LES CULTURES GAIES ET LESBIENNES AUJOURD’HUI JUIN 1998

PEUT-ON ETUDIER LES CULTURES

GAIES ET LESBIENNES AUJOURD’HUI ?

COLLOQUE 11 – 12 JUIN 1998

MARSEILLE

Organisé par l’Association Mémoire des Sexualités -Marseille

SOMMAIRE

Introduction : Pourquoi des études gaies et lesbiennes ? par Christian de LEUSSE, Mémoire des Sexualités – Marseille

1- L’absence gay, par Léo BERSANI, professeur à l’Université de Berkeley, Californie USA, auteur de « Homos, repenser l’identité »

2- Histoire des lesbiennes, histoire des femmes, par Michelle PERROT, professeur à Paris VII, co-auteur de « l’Histoire des femmes en Occident »

3- Les études gaies et lesbiennes aujourd’hui, par Didier ERIBON, écrivain, auteur de « Réflexions sur la question gay »

4- Identités, culture: enjeux savants et politiques au miroir transatlantique, par Eric FASSIN, enseignant à l’Ecole Normale Supérieure

5- Recherche individuelle et recherche institutionnelle, par Geneviève PASTRE, agrégée de l’Université-Lettres, auteur de « Athènes et le péril saphique »

6- Homosexualité en France, en Allemagne et en Angleterre, dans les années 20, par Florence TAMAGNE, auteur d’une thèse sur ce sujet.

(Transcriptions effectuées par Anne Guérin, excepté pour le texte de Léo Bersani

non enregistré par la FNAC et pour le texte que Michelle Perrot a adressé).

(Remerciements au Conseil Général des Bouches du Rhône, à la FNAC

et à la Maison des Associations pour leur aide précieuse)

POURQUOI DES ETUDES GAIES ET LESBIENNES ?

 Christian de LEUSSE : Depuis de nombreuses années, les gais et les lesbiennes s’interrogent sur leur passé, sur leur histoire, sur les textes anciens ou sur la littérature qui évoquent des figures d’homosexuels.

L’histoire la plus ancienne, celle des Amazones, celle de Socrate, des Olympiades et d’Athènes nous parle d’amours saphiques ou de relations pédagogiques initiatiques, et d’amitiés tendres. Les textes bibliques, avec David et Jonathan, les élégies de Virgile et l’histoire latine, celle de César ou des patriciens, font vagabonder notre imagination prête à détecter, à tort ou à raison, des relations affectives entre femmes ou entre hommes.

La longue construction de la morale au cours du haut Moyen-Age sous l’influence de l’Eglise et des féodaux qui a vu nos ancêtres passer de moeurs libres à une codification de plus en plus poussée du mariage et de l’attitude à avoir vis à vis des sodomites.

Est-il besoin d’évoquer toutes les autres phases de notre histoire, passant de périodes de liberté (lors de la Renaissance, lors de la Révolution) à des phases de régression ?

Le XIXème siècle a été marqué par une lente montée de la normalisation sociale qui s’accompagnait d’une morale de plus en plus rigoureuse. Le XXème siècle n’a que très progressivement desserré l’étau de cette morale très contraignante pour tous , mais surtout pour les homosexuels et les lesbiennes. On était arrivé à lobotomiser le désir homosexuel. Le procès d’Oscar Wilde à la fin du siècle dernier a été l’une des expressions ultimes de la culpabilisation individuelle. Avec le XXème siècle, les systèmes totalitaires ont procédé à des éradications massives de ces invertis qui commençaient à s’organiser et à se visibiliser. Le saccage de la documentation et des locaux de Magnus Hirschfeld en 1933, les odieuses arrestations d’homosexuels par le régime nazi et dans les pays communistes expriment ces ultimes (?) tentatives d’extraire du corps social ce désir, considéré depuis la grande normalisation théologique du Moyen Age, comme « contre-nature ».

Les études gaies et lesbiennes ont des choses à dire sur toute cette histoire qui est aussi, mais en négatif, notre histoire. De la même façon que les historiennes, en particulier Michèle Perrot, ont tenté de mettre en évidence à quel point l’histoire que nous étudions est trop l’histoire des hommes. Nous souhaitons à travers l’histoire du droit, l’histoire sociale, religieuse, économique, l’histoire de l’éducation détecter et mettre en évidence ce qui pourrait être l’histoire homosexuelle ou l’histoire vue d’un point de vue homosexuel. Et les lesbiennes souhaitent que leur place dans l’histoire des femmes, et dans l’histoire globale soit repérée.

Les « gay and lesbian studies »

Dans les universités américaines depuis de nombreuses années des unités d’études et de recherches sur l’homosexualité se sont mises en place, de la même façon dans d’autres pays anglo-saxons (Pays-Bas, Grande Bretagne, Australie, Afrique du Sud). Ce sont les Gay & Lesbian Studies. Didier Eribon a souhaité inviter à Beaubourg, lors de l’Europride en Juin 1997, un certain nombre de ces grands chercheurs américains, canadiens ou australiens : Léo Bersani (qui nous fait l’honneur de venir à la FNAC le 11 juin 1998), Nicole Brossard, George Chauncey ou encore Monique Wittig. Ils sont pour nous un exemple. Il faut lire leurs interventions dans les actes de ce colloque « Les études gay et lesbiennes » parus en avril (édité par le Centre G. Pompidou). George Chauncey par exemple a fait une magistrale analyse de l’évolution du comportement des homosexuels aux Etats Unis avant guerre, où ils adoptaient des attitudes efféminées qui leur attirait une certaine indulgence sociale, et après guerre où ils ont pris le parti d’attitudes viriles qui a entraîné une très forte hostilité des Américains atteints dans leur image de la virilité.

Nous avons en France un retard considérable dans ce domaine, il est encore difficile de trouver un universitaire qui accepte de parrainer les travaux de recherche proposés par un étudiant. Et rares sont les étudiants qui osent proposer des sujets homosexuels. Nous sommes encore extrêmement pauvres de travaux historiques, littéraires, sociaux sur l’homosexualité. Quelques pionniers se sont avancés. Le journal Gai Pied, la Revue Masques ont été des détecteurs de documents et d’études au cours des années 80. Dans leur sillage, Patrick Cardon a découvert de nombreux textes anciens publiés par sa maison d’édition (Gais-Kitsch-Camp), et Geneviève Pastre s’est lancée dans un bel effort de relecture de l’histoire antique. Puis le SIDA a contribué de façon importante à soulever un coin du voile sur les modes de vie des homosexuels, sur leur difficulté de vivre leur homosexualité ou leur séropositivité. Mais pourquoi fallait-il passer par la maladie pour qu’enfin les autorités publiques, les universitaires, les chercheurs homosexuels eux-mêmes aient le courage – et les moyens financiers – de se lancer dans des « études homosexuelles » ?

Les chercheurs français sont jeunes, une génération se lève, le Colloque de Beaubourg a permis aussi à ces chercheurs de s’exprimer. Le livre « Les gays savoirs » paru aussi en avril 1998 (édité sous la direction de Patrick Mauriès et le Centre G. Pompidou) témoigne de ce renouveau.

Thierry Eloi évoque les érotismes du corps masculin dans la Rome antique, il souligne l’intense affectivité qui existe entre père et fils et à l’inverse la répartition fondamentale entre citoyens libres et esclaves qui rend difficile le contact avec l’esclave qui est un « corps » ignoble. Jean-François Cottier conteste fortement les analyses de John Boswell sur l’homosexualité au cours du haut Moyen Age qui ne peut pas être analysée aisément avec des critères d’aujourd’hui. Pierre Maréchaux analyse le discours sur la sodomie au XVI è siècle. Sebastien Hubier plonge dans les textes du tournant du siècle, il découvre l’androgyne décadent chez Joyce, Gide, Thomas Mann, Musil, Wilde ou Proust. Il montre par exemple comment Proust rapproche les deux minorités – juifs et homos – à la fois exclus et culpabilisés (lucidité assez prophétique). Gilles Siouffi se demande comment l’homosexuel peut se construire un discours face aux deux seuls discours modèles de l’homme et de la femme. Eric Fassin analyse l’évolution de la législation américaine sur l’homosexualité, d’un côté la Cour Suprême a autorisé en 1986 les Etats à pénaliser la sodomie, de l’autre son interdiction de tout obstacle aux mariages interraciaux en 1967 est mise à profit par les homosexuels et les lesbiennes pour conquérir le droit au couple et aux enfants.

Quelques uns d’entre eux, et d’autres, vont venir à Marseille. Leurs travaux, leurs recherches sont un roc solide sur lequel nous pouvons plus sûrement asseoir nos perspectives et nos revendications. Il faut encourager leur travail, réclamer des lieux de recherches universitaires et des lieux de documentation qui seuls permettront à d’autres de faire revivre l’histoire homosexuelle et de nous préparer à tous un avenir plus ouvert.

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 L’absence gay

Léo BERSANI

[Noirs et gays]

« Il est impossible d’affirmer une valeur gay, ou d’être politiquement efficace en tant que gays, si « gay » n’a aucune spécificité. Etre gay a certaines conséquences politiques, et celles-ci peuvent nous amener à former des alliances avec d’autres groupes opprimés. Mais en ignorant, ou en taisant par culpabilité ce qui nous rend différent des autres, nous risquons de ne pas reconnaître que cette différence peut compliquer ou mettre en péril nos alliances.

Certains porte-parole noirs américains, par exemple, n’hésitent pas à exprimer publiquement leur indignation dès qu’on laisse entendre que le statut des homosexuels comme victimes dans la société américaine serait analogue à la leur. Comme la controverse sur l’admission, ou plutôt la reconnaissance des gays dans les forces armées a rappelé à beaucoup d’esprits la résistance à l’intégration raciale dans l’armée il y a cinquante ans, les occasions n’ont pas manqué pour exagérer comme pour minimiser la disparité.

