d’aujourd’hui ? GIDE, même inconnu, y vendrait son Corydon (remanié) à 50 000

exemplaires, serait interviewé à la télévision comme Pierre DEMERON pour sa Lettre aux

hétérosexuels et invité d’honneur aux réceptions les plues fermées… »607. Ce point de vue est

en réalité ironique puisque l’auteur parle plus loin de « licence » pour évoquer les moeurs

homosexuelles et de « promiscuité » pour parler du modèle sexuel proposé par GUERIN. Il

n’empêche que dans sa forme comme dans son contenu (les références à DEMERON, à la

visibilité homosexuelle), il montre que les modalités de mise en discours de l’homosexualité

ont changé et se sont affranchies de certaines réserves de bon ton qui intervenaient dans les

débats de la décennie antérieure. Reconnaissons aussi que ce n’est pas parce que l’on parle

plus de l’homosexualité à la fin des années 1960 (les transformations des moeurs sur le long

terme y aidant) qu’on la tolère ou qu’on parle d’elle positivement pour autant.

Dans les années 1979, les colloques et les publications se multiplieront sur la question

de l’homosexualité. Arcadie et les milieux proches de la revue continueront d’organiser des

conférences publiques, comme un grand colloque en 1973. Les questions soulevées sont

toujours médicales : un des enjeux soulevés est ainsi de savoir si l’homosexualité a une base

endocrinienne. Il est d’ailleurs intéressant de constater qu’Arcadie ne relaye plus du tout la

théorie de la nature endocrinienne de l’homosexualité (qui, de toute manière, a été infirmée

médicalement) alors que dans les années 1950, elle se ralliait à cette explication, en faisant de

celle-ci une preuve de la naturalité de l’homosexualité (inscrite biologiquement dans le corps),

606 C’est ainsi qu’Yves JEULAND, sur les conseils de Frédéric MARTEL, classe les années 1970 dans son

documentaire vidéo Bleu, Blanc, Rose, les homosexuels en France depuis 1968, 2002.

607 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 13, dossier 1 « Essai sur la révolution sexuelle », article

découpé par GUERIN.

212

ce qui sapait la condamnation morale et religieuse qui repose sur une idée de libre choix de

l’homosexualité. Ceci montre que le climat de réprobation sociale de l’homosexualité s’est

considérablement assoupli, puisque le recours à un argument du « moindre mal » (une

« pathologisation » de l’homosexualité pour contrecarrer une stigmatisation morale) n’est plus

nécessaire. Arcadie, au contraire, relaye les théories du professeur Henri-Pierre KLOTZ, en

citant un article du Monde du 7 novembre 1973 consacré à l’homosexualité, confirmant

l’identité endocrinienne de tous les individus, quelle que soit leur orientation sexuelle608.

2) Quelques exemples de voix réactionnaires

Les voix réactionnaires s’élèvent dans le discours médical. De nombreux travaux

médicaux développent le thème du « Troisième sexe », basé sur l’idée d’une inadaptation et

d’une immaturité profonde de l’homosexuel, liée à un développement anormal. Ces idées sont

entre autres véhiculées par la traduction française, en 1959, des travaux du psychiatre

américain Franck CAPRIO609. Mais la bête noire des homosexuels d’Arcadie s’appelle Marcel

ECK. Psychiatre, le docteur ECK a publié en 1960 un ouvrage intitulé Sodome dans lequel il

considère l’homosexualité comme une maladie physique et mentale. Le 5 janvier 1960, il

participe, sur la demande du centre Catholique d’éducation familiale à un auditoire composé

de prêtres et de parents, consacré à l’homosexualité. ECK tient néanmoins un discours de la

compréhension : la cause de l’homosexualité est un problème physiologique donc elle n’est

pas condamnable, en tant qu’elle est une tendance innée. En revanche, « on peut être

responsable du développement de certaines tendances »610, par conséquent, le comportement

de revendication de l’homosexualité comme pratique sexuelle est moralement condamnable.

