L’histoire des femmes au défi de la déportation
Christine Bard
Octobre 2016
Ravensbrück, objet d’histoire ? Jusqu’à nos jours, ce camp de concentration pour femmes n’est-il pas avant tout, en France, un objet mémoriel, fort de nombreux témoignages, familier, en raison surtout de l’existence du maître-livre de Germaine Tillion, mais en marge du grand récit historique ? Dans le domaine plus spécifique de l’histoire des femmes, son « insistante absence » ne manque pas d’interroger. L’approche « par le genre » de la déportation serait-elle inappropriée ? Les réflexions qui suivent n’ont pour seule ambition que de démontrer le contraire.
Le malaise historiographique et ses raisons
La déportation et les camps occupent une place mineure dans les récits sur l’histoire des femmes au XXe siècle. Ce thème est parfois totalement absent dans des chapitres portant sur « les femmes pendant la Seconde Guerre mondiale ». Il ne s’agit pas à proprement parler d’un « oubli », lequel ne menace pas, en tout cas pour le moment, la déportation, dont les représentations ordinaires sont au contraire très mixtes, en raison de la Shoah. Notre hypothèse est plutôt que la déportation n’est pas considérée comme centrale dans l’historiographie des femmes. Qu’il s’agisse de la Solution finale ou de la répression de la résistance, la pertinence de ces événements pour comprendre les relations entre les hommes et les femmes ne s’impose pas d’emblée. Dans les années 1970, alors que le résistancialisme s’effondre, personne n’écrit « Être femme sous Pétain », personne ne filme « Françaises, si vous saviez… » Pourquoi ? L’histoire, la grande histoire, se décline encore au masculin. Mais l’histoire d’inspiration féministe qui se développe alors passe d’une certaine manière à côté de la Seconde Guerre mondiale. A l’histoire du temps présent, à l’histoire politique, elle préfère une histoire plus anthropologique, plus sociale, attentive à la vie quotidienne … Aucune thèse (achevée) sur les résistantes en France… Encore moins sur les déportées. Rien sur les femmes dans la collaboration. Pour celles qui ont vingt ans en 1968, et forment le gros des troupes du néo-féminisme très dynamique à l’université, y compris dans les départements d’histoire, cette histoire renvoie à la génération de leurs mères elles-mêmes… résistantes, attentistes ou « collabos ». Secrets de famille, non-dits, silences pèsent sur le lien entre générations. Comment, face à des héroïnes, adopter la distance critique de l’historien-ne ?