Bien que les Noirs exercent probablement dans l’Amérique d’aujourd’hui une plus forte influence politique que les gays, et bien qu’à certains égards les homosexuels, contrairement aux minorités raciales défavorisées, représentent pour la société américaine une menace que même les réformes sociales et économiques les plus ambitieuses ne sauraient éradiquer, il n’en demeure pas moins que l’homme gay blanc de la classe moyenne ne peut prétendre connaître l’oppression que subissent les hommes et les femmes noirs gays et économiquement désavantagés.

Comme l’a noté Henry Louis Gates Jr : »si l’on considère leur position dans la société, les gays apparaissent en moyenne comme privilégiés par rapport aux Noirs; si l’on considère le degré d’acceptation des manifestations d’hostilité à leur égard, les gays sont plus maltraités que les noirs ».

Quoi qu’il en soit, étant donné les différences nombreuses et souvent contradictoires en présence, s’il est futile d’argumenter sur les degrés de victimisation, il est aussi absurde de prétendre qu’un gay blanc et privilégié (comme moi) peut parler pour les Noirs américains, gays ou hétéros.

Nous pouvons choisir si nous sommes décemment humains, de parler avec eux ( ou d’accepter l’invitation de Gloria Anzaldua de rencontrer les autres cultures « à mi-chemin »), mais nous devons de temps en temps nous attendre (avec un peu de chance, seulement de temps en temps) à des manifestations d’homophobies de la part des Noirs et de racisme de la part des gays.

En même temps, nous devrions aussi nous rappeler qu’en tant que gays nous appartenons tous – aussi privilégiés que nous soyons comme individus – à une minorité méprisée non seulement par les puissants mais aussi, et souvent avec encore plus de véhémence et de répugnance par les peuples les plus racialement et économiquement victimisés aux quatre coins du monde.

 

[Femmes et gays}

Les gays feraient bien de cesser de s’excuser de ne pas appartenir à une minorité raciale (s’ils sont blancs) ou à une classe défavorisée (s’ils sont financièrement à l’aise). La Gay Pride semble souvent indissociable de la honte gay. Quand on nous reproche de parler comme des Blancs privilégiés, nous implorons les plus opprimés pour nous corriger de cette faute.

Plus remarquablement encore, on nous a vu nous excuser de ne pas être des femmes. Le rapport des hommes gays avec le féminisme est inévitablement plus compliqué que nous voulons bien l’admettre.

Je me suis en d’autres occasions élevé contre la tendance des militants gays à ignorer les liens entre les sympathies politiques et les fantasmes sexuels. Nous devons reconnaître, ai-je suggéré, qu’il peut y avoir une continuité entre une préférence sexuelle pour le genre hard en uniforme, un faible pour les institutions militaires, et des tendances politiques d’extrême droite.

De telles continuités peuvent être particulièrement problématiques pour le rapport entre les hommes gays et les femmes. Nos sympathies féministes (peut-être renforcées, comme le suggère Silverman, par le fait que nous désirons depuis la même « position » que les femmes) ne peuvent qu’être compliquées par un inévitable investissement narcissique dans les objets de notre désir.

Si la généalogie du désir est toujours aussi une histoire des identifications de sujet et s’il s’ensuit que le désir d’avoir n’est jamais entièrement distinct du désir d’être, les limites entre avoir et être seront forcément plus vagues dans le désir pour le même sexe que dans le désir hétérosexuel. Le premier commence par une reconnaissance du même; le second inclut (et s’efforce de dépasser) le souvenir d’une expérience traumatique de la différence.

Dans ses désirs, l’homme gay court toujours le risque de s’identifier avec les images culturellement dominantes d’une masculinité misogyne. Car les pulsions sexuelles des hommes gays ne sont pas, après tout, circonscrites au cercle assez étroit d’autres hommes gays politiquement corrects. Une sympathie plus ou moins secrète pour la misogynie hétérosexuelle nous procure le bénéfice narcissique de confirmer notre appartenance (et pas seulement notre attachement érotique) à la société masculine des privilégiés.

Je ne veux pas dire que les affiliations politiques ressortissent entièrement aux identifications fantasmatiques. Pour couper court à tout risque de méprise, je m’empresse d’ajouter qu’on peut trouver les marines bandants sans être un militariste d’extrême droite. Nos investissements fantasmatiques sont souvent contrebalancés par des modes d’attachement plus consciemment ou rationnellement développés, comme l’affection ou l’admiration pour des gens que nous ne désirons pas.

Cette tension constitue une importante dimension morale de nos engagements politiques. Mais prendre conscience de cette tension exige que nous n’ignorions aucune des deux séries de facteurs, et surtout pas les identifications et intérêts érotiques qu’il n’est pas toujours flatteur de reconnaître.

Les contraintes culturelles auxquelles nous sommes soumis ne comprennent pas seulement les structures politiques visibles, mais aussi les processus fantasmatiques par lesquels nous érotisons le réel. Même si nous sommes hétéro ou gay depuis la naissance, il nous faut quand même apprendre à désirer certains hommes ou femmes et pas d’autres; l’économie de nos pulsions sexuelles est une réalisation culturelles.

Il n’y a peut-être aucun domaine où nous soyons plus efficacement et plus insidieusement manipulés que dans nos choix et nos goûts les plus personnels en matière d’objets de désir. Ces choix ont des origines culturelles et des conséquences politiques. Comprendre la logique qui mène des unes aux autres est en soi un impératif politique.

[Lesbiennes et gays]

Les fondements fantasmatiques du féminisme des hommes gays deviennent particulièrement fragiles quand nos alliées féministes sont lesbiennes. Du point de vue de la théorie des identifications, la communauté gay et lesbienne, qui existe bel et bien, tient simplement du miracle.

A mesure que les lesbiennes et les gays se sont rapprochés les uns des autres, le vieux rêve de l’amitié entre hommes et femmes semble finalement s’être réalisé sur une base sociale viable – comme si, ironiquement, tristement, il exigeait une certaine absence d’intérêt; si nous pouvons jouir d’être ensemble, c’est que nous ne jouissons pas ensemble. L’union comme on pouvait s’y attendre, ne s’est pas faite sans difficulté.

Avec les femmes hétérosexuelles, nous partageons au moins les mêmes désirs, de même que les hétérosexuels, tout en ignorant comment une lesbienne désire, sont orientés dans leurs désirs en grande partie vers les mêmes images qu’une femme qui aime les femmes.

Il ne faut pas s’étonner que le mot « fantasme » soit devenu politiquement incorrect. Si l’on se rend compte de la distance qui sépare, par définition, les fantasmes de désir lesbien de ceux d’un homme gay, et si l’on reconnaît l’influence des investissements érotiques sur les choix politiques, la notion même de fantasme n’est pas loin d’apparaître comme un complot hétérosexuel pour semer la zizanie dans la communauté gay et lesbienne.

Des hommes qui aiment les hommes, des femmes qui aiment les femmes: la séparation entre les sexes ne saurait être plus absolue. Et pourtant à travers cet abîme, de nouveaux ponts ont été jetés, non seulement sous la forme d’amitiés désintéressées mais aussi dans certains cas de ce qu’on peut considérer comme un nouveau genre de désir hétérosexuel dénué de toute pression (d’un homme gay pour une femme sur laquelle il peut compter pour ne pas le désirer, ou d’une lesbienne pour un homme sur lequel elle peut compter pour ne pas la désirer).

Même si nous laissons de côté l’impossibilité des identifications psychiques, il reste évidemment un abîme social entre les gays et les lesbiennes. Le fondement le plus solide de notre alliance est notre oppression commune: la discrimination que nous partageons en conséquence de notre préférence sexuelle pour le même sexe.

Il n’est pas étonnant que les lesbiennes (surtout pendant les premières années du mouvement gay) se soient montrées méfiantes à l’égard des hommes avec lesquels elles étaient censées faire cause commune. Nous sommes en fait des parias parmi les minorités et les groupes opprimés. Les féministes parlent avec dédain de notre sexualité débridée; les Noirs nous accusent de négliger les problèmes fondamentaux de classe et de race pour des questions frivoles telles que « l’identité gay ».

En tant qu’hommes gays appartenant aux classes moyennes, nous ressemblons trop à nos oppresseurs, ce qui veut dire que nous ne serons jamais assez opprimés. Alors, sans renoncer à nos privilèges, nous ne finissons pas de nous en excuser. Nous nous mortifions si nous sommes blancs et prospères; et ayant pris conscience de ce que le « je » masculin bénéficie d’une sorte de monopole psychique et culturel sur la subjectivité qui doit être aboli, nous aspirons à être régénérés, engendrés cette fois, comme le prescrit un livre récent, par le féminisme, dans la ferveur espérante de déconstruire notre moi haïssable de mâle renaissant.

Sans mettre en doute la bonne foi ou l’intelligence de ceux qui prescrivent ou prédisent de tels auto-effacements, nous devrions les accueillir avec circonspection. L’homosexualité masculine s’est toujours manifestée socialement par un mélange bien particulier de conformisme et de transgression. Pour un Noir américain défavorisé, se conformer, c’est accepter les injustices raciales et sociales dont il souffre; pour une femme, c’est accepter la définition hétérosexiste de l’identité féminine; pour la plupart des hommes gays, se conformer c’est accepter les avantages qui leurs sont offerts en tant qu’homme.

Comme l’a confirmer le débat sur les gays dans l’armée, la société est prête à accorder à un homme gay l’égalité des chances s’il consent à rendre son homosexualité invisible. elle est loin d’offrir le même contrat aux minorités raciales, aux pauvres et aux femmes.

[Privilège et clandestinité]

La revendication sociale des gays peut donner à un tel conformisme l’apparence d’une relative facilité. Car ce que nous demandons est unique parmi les groupes opprimés: le droit d’avoir la sexualité que nous voulons sans en être punis.