En 1960 toujours, le numéro 82 d’Arcadie611 publie une « Lettre au docteur TOURAINE » par

Lucien FARRE : le docteur interpellé se voit reprocher par la revue d’avoir publié dans la

revue La Presse médicale deux articles sur l’homosexualité qui soutenaient que celle-ci était

un vecteur privilégié de diffusion des maladies vénériennes et que, par conséquent,

l’homosexualité était un mode de vie dangereux. Les voix réactionnaires peuvent aussi

s’élever dans le milieu religieux. Hormis l’exception de l’Abbé ORAISON, les discours tenus

par les acteurs religieux sur l’homosexualité sont souvent dépréciatifs. En 1960, l’article

608 Arcadie, numéro 249, Septembre 1979, article « Narcisse sur notre galère », Alain ROMME, pp.413-417,

fonds GKC.

609 LESSELIER Claudie, op. cit., p.106.

610 Propos de EYCK rapporté par Robert AMAR, Arcadie, numéro 60, article référencé plus haut, p.581.

611 Arcadie, numéro 82, octobre 1960, pp.610-614, fonds GKC.

213

« Religion et homosexualité » de Robert AMAR, dans le numéro 82 de la revue Arcadie612,

recense ainsi un Psychiatrie et Catholicisme du docteur VANDERVELT et de R.P.

ODENWALD, préfacé par Mgr O’BOYLE, archevêque de Washington (traduit en français en

1954) : l’homosexualité y est qualifiée de « tendance perverse » et de cause de la chute de

nombreuses civilisations. Le même article d’Arcadie fait aussi référence au fascicule n° 20 de

Catholicisme (1959) paru à l’Imprimatur de l’Ordinaire de Paris : l’article intitulé

« homosexualité » y justifie la condamnation morale car le sexe n’admet pour principe

fondateur que celui de la finalité procréative. La chasteté est donc recommandée aux

homosexuels pour ne pas blasphémer en recourant à la sexualité pour de mauvaises fins.

Enfin, les deux milieux (le médical et le religieux) peuvent aussi s’exprimer d’une voix

commune. Un exemple nous est fourni par le numéro 105 d’Arcadie : Serge TALBOT

recense la parution en 1962 d’un Cahier d’informations de l’Ecole des cadres de Waterloo (le

numéro 6), intitulé « Education et rééducation sexuelles »613. Ce cahier traite de

l’homosexualité, relate une conférence qui a été donnée sur le sujet et a été rédigé par l’Abbé

SOTTIAUX, professeur de philosophie, et le docteur LE MOAL, médecin-psychiatre.

TALBOT reconnaît que le conférencier se veut libéral et compréhensif, mais la lecture qu’il

donne du phénomène de l’homosexualité est décevante. Il porte sur elle un regard réprobateur,

considérant que la véritable finalité de la sexualité, c’est la reproduction, ce qui exclue toute

possibilité de légitimation de l’homosexualité. Devant une pareille incompréhension,

TALBOT termine sur un mot d’ordre éthique à l’attention du lecteur : « D’effroyables

gaspillages côtoient des subtilités inutiles. On a trouvé vingt causes à l’homosexualité – ce qui

prouve sans doute que l’explication définitive reste à découvrir. A toi de donner un sens à ta

vie d’homosexuel, de lui inventer un but. Si la nature te détourne d’être un procréateur, il te

reste la possibilité d’être un créateur de valeurs, de jouer un rôle civilisateur. En créant de la

Beauté, de la Justice, de la Fraternité, tu rendras la vie légère et active. »614. Arcadie recense,

enfin, des exemples de discours philosophiques et moralistes qui réprouvent l’homosexualité :

le numéro 72 cloue ainsi au pilori la Psychologie sexuelle (1959) du docteur Pierre VACHET,

la Psychanalyse de l’amour (1959) du philosophe moraliste Ignasse LEPP et L’homosexualité

de l’homme du docteur Hans GIESE615.