Il est humiliant de consentir à cacher qui nous sommes; et il est louable d’insister, comme nous avons commencé à le faire, pour refuser les termes de notre contrat social. Il n’en demeure pas moins significatif pour le statut social d’un grand nombre d’hommes gays et blancs que nous avons toujours eu l’option du pouvoir et des privilèges. Rien de ce qu’une femme peut accepter de faire pour la culture dominante ne lui donnera jamais tous les privilèges intrinsèques à la masculinité; et rien de ce que Clarence Thomas accepte de faire ne le rendra jamais complètement blanc. Les tensions de la double vie que les gays sont forcés de mener sont souvent énormes, mais même ces tensions peuvent être considérées comme un luxe. Si nous sommes capables de les supporter, et si nous ne nous faisons pas prendre (et ces deux « si » ne doivent pas être sous-estimés), les avantages sont effet considérables: des possibilités sans limites de réussite sociale et du sexe à volonté – si nécessaire, il est vrai, en cachette.

Les choses ont changé. Plus de clandestinité, plus de sexe transgressif vécu dans la culpabilité. Mais l’habitude de l’invisibilité est restée si forte que même en sortant au grand jour nous avons trouvé le moyen de passer inaperçus. De nouveau nous sommes arrivés aujourd’hui à nous fondre – soit dans les autres groupes dont nous voudrions partager le statut d’opprimés, soit dans la société dominante. La première assimilation est sans doute plus politiquement méritoire que la seconde, mais le glissement de l’une à l’autre est presque imperceptible, d’autant plus que toutes les deux sont motivées par la même recherche d’invisibilité. Nous ferions peut-être bien de nous demander ce que l’Amérique hétérosexuelle a vraiment vu dans cette nouvelle présence.

Nous voulons être reconnus, mais pas en tant qu’homosexuels (identité essentialiste). Il est peu probable que la culture dominante nous confonde avec les autres groupes opprimés (elle reste pour sa part très attachée aux questions d’identité); par contre on peut facilement nous confondre avec la culture dominante. La confusion est pardonnable, puisque nous cherchons nous-mêmes à placer les gays au centre non seulement de la société américaine, mais de la civilisation occidentale.

Dans l’Epistémologie du placard, Eve Kosofsky Sedgwick va jusqu’à proposer qu’un grand nombre des points d’articulations les plus importants de la pensée et du savoir dans toute la culture occidentale au XXè siècle sont structurés – ou plus justement fracturés – par une crise chronique, aujourd’hui endémique, de la définition homo-hétérosexuelle, plutôt masculine, qui date de la fin du XIXè siècle.

Il n’y a pratiquement aucun aspect de la culture occidentale moderne dont la compréhension ne soit forcément non seulement incomplète, mais déficiente dans sa substance même si elle néglige d’incorporer une analyse critique de la définition homo-hétérosexuelle moderne ».

[les intertitres sont de Mémoire des sexualités]

extraits du livre « Homos, repenser l’identité »

Ed. O. Jacob, mai 1998 (pp.80 à 88)

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Histoire des lesbiennes, histoire des femmes

Michelle PERROT

L’histoire dite « des femmes » a trop peu pris en compte celle des lesbiennes. Marie-Jo Bonnet, pionnière en la matière, l’a fait remarquer et elle a raison.

Pourquoi ? Cela demande assurément réflexion. Sans doute parce que « l’ennemi principal », pour reprendre l’expression de Christine Delphy, était le patriarcat, la domination masculine, la « valence différentielle des sexes » (Françoise Héritier), adversaires communs, soucis partagés.

Dans les années 1970-1975, les unes et les autres se retrouvaient dans les luttes et les manifestations pour la liberté de l’avortement, contre le viol, le harcèlement sexuel.

« Notre corps, nous-mêmes » disaient-elles ensemble. L’exercice de la sexualité apparaissait peut-être comme contingent. Ce qui unissait les lesbiennes et les hétérosexuelles était, somme toute, plus fort que ce qui les séparait. Même s’il ne faut pas minimiser les différends qui existaient alors.

Mais dans la recherche on parlait davantage de l’histoire du couple (hétéro), du mariage, de la maternité, etc…que de celle des lesbiennes. Du reste, lorsqu’il s’est agit de la traduction de « l’Histoire des femmes en Occident » (que j’ai co-dirigé avec Georges Duby), Nathalie Zemon Davis et Joan Scott, historiennes fameuses, elles-mêmes associées à l’entreprise, nous l’ont fait remarquer et ont tenu à s’en expliquer dans une préface spéciale pour cette édition.

Pourtant et notamment pour le volume relatif au XIXè siècle, j’avais pris soin de faire appel à une historienne américaine, Judith Walkowitz, pour traiter des « sexualités dangereuses », titre du chapitre où se trouvent réunis aussi bien la prostitution que l’avortement et l’homosexualité féminine. Ce qui n’est pas sans poser question.

Il y a pourtant, de trop rares mais excellents travaux français. Ceux de Marie-Jo Bonnet elle-même (« Un choix sans équivoque » a été récemment réédité), mais aussi ceux, malheureusement inédits de Christian Bonello, Frédérique Villemur et tout récemment de Florence Tamagne, qui a le grand mérite de ne pas séparer homosexualité masculine et féminine. Elle montre à la fois la richesse de la culture lesbienne épanouie sur les deux rives de la Manche, mais aussi en Allemagne, entre 1900 et 1930, et la solitude des lesbiennes, coincées, au moment du reflux entre le moralisme féministe et le phallocratisme gay.

Je ne parle ici que des travaux universitaires. Ils sont évidemment loin d’être les seuls.

d’assez nombreux livres nous ont fait redécouvrir les Amazones de Paris, Nathalie Clifford Barney, Renée Vivien (dont Jean Goujon a donné une bibliographie), Gertrude Stein et les autres.

De nombreux textes ont été re-publiés. Tandis que l’on redécouvrait la chaleur homo-érotique des amitiés juvéniles et des sociabilités féminines.

Est-ce suffisant? Sûrement pas. Les lesbiennes ont leur histoire propre, et elle est « possible » pour reprendre la formule employée il y a quelques années pour l’histoire des femmes (cf. « Une histoire des femmes est-elle possible ? » 1984). Elle souffre des mêmes difficultés. Sur elle pèse un silence encore plus lourd. Mais il en est toujours ainsi lorsqu’on aborde un nouveau domaine.

Chacun sait que c’est le regard qui fait l’Histoire, la question qui provoque le récit. Que de sources à découvrir, de livres à lire autrement (cf. la lecture que fait Marie-Jo Bonnet de « Lélia », de George Sand), d’archives privées à exhumer, de correspondances à publier…

Pour les temps récents, l’histoire orale se révèle très utile. Claudie Lesselier a d’ailleurs mené une enquête fort riche sur les lesbiennes de la dernière génération? Il y a aussi les archives des groupes et associations, qu’il ne faudrait pas laisser perdre. De ce point de vue, les lesbiennes doivent avoir toute leur place dans la constitution d’archives des homosexualités.

C’est à dire que le travail ne manque pas et que le moment est sans doute venu de lui donner une nouvelle impulsion.

De cet effort, comment l’ensemble des femmes, l’histoire des femmes toute entière, ne seraient-elles pas solidaires ?

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  Les études gaies et lesbiennes aujourd’hui

Didier ERIBON

Il faut distinguer, au sein des cultures gay et lesbiennes, les différences culturelles selon les époques, selon les milieux, et leurs rapports avec les mouvements gay et lesbiens. Ces études se sont parfois entrecroisées. Mais il faut aussi s’interroger sur la mixité souvent fictive des études gay et lesbienne, où les lesbiennes n’avaient, souvent, pas beaucoup de place. Mais les choses sont en train de changer, ne serait-ce que parce que le Centre gay et lesbien de Paris vient d’élire une présidente.

J’ai essayé, dans ma préface au volume de Beaubourg, intitulé Les études gay et lesbiennes (éditions du Centre Pompidou) de dégager les études gay et lesbiennes de leur inscription dans la politique. Il fallait absolument, à mon sens, se plier aux contraintes des disciplines universitaires, à leur rigueur et oublier les investissements politiques. Aujourd’hui je voudrais souligner, au contraire, le fait que les études gay et lesbiennes sont éminemment politiques. Nous ne sommes pas les détenteurs de la parole sur les gays et lesbiennes, et le discours sur les homosexualités n’a pas attendu que les chercheurs décident de parler de leur propre histoire gay et lesbienne pour se développer. Il y a eu depuis longtemps dans la société des discours, une production discursive, à ce sujet.

Vous connaissez les discussions qui ont cours aujourd’hui sur les droits des gays et lesbiennes à la filiation, à l’adoption à l’insémination artificielle. On voit bien qu’il y a, derrière, des discours sur l’homosexualité. Irène Théry, par exemple, devenue la principale idéologue en la matière du parti socialiste, propose certains droits aux gays et lesbiennes, qu’elle décide d’aménager dans le cadre du droit au concubinage, le même pour les hétérosexuels et les homosexuels. Mais il n’est pas question pour Irène Théry d’ouvrir le droit au mariage, ou à l’adoption, pour les couples de même sexe. Qu’est-ce qui justifie cette discrimination ? Dans son article de la revue Esprit, elle expliquait très doctement que donner à des couples d’hommes ou de femmes le droit d’adopter des enfants mettrait en péril les fondements mêmes de la société et de la civilisation. Elle se plaignait qu’il n’y avait pas de débat de fond sur l’homosexualité, mais dans une note du même article elle dénonçait le Colloque de Beaubourg de l’année dernière comme une importation du communautarisme gay et lesbien américain – communautarisme que mettrait en péril la République, entre autres. Elle déplorait que les « gays folles perdues et les lesbiennes camionneuses » voudraient voir leur mode de vie légitimé. Chose qui la surprend beaucoup.

On s’interroge sur la place qu’elle assigne aux homosexuel(le)s dans le grand débat de société auquel elle convie la population. N’auraient-ils que le droit de se taire ? Selon elle, il faudrait absolument maintenir la différence dans le droit – ce qu’elle appelle « l’ordre symbolique » – donc l’inégalité juridique, mais refuser la différence culturelle, qui consiste à accorder aux gays et lesbiennes le droit à une parole autonome. Cela veut dire : « nous allons vous donner quelques droits, et nous allons décider lesquels, mais pour le reste nous vous demandons de rentrer chez vous et de vous taire. »

Le plus étonnant est que cette incroyable violence discursive s’étale non seulement dans Esprit, mais aussi dans le Monde, l’Express, et les autres journaux, et surtout elle n’est jamais perçue comme telle. Elle reproduit et perpétue pourtant la violence culturelle, sociale, politique et juridique de la société à notre égard. Ce discours qui parle des homosexuels en leur demandant de se taire a tout l’ordre social pour lui. Irène Théry, qui se présente comme l’avocate de droits pour les gays et les lesbiennes à condition qu’ils soient sévèrement limités, va au devant des attentes sociales et elle est applaudie.

Alain Finkelkraut, un autre idéologue qui s’est spécialisé dans la guerre contre les gays et les lesbiennes, désignait, sur France-Culture, la Lesbian and Gay Pride comme le principal danger pour la démocratie. Ce n’est pas à Marseille, et dans le Midi de la France que je vais vous apprendre qu’il y a des dangers bien pires ! A. Finkelkraut, dans le même entretien, demandait aux gays et lesbiennes de faire preuve de plus de discrétion. Chaque année refleurissent à l’occasion de cette gay pride, des articles condescendants sur les homosexuel(le)s, dont les auteurs sont prêts à leur accorder certains droits à condition qu’ils n’en demandent pas trop.

Ces discours ont une généalogie. L’injonction au silence a traversé le siècle sur le thème : les homosexuels sont un péril pour la civilisation. On l’a déjà entendu au procès d’Oscar Wilde, traduit en justice non pas parce qu’il était homosexuel – cela se savait déjà – mais parce qu’il était un homosexuel public. Un procureur définissait alors l’homosexualité comme « un cancer qui va ronger la nation de l’intérieur » donc il faut le réduire au silence. Lorsque Gide publia son Corydon au début des années 1920, livre où il plaide pour une certaine forme d’homosexualité, on a assisté à un déchaînement de violence homophobe, sur le thème « les Allemands vont bien rire en découvrant que nous sommes une société d’invertis, les hommes ne sont plus des hommes. » On en conclut que l’homosexualité affaiblit la patrie et la livre à la puissance adverse. En Angleterre, on a parlé d’un « Homintern », ou internationale homosexuelle, dont les membres auraient été prêts à trahir leur patrie pour assouvir leurs vices.

Il y a donc tout un discours qui lie l’homosexualité à la mort : la mort tout court, la mort de la nation, le péril intérieur et mortel. Ce thème se durcit et arrive à son apogée dans une période terrible, celle du régime nazi en Allemagne. Les nazis veulent éradiquer les homosexuels allemands : ils sont une sous-race de sous-hommes (et de sous-femmes, pour ce qui est des lesbiennes), un symptôme de décadence. Cette éradication était nécessaire si l’Allemagne voulait retrouver sa force en tant que race. Pourquoi les nazis n’ont-ils pas persécuté les homosexuels dans les pays qu’ils envahissaient ? Puisque l’homosexualité précipitait la ruine des sociétés où elle se trouvait, il fallait au contraire la laisser prospérer dans les pays à dominer.

Ce thème est très exactement celui qu’on retrouve aujourd’hui dans Le Figaro Magazine, au Front national, au sein de la gauche socialiste et même parfois écologiste.

Et si ces gays et lesbiennes ne se taisaient pas ? L’une des premières tâches des études gay et lesbienne doit être de produire une analyse des discours homophobe que je viens d’évoquer ; de voir comment il a fonctionné à travers le siècle, façonné les lois, les politiques, l’existence des gays et des lesbiennes, mais aussi comment il s’est glissé insidieusement dans la parole homosexuelle elle-même pour la fabriquer de l’intérieur. On le voit déjà dans Proust ou Gide. Corydon, ouvrage très audacieux pour l’époque, est une apologie de l’homosexualité sous une forme noble, grecque, qui s’accompagne d’un dégoût affiché pour les invertis, les « mauvais » homosexuels qui font des choses qui ne conviennent pas à l’esthétisme affiché de Gide. Ainsi Gide instaure-t-il le droit de parole, le discours homosexuel moderne dont nous sommes – il faut bien le dire – les héritiers. Mais ce discours qu’il instaure avec un très grand courage, s’exposant aux insultes, à la diffamation, intègre aussi les structures mêmes de la parole homophobe. Comme s’il voulait arriver à une sorte de compromis entre un discours subversif et un discours respectable, admissible.

Une étude historique doit tenir compte de ces deux discours, le second issu de l’intériorisation du discours homophobe. J’ai évoqué Gide, j’aurais pu parler de Proust ou de Jean Genêt. Donc s’il faut étudier le discours homophobe, c’est aussi parce qu’un ainsi nous pourrions mieux comprendre et analyser la parole homosexuelle elle-même et le lien quasi-consubstantiel qu’elle entretient avec le discours homophobe. La parole homosexuelle n’a jamais existé en soi, elle s’est toujours inscrite dans un espace politique, une configuration culturelle, elle est souvent, comme l’a dit Michel Foucault, un discours en retour, qui se ré-approprie stratégiquement les armes de l’adversaire, mais ce faisant elle se ré-approprie aussi ce qui, dans le discours homophobe, brime la parole et l’inventivité homosexuelle.

La parole homophobe a aussi façonné ce que j’appellerai la structure de dissymétrie entre le discours sur l’homosexualité que tiennent les homophobes, et celui des homosexuels sur eux-mêmes. La parole homosexuelle est bien souvent contrainte d’accepter les termes du débat qu’on lui impose. Les thèmes mêmes devant lesquels elle doit réagir lui sont imposés de l’extérieur.

Je pense, par exemple, au choix dans lequel on a essayé d’enfermer les homosexuel(le)s en leur posant la question : « êtes-vous universalistes ou communautaristes ? » Cette question impliquait déjà la réponse : ou bien vous êtes universalistes – ce qui implique que nous sommes des individus et ne pouvons pas nous constituer en groupe, en collectif, en communauté – mais alors il n’y a plus de mouvement gay. Ou bien vous êtes communautaristes mais alors vous risquez de mettre en péril la République, la démocratie, etc. La notion de communautarisme exprime une profonde aversion vis-à-vis de la visibilité collective des gays et des lesbiennes.

Les homosexuels se sont pliés à cette alternative. Ex Aequo l’a fait sienne et a publié un débat sur la question : universalisme ou communautarisme ? Ce thème a occupé la scène médiatique et a conforté certains préjugés homophobes. L’universalisme était une injonction aux homosexuels de dissoudre le collectif qu’ils avaient formé grâce à leur visibilité collective et leur affirmation de leurs droits. Du reste, cet universalisme n’a d’universel que le nom, car il a le plus souvent oublié les ouvriers, les femmes, les gays et les lesbiennes.

Comment s’est inventée cette parole gay, lesbienne, ce processus d’affirmation de soi que nos adversaires désignent aujourd’hui par « communautarisme » ? Il s’agit de reprendre notre propre histoire pour forger notre propre problématique et échapper à cette alternative absurde entre universalisme et communautarisme. Cela signifie une étude littéraire. Dans les premières pages de Sodome et Gomorrhe, de Proust, on trouve déjà une description des modes de vie, des cultures, des subjectivités gaies. Je dois beaucoup à Léo Bersani qui a souligné l’extraordinaire modernité de l’approche de Proust, même si sa représentation de l’homosexualité est sous certains aspects extrêmement datée, voire insupportable. Il y a aussi, pourtant, une description quasi-ethnologique des milieux gays parisiens des années 1910-1920. On peut s’appuyer sur elle pour reconstituer une histoire de l’homosexualité et voir comment nous sommes aujourd’hui, nous les gays, les lesbiennes et ceux qui nous ont aimés et accompagnés, notamment pendant l’épidémie de sida. Il faut se défaire des problématiques pré-construites, non analysées – comme les notions d’universalisme contre communautarisme – qui ne sont que des slogans hostiles à la mobilisation gay et lesbiennes, et les remplacer par un travail intellectuel, historique et politique.

Cet immense chantier théorique n’est évidemment pas réservé aux gays et aux lesbiennes. Mais dans tous ces travaux, la préoccupation gay et lesbienne doit être au point de départ et au centre. Si l’on doit animer ces travaux, on doit bien voir qu’il s’agit là de questions posées par la mobilisation gaie et lesbienne à la recherche universitaire et intellectuelle.

Les études gay et lesbiennes étant nées de l’affirmation des mouvements gay et lesbien doivent donc servir au mouvement politique, servir à former sa configuration. Rien ne serait plus dangereux que de séparer ces deux mouvements – gay et lesbien – car l’homophobie s’adresse aux deux.

Michel Foucault a dit, dans une interview à propos de Surveiller et punir, « mes livres sont des boîtes à outils. Nés dans les luttes, ils doivent y retourner ». De même nos études gay et lesbiennes sont nées de la Lesbian and Gay pride, et doivent y retourner pour lui donner des armes.

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Identités, culture: enjeux savants et politiques au miroir transatlantique

Eric FASSIN

Est-il possible en France d’écrire l’Histoire des femmes? Elle existe déjà, quoique davantage aux Etats-Unis. Ce n’est pas un problème épistémologique, c’est un problème social, culturel, donc politique. Les études gaies existent déjà en France, dans les pays anglo-saxons, et d’autres arrivent à maturité. La question est plutôt : ces travaux sont-ils légitimes ? Souhaitables?