612 Arcadie, numéro 82, octobre 1960, pp.572-584, fonds GKC.

613 Arcadie, numéro 105, septembre 1962, pp.511-514, fonds GKC.

614 Serge TALBOT, op. cit., p.514.

615 Arcadie, numéro 72, décembre 1959, « références bibliographiques », fonds Homosexualité, BDIC.

214

Un article de la revue Arcadie de 1968, intitulé « réflexions homophiles sur une

évolution » par Antoine D’ARC616, fait le point sur les évolutions de l’Eglise catholique en

matière de sexologie et recense bon nombre de condamnations morales de l’homosexualité

derrière une volonté d’ouverture sur le domaine de la sexualité : en effet, l’article fait

référence à la sortie en 1965 des Etudes de Sexologie à l’Imprimatur du diocèse de Lille par le

cardinal LIENART qui veut intégrer l’Eglise dans la dynamique scientifique et intellectuelle

actuelle qui tend à donner théoriquement les fondements d’une nouvelle science des

comportements sexuels, mais Antoine D’ARC relève aussi des propos négatifs à l’égard de

l’homosexualité. Il est notamment dit que « les tenants du troisième sexe sont les adeptes des

amitiés particulières et se livrent au prosélytisme », que « cette volonté d’être autre sur le plan

sexuel exprime le choix d’un mode aberrant d’existence » et que « les invertis qui se

considèrent comme normaux ne sont pourtant pas aussi équilibrés qu’ils affirment, car

l’analyse de la personnalité révèle, chez le plus grand nombre d’entre eux, un déséquilibre

profond, inhérent tant à la condition de ces sujets qu’aux réactions habituellement hostiles de

la société »617. Le discours religieux, dans son ensemble, continue de condamner

l’homosexualité en la concevant comme un choix existentiel, donc comme une liberté

individuelle qui s’est compromise dans le Mal. Dans le numéro 162 d’Arcadie (de 1967), la

revue relève, dans le même registre argumentatif, la parution d’un cahier pastoral de l’Eglise

hollandaise, intitulé L’Homosexualité. Mais l’auteur, le père VERMEULEN y conclut que

l’homosexualité est une maladie psychologique et que pour tout chrétien « l’intention est

parfaitement claire. Il faut les convaincre qu’ils sont en état de péché »618.

Enfin il est des publications de type intellectuelle nettement plus difficiles à classer.

Ainsi, Le Crapouillot, revue d’inspiration populiste et réactionnaire, a consacré plusieurs de

ses numéros à l’homosexualité619. En juin 1955, Jean GALTIER-BOISSIERE, directeur de la

revue, commande un article de fond à Daniel GUERIN, par le biais d’un contact commun

Robert MERLE. GUERIN refusera dans un télégramme (pneumatique) pour raison de

contrainte de temps620. Cette dernière intervention soulève bien des ambiguïtés quant à la

connotation de la démarche du Crapouillot. D’une part, il s’agit d’un réel effort de

616 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 12, dossier 5 « Sexualité, Kinsey et la sexualité », article

découpé sans mention du numéro dont il est issu, sans date précise. Il doit probablement être daté de 1968

puisqu’il est classé avec l’article d’André CLAIR dont nous parlions plus haut dans ce chapitre.

617 D’ARC Antoine, op. cit., l’auteur tire ces citations de l’ouvrage du cardinal LIENART mais ne donne pas les

références exactes des pages.

618 Arcadie, numéro 162, juin 1968, dernière page fonds GKC.

619 Nous avions parlé au Chapitre 3 à propos des associations des figures de l’homosexualité et de l’extrême

droite.

620 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 12, lettre de Jean GALTIER-BOISSIERE, 04 / 06 / 1955.

Télégramme de GUERIN 06 / 1955.

215

compréhension et d’explication de l’homosexualité (GUERIN est reconnu, grâce à Kinsey et

la sexualité de 1955, comme une figure de proue de la scienta sexualis à la française et

comme un parangon de la défense de l’homosexualité), d’autre part, Le Crapouillot présente

souvent les milieux homosexuels comme des milieux outranciers, sordides et criminogènes,

même si cette évocation se fait avec le ton de la complaisance et non celui de la réprobation

morale. Il s’agit donc d’une contribution ambivalente au débat public sur l’homosexualité.

Dans les années 1970, nous l’avons souligné plus haut, l’argument médical perd

beaucoup de sa crédibilité du fait de la réfutation des théories sur l’homosexualité

« glandulaire ». Mais la condamnation de l’homosexualité continue d’être énoncée d’un point

de vue médical. Arcadie relaye ainsi, dans un numéro de 1974, une communication à

l’Académie de médecine du professeur ALBEAUX-FERNET dont un compte-rendu était

publié dans Le Monde le 7 mai 1974 : le professeur y conclut que l’homosexualité n’a pas de

base endocrinienne mais il ajoute que son propos était « de montrer que la pédérastie n’a

aucune excuse endocrinienne », ce qui montre que son discours porte en lui un jugement

moral621. Arcadie en conclut qu’en dépit d’évolutions positives (l’homosexualité suscite un

intérêt croissant, et on ne peut étudier en profondeur un fait social sans une certaine dose de

sympathie, du moins d’empathie), la condition des homophiles continue de butter sur de

nombreux dangers, dont celui de l’incrimination morale ou même psychologique : « On ne

condamne plus, mais on blâme, et à défaut de réprimer pénalement, on songe à réfréner

socialement des instincts par l’éducation, des névroses par traitement médical – au lieu de

laisser se développer librement la nature, en ce domaine de la sexualité où s’épanouit le plus

intensément le bonheur. »622.

Egalement, dans les années 1970, les incriminations des milieux religieux perdent en

influence et en impact symbolique, mais le discours social dominant continue de stigmatiser

l’homosexualité comme une situation problématique ; comme un « douloureux problème »,

pour reprendre le titre du débat de Ménie GREGOIRE de 1971623. Certains médecins

conservateurs continuent de traiter l’homosexualité en maladie mentale et même de la tourner

en dérision, comme le docteur Henri AMOROSO qui écrit en 1977 Le Contre-Pied en

621 Arcadie, numéro 249, septembre 1979, article d’Alain ROMEE déjà référencé, fonds GKC.

622 Arcadie, op. cit., p.417, fonds GKC.

623 La retranscription du débat de Ménie GREGOIRE de 1971 est disponible dans le fonds d’archives numérisées

du portail Internet « le séminaire gay ».

216

réponse au roman Le Pied (1975) de Jean-Louis BORY, dont le neuro-psychiatre se moque

d’ailleurs à la télévision dans une émission de Philippe BOUVARD dans les années 1970624.

3) Les interventions publiques et littéraires de Daniel GUERIN

Une évolution est perceptible dans les prises de position publiques de GUERIN sur

l’homosexualité. Dans les années 1950, à l’instar du mouvement Arcadie dont il fait partie, il

s’inscrit dans le registre de la réflexion distanciée (car il ne fait pas intervenir nominalement

sa propre personne) et objective sur la place de l’homosexualité dans la société (à l’image de

son intervention lors de la conférence du « Cercle ouvert ») à travers des arguments de type

juridique, sociologique ou littéraire. Sur ce dernier point, en janvier 1958, en réponse au

professeur Jean DELAY qui vient de publier un ouvrage en deux volumes intitulé La

Jeunesse d’André Gide (1956-57), GUERIN publie dans le numéro 49 d’Arcadie, l’article

« André GIDE et l’amour ». GUERIN accuse DELAY de traiter l’homophilie comme une

anomalie, une perversion, un vice ou encore comme un comportement « scabreux » pour

reprendre les mots mêmes de DELAY. Aux yeux de ce dernier, GIDE serait un pédéraste

arrogant, décidé à revendiquer son anomalie comme sa norme et à légitimer son vice. Pour

GUERIN, DELAY apparaît comme le parangon de la morale traditionnelle et l’incarnation du

conformisme sur le plan de l’analyse psychologique et sexologique. Selon l’auteur, « le drame

de l’homophilie lui échappe entièrement. Il semble ne pas même soupçonner que cette

accommodation sans vergogne exprime, en réalité, la victoire sur lui-même, sur

l’intériorisation d’un tabou, et aussi sur la société, de l’homophile, longtemps opprimé et

honteux, longtemps soumis à la pression du terrorisme anti-sexuel et qui, enfin, a le courage

de s’assumer, de se déculpabiliser, de relever la tête. »625. A la fin de cet article, GUERIN

donne en post-scriptum quelques extraits d’une lettre qu’il a envoyé au Monde suite à la

publication le 23 octobre 1957 d’une critique du livre de DELAY par Emile HENRIOT :

celui-ci aurait signé, selon GUERIN, un papier « violemment anti-homophile », qui donnait

une vision réductrice de l’homosexualité. GUERIN déclare que « le moment me paraît mal

venu de traite de « rude leçon » le traitement naguère infligé au malheureux Oscar WILDE »

tout en faisant référence aux conclusions du Rapport Wolfenden626.