Dès lors qu’on se pose cette question, c’est qu’on se donne les moyens d’y répondre. La réponse est donc forcément positive. Il est toujours bon de savoir plus. Le savoir sur un groupe particulier peut nous éclairer sur l’ensemble de la société, et ces études peuvent nous amener à mettre en cause l’ensemble des disciplines concernées.

En voici deux exemples :

En sociologie, on définit la CSP (catégorie socioprofessionnelle) par l’origine sociale du père. Retracer une trajectoire sociale du père au fils, cela peut se justifier. Du père à la fille, cela a moins de sens.

Aux Etats-Unis, les questions posées sur « l’invention » de l’homosexualité ont suscité des questions sur « l’invention » de l’hétérosexualité. Car les deux notions sont indissociables.

Ainsi, en posant des questions sur ce qui était occulté, on en vient à en poser sur l’ensemble du champ. Il va donc sans dire que de telles études sont souhaitables.

A propos des études gaies et lesbiennes, on a pu craindre la ghettoïsation : que ces études se refermeraient sur elles-mêmes, qu’on ne ferait plus que cela. Le risque existe que seuls des homosexuel(le)s s’y attaquent. Mais cela vaut aussi pour les hétérosexuels : pourquoi se bornent-ils à étudier l’hétérosexualité ? Pourquoi ne se penchent-ils pas, eux aussi, sur l’homosexualité, domaine qui n’est pas sans importance socialement ?

Le problème est plutôt que trop peu d’hétérosexuels s’engagent dans cette voie.

Comment se fait-il alors que ces études posent problème ? Parce que les rapports entre le savant et le politique ne sont pas suffisamment éclaircis. Il y deux positions extrêmes, et parfois une confusion entre les deux : l’idée que le savoir serait entièrement instrumentalisé, c’est-à-dire mis au service d’une classe, ou d’un groupe social (femmes, homosexuels…) Cette confusion est suicidaire, car les métiers du savoir ne confèrent pas beaucoup de puissance. Le seul pouvoir qu’on puisse tirer du savoir, c’est de le rendre autonome par rapport au politique. L’autonomie du savoir est l’une de ses conditions nécessaires.

A l’autre extrême, il y a l’idée que savoir et pouvoir sont entièrement séparés, que le savoir est par nature apolitique. C’est encore une illusion, nourrie par le rejet de la précédente. Il faut donc préserver au savoir une certaine autonomie, mais l’autonomie, ce n’est pas l’indépendance, c’est un rapport compliqué entre le savoir et le politique.

Pour répondre à la thèse selon laquelle savoir et pouvoir son confondus, parlons des débats américains à ce sujet. Certains craignent que le savoir sur les lesbiennes, par exemple, ne serait que le bras armé d’un mouvement militant lesbien, et n’aurait donc aucune légitimité scientifique, donc à quoi bon ? Aux Etats-Unis, il est clair que les études lesbiennes ont commencé ainsi, parce qu’il existait un mouvement lesbien. Des universitaires ont souhaité avoir une activité militante non seulement hors de l’Université, mais aussi au-dedans, en s’engageant dans de telles études. Mais par la suite les choses ont évolué. A mesure que les études gay et lesbiennes se sont institutionnalisées aux USA, ont eu pignon sur rue, un enseignement, des programmes d’études, les rapports entre savoir et pouvoir sont devenus plus complexes, plus dialectiques, plus conflictuels aussi. La réflexion sur les études gay et lesbienne sont parties, pour une large part, d’une page de la Volonté de savoir (1976) de Michel Foucault , sur l' »invention » de l’homosexualité en 1870. David Halperin et John Boswell se sont opposé au nominalisme historique radical de l’homosexualité selon Foucault.   Pour eux, notamment pour Boswell, il y avait un sens à parler des gays à travers l’histoire ; on pouvait suivre une même catégorie sociale à des moments donnés. On pouvait penser l’homosexualité d’une manière qui transcendait, en quelque sorte, l’Histoire.

L’intéressant, dans cette querelle, c’est que ceux qui se réclamaient de Foucault étaient accusés de dépolitiser l’homosexualité. En effet, si on dit que l’homosexualité est une pure construction, il devient beaucoup plus difficile de mobiliser. Il est plus facile de se mobiliser sur une identité qu’on épouse entièrement que sur une identité « d’emprunt », en quelque sorte.

Ainsi a-t-on assisté, aux Etats-Unis, dans cette discipline historique, à la mise en cause d’une perspective militante sur l’homosexualité. Pour les militants, la question politique de l’homosexualité a commencé avec Stonewall, à la fin des années 60. Or, les historiens travaillaient tous – du moins dans un premier temps – sur des périodes antérieures, considérées comme pré-politiques, ou apolitiques, voire sans homosexualité (s’agissant de l’époque antérieure au XVIIIe siècle). Il y a donc eu des tensions entre ces différentes tendances. Pour les uns, il fallait faire, au nom du savoir, la critique de l’identité. Or cette identité, selon les militants, était le fondement même de la mobilisation politique qui avait donné son point de départ à l’historiographie.

Suite à la publication d’un livre en 1990 par Judith Butler de nouveaux débats ont surgi autour de la notion de queer, et celle de la subversion de l’identité.

On retrouve là une question posée par les historiens : si l’on veut étudier l’homosexualité, faut-il partir de la notion d’identité? Au contraire, ce doit être un travail de dé-construction historique et philosophique : il s’agit de subvertir l’identité. D’où problème, ensuite, pour ceux qui essayent de tenir ensemble les deux bouts : avoir une activité politique et une activité théorique s’inscrivant dans le même cadre. J. Butler rapporte une altercation lors d’une réunion, entre universitaires et militants, ces derniers disant que les universitaires « c’est bien beau, mais quid du travail de terrain? » J. Butler a répondu : il n’y a pas de raison de supposer que les militants ne lisent pas, ou que les universitaires n’ont pas d’activité militante.

Dans tous les cas, le savoir a une fonction critique, y compris à l’égard du militantisme. S’il n’y a pas nécessairement opposition entre les deux, il n’y a pas non plus de rapports simples. Ils peuvent être conflictuels.

Pour ceux qui craindraient l’apolitisme des études savantes sur les cultures gay et lesbienne, je prendrais pour exemple l’histoire du lesbianisme aux Etats-Unis. Il y a là une tension entre deux modèles : l’un a pris une grande importance à partir des années 1970 ; l’autre au cours des années 1980. Deux modèles intellectuels, savants, mais aussi politiques. La politique du lesbianisme américain s’est, pour une bonne part, jouée à travers ces débats théoriques.

Pendant les années 70, le féminisme lesbien aux Etats-Unis partait de certains textes et d’idées, notamment celle lancé par les « radical lesbians » : « women identified women ». La femme identifiée en tant que femme. Selon les « radical lesbians », il fallait jouer simultanément et de la même manière sur le registre du genre et sur celui de la sexualité, lorsqu’on parlait des femmes et du lesbianisme. C’était l’idée de continuum, lancée au début des années 70 : c’est-à-dire que ce qui définissait d’abord le lesbianisme, c’était l’identité de genre. Le lesbianisme était donc identifié d’abord au féminisme, et la question de la sexualité pouvait, à certains égards, être mise entre parenthèses. Parmi les travaux remarquables de l’historienne Carol Smith Rosenberg, datant de cette époque, on trouve un article sur les amitiés passionnées entre les femmes au XIXe s. Ce texte met entre parenthèses la sexualité parce qu’au fond, ce n’est pas là que ça se joue. On est dans une période antérieure à l’homosexualité telle que nous la connaissons, suggère Rosenberg, et ce qui est important, c’est l’intimité privilégiée entre ces bourgeoises du XIXe s. Le langage passionné qu’emploient ces femmes n’est pas pensé comme homosexualité. Leurs relations n’étaient ni pensées ni perçues comme des alternatives à l’hétérosexualité, puisque ces femmes vivaient par ailleurs une vie conjugale et que leur mari avait connaissance de leurs amitiés passionnées. Beaucoup de lesbiennes des années 1970 se reconnaissaient dans cette « sororité ». Lesbiennes ou non ? Là n’étaient pas la question.

Au cours des années 1980, on assiste à un renversement. On reformule le lesbianisme en le re-sexualisant. Dans un livre intitulé Bottes de cuir et escarpins d’or, paru vers 1990, il s’agit, de femmes plusieurs fois dominées, parce que femmes, lesbiennes, de milieu populaire et souvent de couleur. Il s’agit de restituer leur culture, mais aussi leur sexualité. Ainsi les auteurs remettaient en cause le modèle des années 1970, selon lequel, si les femmes étaient soeurs, qu’elles aient une sexualité ou non, elles avaient la même. Il s’agissait surtout de ne pas rejouer les oppositions entre rôles masculins et féminins qui existaient dans l’hétérosexualité. Les travaux des années 80 mettaient l’accent sur des lesbiennes qui avaient pu jouer des rôles réputés viriles. Cette option devenait à nouveau légitime dans la réalité sociale comme dans l’Histoire. Entre les deux conceptions, on a assisté à des batailles de savoirs qui étaient aussi des batailles autour de la légitimité d’une sexualité lesbienne. Ces questions relèvent donc à la fois du champ du savoir et du champ politique.

Débat:

 Geneviève PASTRE :   Les deux intervenants précédents ont parlé de la parole des hétérosexuel(le)s sur les homosexuel(le)s ; et de celle des homosexel(le)s. Ces deux paroles sont d’origine universitaire et institutionnelle. Je représente une troisième voie.