624 Des images de l’émission télévisée de BOUVARD (sans doute « Bouvard en liberté ») sont utilisées par Yves

JEULAND dans son documentaire Bleu, Blanc, Rose ; les homosexuels en France depuis 1968, 2002.

625 GUERIN Daniel, « André Gide et l’amour », texte dactylographié de 8 pages, fonds Homosexualité, BDIC.

626 GUERIN Daniel, op. cit., p.8.

217

En 1965, Daniel GUERIN, sur la demande d’Arcadie, donne une conférence intitulée

« Commentaires très libres sur les Mémoires d’un jeune homme excentrique » au sujet du livre

éponyme qu’il vient de publier627. Dans cette conférence, tenue le 17 février, GUERIN

explicite ce qui est, à ses yeux, le véritable projet du livre, à savoir un « aveu ». L’ouvrage

que GUERIN vient de publier traite en effet, entre autres thèmes, des premières expériences

homosexuelles et des premiers sentiments amoureux homophiles du jeune homme qu’il a été.

Bien que GUERIN n’ait pas présenté de la sorte l’ouvrage dans les revues de presse, il avoue

devant un public d’arcadiens que « [son] véritable propos était d’aider les homophiles dans

leur combat. De les aider, cette fois, non plus, dans certains de [ses] livres précédents, par des

développements de caractère scientifique, sociologique, juridique, sexologique, etc . mais par

l’exposé d’un cas individuel »628. Un changement radical intervient donc dans le rapport

réflexif de GUERIN face à sa propre sexualité, changement que partagent d’ailleurs certains

auteurs arcadiens : la conceptualisation de l’homosexualité ne se conjugue plus à la troisième

personne à travers des travaux de type scientifique, mais se pense désormais dans le cadre du

récit de vie et du témoignage. GUERIN présente ce revirement comme un changement

stratégique de discours face à la réprobation sociale : pour faire sauter le tabou qui pèse sur

l’homosexualité, l’auteur préconise de recourir à l’émotion, au témoignage sincère comme

possibilité de partager un affect avec le lecteur, au récit d’un destin individuel pour montrer

que le désir homosexuel peut survenir dans n’importe quelle vie d’homme orientée vers

d’autres engagements. Il s’agit également de montrer que l’homosexualité est une attitude

« naturelle » et « normale » (en ce qu’elle n’est qu’une forme particulière de la sexualité de

tout être humain), et non un péché ou une malédiction : « J’ai essayé, également, de parler de

mon homophilie en des termes aussi naturels que possible, en m’évitant soigneusement

d’apparaître dans les postures chère à un Jean GENET, par exemple, c’est-à-dire celle d’un

réprouvé, d’un maudit. Poser à l’exceptionnel, ce serait à mon avis, s’isoler du commun des

mortels, ce serait donner à la majorité hétérosexuelle des verges pour se faire battre »629. Dans

cette conférence, GUERIN entend faire acte de psychanalyste en commentant certains

passages de l’oeuvre pour développer les désirs inconscients qu’éprouvent, dans le texte, le

jeune enfant et l’adolescent. GUERIN évoque et détaille ainsi son « hypersexualité précoce »,

ses penchants fétichistes et son goût de la masturbation, ses fantasmes masochistes, mais aussi

son échec d’une première tentative hétérosexuelle à 17 ans, et enfin ses premiers plaisirs

627 GUERIN Daniel, « Commentaire très libres sur les Mémoires d’un jeune homme excentrique », texte de la

conférence du 17 / 02 / 1965, document dactylographié et relié de 16 pages, fonds Homosexualité, BDIC.

628 GUERIN Daniel, op. cit. , p.1.

629 GUERIN Daniel, op. cit., p.1.

218

homosexuels avec un jeune homme issu de la classe ouvrière à 21 ans. GUERIN en profite

aussi pour poser quelques questions de conceptualisation de l’homosexualité qui peuvent

avoir des répercussions importantes. Ainsi, reprenant une question déjà posée par

PROUDHON, il se demande si la pratique homosexuelle (le fait d’être initié sexuellement)

crée une seconde nature chez un être qui aurait pu devenir hétérosexuel, ou bien révèle au

contraire cet être à sa véritable nature. Cette question, qui peut paraître secondaire, a

néanmoins des implications politiques et juridiques pour ce qui est de juger de la pédérastie :

en effet, dans la séduction homophile d’un jeune homme ou d’un adolescent, soit l’aîné révèle

à lui-même le jeune, soit il le pervertit et l’oriente vers une nature qui n’est pas la sienne630.

On le voit, par le biais du questionnement psychanalytique d’un récit de vie, GUERIN rejoint

le registre de la réflexion sur le Droit, en pleine période dite du « fléau social » et du pic de la

répression autorisée par les articles 330-2 et 331-3 du Code Pénal. Remarquons, néanmoins,

que la façon de parler de sa propre expérience n’est pas sans provoquer une certaine gêne de

la part de l’auteur : il a en effet recours à une écriture de la troisième personne du singulier,

aussi bien dans les Mémoires d’un jeune homme excentrique que dans des écrits antérieurs,

comme, par exemple, le récit Eux et lui de 1962, ou postérieurs, comme le texte « à la

recherche de clefs sexologiques » publié en 1979 dans Son Testament631.

Après une période d’interventions souvent organisées par le biais d’Arcadie, les prises

de position de GUERIN deviennent nettement moins feutrées à la fin des années 1960, le

tournant de Mai 68 l’ayant aidé à davantage politiser son discours. En novembre 1969, dans

un entretien au Monde à propos de son Essai sur la révolution sexuelle, il préconise une

véritable révolution culturelle de la sexualité : reconnaissant que les moeurs des jeunes ont

beaucoup changé, il déclare que « la critique libertaire du régime bourgeois ne va pas sans une

critique des moeurs. La Révolution ne peut être seulement politique. Elle doit être, en même

temps, culturelle, sexuelle »632. GUERIN lie en effet, de façon indissoluble, l’émancipation

sexuelle de la jeunesse et l’idée de révolution économique et sociale633.

Signe que les temps ont changé par rapport aux premières interventions des années

1950, GUERIN ira jusqu’à rompre quelque peu, à l’occasion de son Essai sur la révolution

630 GUERIN Daniel, op. cit. , p.11.

631 GUERIN Daniel, « A la recherche de clefs sexologiques », in Son Testament, 1979, pp.77-94, ouvrages de

Daniel GUERIN, BDIC.

632 Le Monde, 15 / 11 / 1969, « Interview de Daniel GUERIN à propos de l’Essai sur la révolution sexuelle et de

Pour un marxisme libertaire.

633 Réflexion de GUERIN dans une lettre à Edgar WOLFF, non datée, Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta

721 / 13.

219

sexuelle, avec KINSEY qu’il louait tant, à l’instar de REICH. Il reproche au premier des

« vestiges de moralisme » et au second des « tendances latentes au conformisme », comme il

le déclare dans un entretien au Magazine littéraire en 1970634. Pour autant, cette demande de

libération sexuelle désormais formulée sans nuances de convention continue de susciter des

levés de boucliers de la part de voix traditionalistes et conservatrices : en novembre 1969,

dans le journal Combats, Jean C. TEXIER, dans l’article « Où en est la révolution sexuelle ? »

tire à boulets rouges sur GUERIN635. Stipulant que « cette analyse sociologique qui privilégie

l’importance des instincts en négligeant l’influence des facteurs sociaux est scientifiquement

discutable », et faisant référence au Sodome de Marcel ECK, il est outragé par la volonté de

GUERIN de présenter l’homosexualité comme une autre modalité de la sexualité (pouvant

être complémentaire de l’hétérosexualité), prise comme sous-ensemble de la « polysexualité »

de l’homme. Cependant, l’auteur reconnaît une certaine force révolutionnaire à GUERIN (le

comparant à Charles FOURIER) et salue son combat contre le puritanisme bourgeois, source

de nombreuses inégalités sociales. C’est également la période où GUERIN se replonge dans

la lecture de FOURIER et de PROUDHON avec la rédaction de ses articles « Le nouveau

monde amoureux de FOURIER » et « PROUDHON et l’amour unisexuel »636, ainsi que de

son ouvrage Vers la liberté en amour sur Charles FOURIER637. La publication de ces

nouvelles études sera l’occasion pour GUERIN de nouer de nouveaux contacts : Félix