Ce qui n’est pas universitaire n’a pas l’estampille de la légitimité. J’ai écrit en 1981 un livre De l’amour lesbien ; en 1987, un autre livre Athènes et le péril saphique, sur l’homosexualité féminine dans la Grèce classique, et qui est une réponse à Michel Foucault. Un troisième livre, que je viens de faire paraître, Les Amazones, du mythe à l’Histoire, se heurte à un mur – de la part de la critique et des universitaires. Ces études gay et lesbiennes sont fondamentales. Mais il faudrait qu’elles ne prennent que les qualités de l’Université et pas ses défauts. Il faudrait que les études non universitaires soient aussi écoutées et discutées. Pour le reste, je suis d’accord avec les deux précédents orateurs.

Léo BERSANI : Je poserai mes questions à G. Pastre et à E. Fassin, qui ont tous deux évoqué l’Institution. Je me pose la question sartrienne : pour qui écrit-on, où et comment ? Quel serait l’effet de l’institutionnalisation de ces études ?

Aux Etats-Unis, d’où je viens, les études universitaires gay et lesbiennes relèvent de départements quelquefois séparés. Cette ghettoïsation est quelquefois une réalité aux Etats-Unis. Elle est voulue par les homophobes qui espèrent mettre les homosexuel(le)s dans un coin, où ils ne parleraient que d’eux-mêmes et pour eux-mêmes. En France, la situation est différente. Quelqu’un qui voudrait faire des travaux sur les gays et lesbiennes ne trouve pas de professeur pour les diriger, m’a-t-on dit tout à l’heure. Les deux situations sont évidemment dangereuses.

Donc, première question: quelles sont les occasions qui vous sont offertes pour faire de telles études ? Deuxième question: si vous aviez autant d’occasions que nous de les entreprendre, serait-ce une bonne chose, et dans quel cadre le feriez-vous? A l’intérieur d’un département qui n’est pas gay du tout ? Ou à l’extérieur, dans un département réservé aux gays et lesbiennes ?

Geneviève PASTRE : Des études féministes existent aujourd’hui dans trois ou quatre universités françaises. Christine Delphy a dit, il y a une dizaine d’années, que les études féministes se sont « réfugiées » dans l’Université. J’ai bondi, car elle niait ainsi tout ce qui se passait ailleurs.

Eric FASSIN : Je parle en tant qu’universitaire parce que c’est ainsi que je gagne ma vie ! La question posée est celle de la légitimation. Une des instances de légitimation est l’Université. C’est un fait, inscrit dans la réalité. L’Université est donc l’un des terrains où les gens peuvent aujourd’hui faire des travaux. Il est exact que les études gay et lesbiennes américaines sont sujettes à ghettoïsation (tout comme celles d’autres minorités). Mais les auteurs les plus intéressants et les plus connus ne me semblent pas issus de « départements gay et lesbien », mais de départements d’histoire, d’anthropologie, de philosophie, etc. Par exemple, Gay New-York, l’étude de George Chauncey qui va paraître prochainement et qui couvre les années 1890-1940, est l’oeuvre d’un universitaire historien.

Côté français, mon expérience d’enseignant est que les étudiants sont nombreux à vouloir travailler sur les gays et lesbiennes, mais qu’il n’y a pas beaucoup de séminaires pour les recevoir, peu d’universitaires pour les diriger. Et le marché de l’emploi universitaire n’étant pas radieux, sur quoi déboucheraient de telles études ? On ne le sait pas d’avance quand on s’engage dans une thèse qui est une oeuvre de longue haleine.

Dans l’Université française, enfin, il est à peu près impossible, étant donné ses structures, de créer, dans les années à venir du moins, des départements gay et lesbiens. Car les universités françaises reposent sur des disciplines.

Didier ERIBON : Il y a actuellement une efflorescence gaie et lesbienne qui touche non seulement aux universités et aux lettres mais aussi au cinéma, aux arts plastiques, à la danse… Prises de parole qu’il faut préserver et dont il faut aussi tenir compte.

Un auditeur – Il y a très peu de relais entre nos intellectuels érudits et la masse, la base, les jeunes de 19 -20 ans, comme c’était le cas jadis à l’Université d’Eté Homosexuelle.

Eric FASSIN : Il est nécessaire d’articuler nos travaux théoriques, universitaires et le mouvement gay et lesbien. Mais nous, les intellectuels, nous n’avons pas à décider des modes de cette articulation. C’est à vous de créer, de continuer, de faire changer les choses.

 Christian de LEUSSE : C’est la première fois que nous tentons à Marseille l’équivalent du Colloque de Beaubourg, auquel assistaient des centaines de personnes. Il faut le temps de l’incubation.

 

Léo BERSANI : Un cours sur les cultures gay et lesbienne, une séance comme celle-ci ont un avantage : c’est toujours une bonne chose de donner aux gays et lesbiennes le sens de la dignité de leur histoire. Mais ils peuvent avoir un inconvénient : celui, inévitable, de devenir une séance d’auto-congratulation. Y a-t-il eu des confrontations avec Irène Théry? Lui a-t-on demandé en quoi consiste la menace que, selon elle, nous représentons ?

Didier ERIBON : Elle ne répondrait pas. Elle prétend mener un débat intellectuel. Même si nous démontrions toutes les failles de ses arguments, nous n’aurions pas avancé d’un pouce, parce que son discours répond aux attentes du public, y compris dans les rangs du parti socialiste.

Eric FASSIN : La situation en France est différente de celle des Etats-Unis, où certaines personnes se disent plus ou moins ouvertement homophobes. En France c’est très rare. On manifeste au contraire beaucoup de sollicitude pour les homosexuels tout en élaborant des programmes qui ne sont pas entièrement dictés par l’amour des homosexuels. Irène Théry dit même qu’elle représente les homosexuels, puisqu’elle ne veut pas les enrôler dans le mariage, elle se réclame de Michel Foucault… En France, personne n’est homophobe, officiellement. On ne peut donc pas demander où est la menace que nous représentons, car on nous répondra : « Mais non ! il n’y a pas de menace. Tout va très bien. »

Didier ERIBON : Notre retard en France ne vient-il pas aussi du fait que le mouvement est relativement amorphe ? Bourdieu dit que les gays ont un potentiel de connaissances et de parole propre à subvertir toute la société. Moi, je ne le vois plus du tout. Faut-il en rendre responsables les « gay and lesbian studies » ? C’est aux intellectuels de comprendre pourquoi les choses n’avancent pas, et de donner les outils aux militants. A eux d’aider les militants, non pas en militant, mais en critiquant leur militantisme, en les aidant à y voir clair. Ici, nous sommes dans une phase de retour en arrière.

La question est posée de la faiblesse du mouvement gay et lesbien en France. Et je n’ai pas de réponse. La seule réponse, c’est d’agir. Et cela n’est pas simple… Il y a certes, un mouvement lesbien, beaucoup plus affirmé que le mouvement gay. N’empêche qu’en dehors de la Gay Pride annuelle – moment où les politiques nous font beaucoup de promesses sans lendemain – il ne se passe rien.

Eric FASSIN : Il n’y a pas beaucoup de chercheurs en France qui s’engagent dans les études gay et lesbiennes. S’il n’y a pas assez de militantisme en France – ce qui est vrai aussi pour d’autres minorités – ce n’est pas seulement la faute des militants. Cela a à voir aussi avec le champ intellectuel, avec l’effondrement, il y a une quinzaine d’années, du modèle marxiste, lequel n’a été remplacé par rien. Mais la dé-modélisation du modèle marxiste peut avoir une utilité. Par contre, ceux qui ont eu le génie politique de mettre en place une opposition républicains/communautaristes ont eu une efficacité considérable et désastreuse.

Un auditeur : Enseignant à Aix-en-Provence, j’atteste du désastre intellectuel qui règne dans cette université. Je dois sans cesse me référer à une autorité supérieure pour mettre sur pied un groupe de recherche, un groupe de parole gay et lesbien, ce qui m’a finalement été accordé. Mais comment pourrais-je organiser un colloque sur les études gay et lesbienne?

Je suis américaniste et il règne un anti-américanisme primaire dans le département d’anglais… Il n’y a pas de lecture homosexualisante des textes. Tout est à faire, il faut le faire tout seul, et cela n’intéresse personne, aucun professeur. Concrètement, comment faire ?

Eric FASSIN : Vous pourriez organiser un groupe de travail, un séminaire. Vous seriez cinq au début, dix l’année d’après… Si les profs ne s’y intéressent pas, des étudiants s’y intéresseraient peut-être. Les changements, aujourd’hui, viennent des étudiants. Sur Internet, il existe un séminaire gay, dont vous pourriez vous inspirer. Invitez des auteurs. L’espace éditorial s’ouvre en ce moment à ces travaux.

Aux Etats-Unis, les études féministes ont été le point d’ancrage de toutes les questions sur le genre, l’identité sexuelle… Ici en France, le féminisme, les études féministes, sont en position de faiblesse : un peu ridiculisées, peu débattues.

Léo BERSANI : Les groupes d’étudiants sont très efficaces. Ils finissent par rendre les professeurs courageux ! Ce qui n’est pas facile. On peut, certes, former des groupes d’études gay et lesbiennes, y lire des auteurs minoritaires et contemporains. Mais l’idéal est de faire un cours tout à fait « normal », sur le roman au XIXe siècle, par exemple, et d’avoir dans la classe quelques étudiants qui montrent tout ce qu’il y a de dangereux chez les auteurs canonisés, les auteurs-monuments de l’époque. Ces étudiants feraient un bon travail de corruption. Ils peuvent montrer que tous les textes intéressants mettent en question les préjugés, les homophobies et toutes les idées contre lesquelles nous luttons. Ces textes ont une force de contestation. Ils n’ont pas besoin d’avoir été écrits par un homosexuel.

Un auditeur : Toutes les discussions des organisateurs des Gay Pride de cette année ont tourné autour du PACS. Fallait-il ou non en faire une revendication centrale de la Gay Pride cette année ? L’opinion générale était : n’allons pas à l’encontre du gouvernement, ne réclamons pas trop, sinon au lieu d’obtenir un petit peu, nous n’obtiendrons rien du tout. C’est dire que les militants homosexuels français sont bien timorés. Nous manquons de communautarisme.

Didier ERIBON : Lors d’une récente réunion publique Catherine Tasca a dit : En termes de réalisme politique, le PACS, c’est tout ce qu’on peut faire pour l’instant, on ne pourra pas aller au delà. Quelle que soit notre volonté d’aller plus loin, il faut tenir compte de la réalité parlementaire.

Une auditrice : Il faudrait s’ouvrir davantage, intéresser à notre mouvement des sympathisants hétérosexuels.

Didier ERIBON : Tout à fait d’accord. La ligne de partage ne passe pas entre les homosexuels et les hétérosexuels, mais entre ceux qui veulent faire bouger les choses et ceux qui s’y opposent. Je me sens beaucoup plus proche d’un(e) hétérosexuel(le) qui milite à Act Up que d’un homosexuel qui milite au Front national.

Eric FASSIN : Moi non plus, je ne suis pas du tout pour le repli des homosexuel(le)s sur eux – (et elles) mêmes. Je ne fais pas d’enseignement sur les gais et lesbiennes. Je dirige à l’Ecole Normale Supérieure, un séminaire intitulé « Différences sexuelles et histoires amoureuses ». Je ne connais pas l’orientation sexuelle des mes étudiant(e)s, mais je crois qu’ils et elles sont de sexualités diverses.

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Recherche individuelle et recherche institutionnelle

Geneviève PASTRE

Il y a trois voies pour participer aux études gaies et lesbiennes:

– en étant dans l’évènement, en s’inscrivant dans le quotidien,

– du dedans, en témoignant de sa propre vie (via le journal, l’autobiographie, voire la fiction),

– la voie institutionnelle (CNRS, Université…) en situant ce travail dans le cadre d’une carrière.

Les trois voies sont d’égale importance.

Lors d’un débat, où Michelle Perrot était présente, on m’a demandé de parler de ma vie, ce que j’ai fait. Michelle Perrot a dit: « Comme c’est émouvant ! ». J’ai trouvé cela humiliant. Car justement, je refuse d’être émouvante.

La recherche institutionnelle a son intérêt et ses limites.

Un premier inconvénient apparaît dans le fait que dans les universités peu de chefs de travaux acceptent de diriger des recherches homosexuelles. D’autre part du fait de son prestige, l’université légitimise des conclusions qui ne sont en réalité que des hypothèses toujours à retravailler. L’université passe pour un modèle, elle présente des garanties intellectuelles, mais elle a une grande force d’inertie, secouée heureusement en 1968. Avant cette date, en effet, l’université était surtout pourvoyeuse de rentes de situation pour des professeurs qui n’avaient que trois étudiants. Depuis 1968, toutefois, la recherche s’est améliorée, on a l’espoir d’une ouverture, d’une objectivité nouvelle.

L’intérêt de l’université réside dans la formation qu’elle dispense aux étudiants, l’acquisition d’une méthode rigoureuse, d’une compétence, d’un esprit critique, de la capacité de reconnaître ses erreurs. En contrepartie la hiérarchie universitaire, le pouvoir du directeur d’unité, la rivalité entre directeurs – je pense au conflit entre Jean-Paul Aron et Michel Foucault – constitue des freins à la recherche.

Il y a une dizaine d’années, une jeune chercheuse fit un travail sur la maternité et la femme. Elle estimait que la maternité est quelque chose d’important pour la femme, alors que cela n’était pas conforme à une certaine théorie du lesbianisme, non formulée à l’époque, mais que revendiquait sa directrice de recherche. La jeune chercheuse n’a pas été reconnue. C’est là un exemple d’orthodoxie, donc une question politique, plutôt que de réflexion scientifique.

Quand j’ai travaillé sur les Amazones, Michèle Causse, que j’admire beaucoup quoique ne partageant pas toutes ses idées sur les lesbiennes, m’a dit: « Tu n’as pas osé aller assez loin ». Or justement, je n’avais pas voulu aller trop loin, car ce faisant j’aurais tiré des conclusions conformes à mes convictions de militante, mais qui n’auraient pas reposé sur des faits. Ce qui n’aurait pas été scientifique.

L’historien ne doit être d’aucun temps, d’aucun pays, mais il est aussi enraciné dans son histoire, son époque. Un tel enracinement est un moteur qui l’aide à réfléchir mais en même temps il constitue un coefficient personnel, lequel peut parfois nous induire en erreur. Je tiens quant à moi, à une rigueur absolue.

J’en arrive à une défense de la recherche individuelle, hors institution? Il faut acquérir une compétence, mais il n’est pas nécessaire pour cela d’être estampillé sociologue ou anthropologue par l’université. J’ai passé une agrégation de ce qu’on appellerait aujourd’hui la linguistique, en latin, grec et français. Quand on a acquis de la sorte une compétence très pointue, on ne supporte plus l’approximation dans quelque domaine que ce soit.

En employant un langage simple, « commun », on peut écrire de bons livres, mais comment arriver à un dialogue ? Comment trouver es interlocuteurs qui vous écoutent ? Michelle Perrot, par exemple, ne tient compte que des auteurs universitaires. A mon sens, la légitimité intellectuelle est la seule qui compte, peu importe la légitimité sociale. D’ailleurs dans ma maison d’édition, je ne prends que des auteurs inconnus.

Le grand danger de la recherche individuelle est précisément que ces auteurs ne soient pas reconnus? Il a fallu que je bétonne mon travail, que je fasse sans cesse mes preuves. Car ce qui vient de l’extérieur est suspect. Les universitaires se demandent toujours que vient faire un(e) rival(e) qui n’est pas passé(e) par un chef de travaux. A la Bibliothèque Nationale, où se trouvaient pourtant mes propres ouvrages, on m’a refusé l’entrée parce que je n’avais pas l’estampille universitaire ! Je suis allée voir E. Leroy-Ladurie, alors directeur de cette bibliothèque, que je ne connaissais pas. Se rendant à mes arguments, il m’a donné une carte pour vingt-quatre entrées. En 1981, j’ai développé une philosophie – plutôt existentialiste – de la sexualité, dans mon livre De l’Amour lesbien. Personne n’en a fait la critique. Il m’a fallu attendre 1985 un colloque du CNRS à Strasbourg où les homosexuel(le)s étaient invités à parler, et où mon travail a été apprécié.

On ne doit pas chercher à avoir raison tout seul, il faut confronter, accrocher ses idées à la société, pour qu’elles soient audibles. Dans le Bien aimé, j’ai développé mon point de vue sur la sexualité. Pas d’écho. Parce que je suis une femme? Je ne crois plus beaucoup à cet argument. Parce que je suis une lesbienne? Peut-être.

J’ai l’intention d’écrire un livre, la Femme en apesanteur, sur ma vie depuis mon entrée dans le militantisme homosexuel et lesbien, en 1976. Je trouve qu’on pense trop en catégories – lesbiennes, homosexuels – je cherchais un principe unificateur. J’ai trouvé dans Talande la phrase suivante: « L’homme est adhérent et non inhérent à la nature, et il y a chez lui discontinuité par rapport à la nature ». J’ai voulu inscrire la sexualité dans cette discontinuité. Odette Thibault, biologiste, écrivait quant à elle, que « la véritable différence entre les être humains, ce n’est pas du tout le sexe, mais celle qui existe entre individus ». En résumé, je pense que la complémentarité « naturelle » des sexes est une idée fausse. Ce qui compte c’est le relationnel. La sexualité est avant tout relationnelle. Le désir d’enfant est indépendant de l’amour hétérosexuel, du coït, les deux sont dissociables.

L’université doit durer se développer, bien sûr, mais à condition que ne s’y développe pas l’arrogance, le droit de regard, le sentiment de supériorité vis à vis de la recherche indépendante? Car celle-ci n’est pas forcément mauvaise, ni aberrante.

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Homosexualité en France, en Allemagne et en Angleterre, dans les années 20

Florence TAMAGNE

Je présenterai, ce soir, la thèse que j’ai soutenue à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, sous la direction du Pr Jean-Pierre Azéma, concernant l’homosexualité en Angleterre, en France et en Allemagne pendant l’entre-deux-guerres : les années 1920 et 30. Sujet assez neuf, et pouvant être considéré comme tabou. Mais surtout l’homosexualité n’est pas considérée comme un sujet historique. La plupart des Histoires de l’homosexualité tiennent en un seul volume, on y glisse sur les époques, comme s’il n’y avait jamais eu de périodes cruciales. Or les années 20 ont été un âge d’or pour l’homosexualité – âge d’or écrasé pendant les années 30. Il s’agissait donc d’étudier un cycle : la naissance d’une communauté, d’une identité, puis leur répression.

Les trois pays fonctionnaient, pendant les années 20, de manière interactive. En Angleterre, il y a eu un culte de l’homosexualité dans les public school et les universités. A cette époque beaucoup d’homosexuels intellectuels anglais émigraient, souvent pour plusieurs années, vers l’Allemagne, et notamment Berlin, qu’ils considéraient comme la scène homosexuelle majeure. D’où l’intérêt de l’Allemagne. La France était un exemple a contrario, car je ne l’ai quasiment jamais rencontrée, sauf en la personne de Proust ou de Gide. Mais c’étaient des individus, non de mouvements organisés.

Pour avoir une vision d’ensemble, il me fallait étudier les hommes et les femmes.

Les problèmes que j’ai rencontrés dans cette étude gay et lesbienne ne sont ni très nombreux ni insurmontables. Le premier est celui des sources, des archives, surtout en France. Car, dans les autres pays, il existe des structures qui ont déjà repéré ces textes, organisé ce type de recherches. J’ai donc écrit à « Homodok » d’Amsterdam qui m’a envoyé des listings bibliographiques et les adresses de tous les centres homosexuels de bibliographie ou d’archives. C’était un bon point de départ.