GUATTARI, Gilles DELEUZE, René SCHERER qui seront les grands théoriciens d’une

philosophie du désir homosexuel dans les années 1970. La correspondance personnelle de

GUERIN atteste de ce renouvellement de réseau de relation638. C’est à ce moment que

GUERIN s’éloignera peu à peu des idées d’Arcadie pour rejoindre en 1971 le nouveau

rapport conceptuel à la sexualité prôné par le FHAR. Son évolution intellectuelle a précédé ce

rapprochement stratégique et social : avec FOURIER, GUERIN renoue avec une pensée de la

libre jouissance et du plaisir sexuel. Car, comme le mentionne un article de Libération du 10

avril 1975, FOURIER est le précurseur intellectuel du FHAR et de sa formule « jouir sans

entrave »639.

634 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 13, dossier 1 « essai sur la révolution sexuelle », article issu

du Magazine littéraire, 01 / 1970, par Marc KRAVETZ.

635 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, même carton, même dossier, article de Jean C. TEXIER, Combats, 06 / 11 /

1969.

636 GUERIN a rassemblé des documents portant sur les manuscrits, la correspondance technique d’édition dans le

fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 13, dossier 5 « le nouveau monde amoureux de Fourier », et 6

« Proudhon et l’amour unisexuel ».

637 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 14, dossier 5 « Charles Fourier, vers la liberté en amour »,

correspondance technique avec Gallimard, correspondance autour de l’oeuvre, documentation.

638 Ces courriers (lettres, notes, cartes de visite) peuvent être consultés dans le fonds GUERIN, Folio delta 721 /

14, dossier 5.

639 Libération, 10 / 04 / 1975, article « Charles FOURIER, l’imaginaire subversif », Michel CHEMIN.

220

En novembre 1969, GUERIN participe à un colloque organisé à Bruxelles pour le

15ème anniversaire du CCL (Centre de Culture et de Loisirs) et le 5ème anniversaire de la

collaboration du CCL avec l’Association d’hygiène sexuelle. L’objet de ce colloque est

l’homophilie (« Le dénominateur commun des participants étant l’intérêt qu’ils portent aux

aspects humains de l’homophilie » afin de dresser « un tableau de la situation de l’homophilie

en Belgique »640). Odon GUELTON, le président du CCL désire que GUERIN discute des

« perspectives de l’homophilie dans la révolution sexuelle que nous vivons actuellement ».

« L’infatigable sexologue », comme parle de lui le journal Lui en 1970641, devient donc

une référence littéraire et théorique dans le cadre du mouvement d’émancipation de la

sexualité : en 1969, André FRANKIN, militant de gauche de Belgique, lui écrit pour saluer

son essai sur REICH, et désire en donner une recension dans La Gauche, et en parler à la

radio642. La même année, un jeune étudiant en licence de sociologie de Strasbourg lui écrit

pour avoir des conseils quant à son mémoire de sociologie qu’il compte consacrer à

l’homosexualité en France, considérant que GUERIN est l’un de ceux qui comprennent le

mieux les changements du rapport à la sexualité à l’époque : « Comme le sujet est assez vaste,

je voudrais le limiter dans un contexte uniquement social, c’est-à-dire, le situer dans la

perspective de la crise actuelle morale et intellectuelle et de la liberté sexuelle en

découlant. »643. L’année suivante, GUERIN participe à une émission radio (Campus spécial

« L’homosexualité ») sur Europe 1 le 18 mars 1970 sur la question de l’homosexualité. Invité

de la table ronde de Michel LANCELOT, il débat avec des militants homosexuels (Roger

PEYREFITTE, Jean-Louis BORY, Pierre HAHN, André BAUDRY), des personnes sensibles

à cette forme de militantisme (Dominique DALLAYRAC) et d’autres personnes plutôt

hostiles à une légitimation de l’homosexualité (les médecins Jean ROSTAND et Marcel ECK,

le commissaire OTAVIOLI de la brigade mondaine)644.

Enfin, parallèlement mais complémentairement au développement de la mise en

discours publique de l’homosexualité, la fin des années 1960 est marquée par

l’institutionnalisation de la sexologie dont GUERIN participe à sa manière : il manifeste de

l’intérêt pour les tentatives de Françoise D’EAUBONNE de constituer un Institut national de

640 Tract du colloque, Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 13.

641 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, même carton, même dossier, article de Lui de février 1970.

642 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, idem, lettre d’André FRANKIN, Lièges, 15 / 09 / 1969. Dans une lettre du

29 / 09 / 1969, il se rétractera quelque peu en déclarant que La Gauche est mitigée et «insaisissable » pour ce qui

est de son positionnement face à ces libérations discursives de la sexualité.

643 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, idem, lettres de Paul WALTERSPIELER, Strasbourg, 19 / 11 / 1969 et 22 / 11

/ 1969.

644 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 13, pochette « sexualité et société », tract publicitaire de

l’émission de Campus du 18 / 03 / 1970.

221

sexologie (il conserve dans ses archives personnelles un document du Mouvement Français

pour le Planning Familial d’octobre 1970 relatif à cette question645, en parle en 1971 dans sa

correspondance avec Michel BOUHY646). GUERIN participe également à des colloques sur

l’interprétation contemporaine de Wilhelm REICH : le 29 novembre 1971, il participe à un

débat public avec Constantin SINELNIKOFF au Palais des Congrès de Bruxelles sur une

controverse sur REICH (SINELNIKOFF a une interprétation différente de REICH)647.

Nous avons tenté dans ce chapitre d’évoquer le traitement intellectuel de

l’homosexualité, à travers une récupération militante de certaines conclusions de la

sociologie, de la statistique, de la sexologie, de la psychanalyse et d’autres disciplines.

Mais cet élan intellectuel draine aussi dans son sillage une évolution des rapports à

l’identité. En ce sens, les conclusions de ce chapitre rejoignent celles de la partie I de ce

mémoire. On pourra remarquer, au fur à et mesure des interventions réflexives, un

changement d’énonciation dans les prises de positions d’Arcadie et de GUERIN. Si, dans les

années 1950, l’homosexualité était décrite davantage comme objet, dans les années 1960,

dans l’atmosphère de libération progressive des moeurs (que certaines interventions mettent en

évidence) , l’homosexualité devient un élément de la vie des auteurs des articles ou des

interventions. On passe progressivement au récit de vie, au lieu d’article scientifiques ou

objectivants. Dans les années 1950, par un jeu de déplacement du sens ou de recours à

l’argument statistique, les auteurs parlaient d’homosexualité sans forcément s’en revendiquer,

même si le lecteur le savait pertinemment (la très belle expression de « secret transparent » de

George CHAUNCEY pourrait ici s’appliquer…). A partir du milieu des années 1960, les

auteurs parviennent plus à se déclarer homosexuels et à faire intervenir leur propre sensibilité

ou expérience personnelle. Ainsi, la voie est ouverte pour de nouveaux modes d’expression,

de revendication et de défense de l’homosexualité pour les années 1970, ce qui sera l’objet de

nos deux parties suivantes.

Une rupture dans le rapport réflexif et discursif à l’homosexualité apparaît donc peu à

peu. En 1969, Pierre NEDRA, membre d’Arcadie, écrira à GUERIN, à l’occasion de son livre

sur REICH : « C’est scabreux, surtout… pour les « fondateurs » … PEYREFITTE et

645 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 13, document du MFPF, 10 / 1970.

646 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, même carton, même dossier, lettre de Michel BOUHY, 11 / 01 / 1971.

647 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, même carton, dossier 4 « Wilhelm Reich », pièces rassemblées autour de

l’affaire SINELNIKOFF.

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BAUDRY ! Il y a aussi COCTEAU qui lui, dans sa préface de 1954, avait dit à peu près tout,

mais en des formules aussi abstraites qu’enveloppées, poétiques, souvent, certes… Mais pas

de lecture facile ! […] Vous, vous y aller carrément. Vous appelez un chat un chat, comme

BOILEAU ! »648.

648 Fonds Daniel GUERIN, BDIC, Folio delta 721 / 13, lettre de Pierre NEDRA, Paris, 15 / 10 / 1969.