L’histoire de l’homosexualité ressemble à toutes les autres histoires, à ceci près qu’elle touche énormément de domaines. Les sources sont donc extrêmement variées. Elles sont généralement écrites, rarement primaires. Il existe des sources médicales, surabondantes ; des sources littéraires abondantes aussi ; autobiographiques ; des témoignages.

Les sources judiciaires et policières sont plus difficiles d’accès en France. En Allemagne les archives sont faciles à consulter, et abondantes, notamment sur la période nazie. En Angleterre aussi, on a accès aux archives, donc à des documents sur les arrestations, les procès. Aux Archives françaises il n’y a presque rien. Certains dossiers ont disparu. Mes recherches auprès de la police se sont soldées par une fin de non-recevoir : on m’a dit que les archives qui m’intéressaient n’ont jamais existé. Nous sommes donc le seul pays d’Europe à n’avoir aucune archive sur la question.

Autre problème : l’inégalité entre les sources. On a moins de sources sur les femmes que sur les hommes. Les références au lesbianisme ne sont abondantes que dans les romans, écrits par des hétérosexuels sur les lesbiennes. C’est seulement en Allemagne qu’on a réussi à rassembler une documentation – surabondante – de première main : un Centre lesbien à Berlin possède de nombreux documents sur les lesbiennes entre les deux guerres.

D’autre part, si on a beaucoup de documentation sur les élites homosexuelles, on en a très peu sur les autres couches sociales, sur la classe ouvrière, par exemple. Enfin, si on a beaucoup de documentation sur Paris, Londres et Berlin, on en a très peu sur les provinces.

Il y a aussi des problèmes de méthode : de langues, d’abord. Ensuite d’objectivité, parce que les sources sont très souvent trafiquées : beaucoup de témoignages ne disent pas toute la vérité – c’est le cas notamment des familles, qui retirent des dossiers les documents compromettants. Enfin, les témoignages des élites qui ont une vision très libre et très enthousiaste de l’homosexualité (comme Klaus Mann) sont probablement exagérés : vivant dans une bulle très protégée, ces témoins ont une vision trop positive de la vie homosexuelle.

J’ai choisi trois approches : l’approche communautaire, celle des représentations, et celle de la répression.

Par approche communautaire, j’entends la description la plus exacte possible des homosexuel(le)s pendant les années 20 et 30 et l’apparition d’une identité homosexuelle. L’identité homosexuelle masculine avait largement pris naissance à la fin du XIXe siècle. Mais elle ne s’est, selon moi, constituée pleinement qu’au cours des années 20. L’identité lesbienne naît, quant à elle, pendant ces années 20.

S’agissant des représentations, je voulais savoir comment les homosexuel(le)s étaient perçu(e)s dans l’opinion publique. A la fin du XIXe, c’est d’une certaine façon, le médical qui fait homosexuel. Pendant les années 30, mise à part la théorie freudienne, on vit sur les acquis médicaux d’avant, sur des stéréotypes qui ont été intégrées par l’opinion publique. Au cours des années 30, on assiste à une régression : la théorie de l’inné, jusqu’alors dominante, est remplacée par celle de l’acquis, qui donnera prétexte aux théories nazies justifiant la persécution des homosexuels à partir de 1933. On part alors de l’idée que l’homosexualité étant un phénomène contagieux, il faut la réprimer avec une extrême sévérité.

Pendant les années 20, pourtant, il y a eu une véritable mode de l’homosexualité dans l’opinion publique. Le sujet était énormément abordé, non pas dans les familles, mais dans les revues, les romans par centaines. L’homosexuel(le) était alors le prototype du garçon ou de la fille moderne, à la mode. Dans certains milieux ils faisaient l’objet d’un véritable engouement. Mais ce ne fut qu’un moment. Par la suite on assista à un retour en force des courants plus traditionnels, et à la répression.

Dernier volet des représentations: les homosexuels et la politique. Pendant les années 20, certains mouvements homosexuels, allemands notamment, ont tenté d’obtenir le soutien de partis politiques de gauche (SPD ou KPD) pour leurs revendications. Soutien ambigu et opportuniste, car dès qu’arrivent des scandales majeures et des crises, ces partis se retournent contre les mouvements homosexuels. C’est flagrant dans l’affaire Roehm, homosexuel notoire, attaqué par le SPD. L’accusation d’homosexualité est énormément utilisée par la classe politique comme un bon moyen d’éliminer un adversaire. (Ce fut déjà le cas au début du siècle, lorsque l’industriel Krupp se suicida à la suite d’une campagne de ce type).

Passons maintenant à la répression : pendant les années 20-30 l’homosexualité est condamnée par la loi dans la plupart des pays. Ce n’est pas le cas en France. En Angleterre et en Allemagne, seule est condamnée l’homosexualité masculine. Les comportements des homosexuels varient dans les trois pays en fonction de cette donne. D’autre part, on constate un manque de solidarité entre mouvements homosexuels et lesbiens. Ces derniers sont très peu militants, très peu combatifs parce que les lesbiennes ne se sentent pas concernées par la loi. D’autre part, les homosexuels masculins manifestent un grand mépris pour les questions féminines. En Allemagne certains de leurs mouvements interdisent l’adhésion aux femmes.

Quelles sont mes conclusions ?

On assiste, pendant les années 20, à une tolérance accrue de la part des élites : aristocratie, bohème, grande bourgeoisie. Une autre conclusion, qui peut être contestée, faute de témoignages suffisamment nombreux, est la suivante : la tolérance est grande aussi au sein de la classe ouvrière, comme le signale Daniel Guérin. Pourquoi ? Pendant les crises de 1923 et 1929, on assiste à une très forte augmentation de la prostitution masculine. Elle est le fait d’ouvriers au chômage. En Allemagne, le nombre des prostitués a largement doublé, mais ce sont des amateurs plus que des professionnels qui se prostituent. Les classes intermédiaires sont celles qui restent les plus intolérantes à l’égard de l’homosexualité. Si, ailleurs, la tolérance existe et s’exprime, elle reste superficielle. Les forces de réaction sont toujours présentes, mais tenues en échec du fait du climat de tolérance sexuelle qui règne après la guerre. Plus on avance dans les années 20, plus les crises s’accentuent, et plus le discours sur la décadence est fréquent. Pendant les années 30, l’homosexuel est le symbole de la décadence, tenu, avec d’autres minorités, pour responsable du déclin et de la ruine du pays. On associe homosexualité et traîtrise – thème largement développé pendant la première guerre mondiale. En Angleterre, des homosexuels étaient alors accusés d’espionnage pour le compte des Allemands. Ce thème devait être repris lors de la seconde guerre mondiale.

Pendant les années 20 on trouve à Berlin beaucoup de mouvements homosexuels très bien organisés, parfois politisés, avec des objectifs, des structures, des moyens d’action (pétitions, propagande, lobbying parlementaire) qui ont abouti à la suppression des lois anti-homosexuelles en Allemagne. Le modèle allemand est le prototype du modèle militant.

La situation anglaise est différente : le modèle homosexuel y est plutôt culturel et social. On assiste à une homosexualisation – même si le terme est un peu fort – de la classe dirigeante britannique. La plupart des élites sont passées par les public schools (internats) et les universités, vouées au culte de l’homosexualité. La plupart de ces garçons de la classe dirigeante y ont connu, ou du moins y ont vu se dérouler, des activités homosexuelles. On trouve aussi, moins fréquemment, des exemples féminins. Ce qui explique que des homosexuels prendront en main, par la suite, certains domaines de l’économie britannique, mais aussi de l’édition – prise en main que dénoncera la presse. Il ne s’agit pas d’un mouvement structuré comme en Allemagne, mais plutôt d’un réseau de sociabilité homosexuelle, auquel appartiennent des écrivains comme S. Spender, C. Isherwood, W. H. Auden… Ils fréquentent des jeunes gens qu’ils placent un peu partout, à des postes importants, notamment à la BBC.

La France des années 20 paraît en retrait. Je qualifierais le modèle français d' »individualiste ». On y trouve des personnalités comme Proust ou Gide, mais ceux-ci ne travaillent que pour eux-mêmes. Aucune revue homosexuelle (sauf Inversion qui sera bientôt interdite sans que personne la défende), aucun mouvement organisé, comme en Allemagne. Par contre des lesbiennes, souvent américaines, vivant à Paris, ont un réseau de sociabilité extrêmement important : des salons, comme ceux de Nathalie Barney, de Gertrude Stein ou de la princesse de Polignac. Paris est alors un centre lesbien plus qu’homosexuel masculin.

Si les homosexuels européens circulent énormément et s’informent sur ceux des pays voisins, ils ont donc chacun leur spécificité.

Le tournant de la répression se situe entre 1931 et 1933. Les statistiques britanniques sont stables jusqu’en 1931, puis augmentent régulièrement. En Grande Bretagne, une réunion de la police et de l’armée a lieu, en 1931, pour mettre au point les moyens de réprimer l’homosexualité On fait la chasse aux homosexuels, on ferme leurs bars, on les arrête.

La répression s’accentue relativement peu en France. Paris prend, pendant les années 30, la place du Berlin des années 20. Les intellectuels allemands qui fuient le nazisme viennent se réfugier en France, où va se former une communauté homosexuelle nouvelle.

En Allemagne, les nazis prennent le pouvoir en 1933. La position nazie à l’égard de l’homosexualité est spécifique. Elle mêle racisme et homosexualité, assimilant parfois juifs et homosexuels. L’homosexuel est présenté comme décadent, comme un corrupteur de la jeunesse, un ennemi de la procréation, qui pervertit la race. On trouve chez les nazis une volonté globalisante, et le recours à la terreur pour mener à bien la persécution des homosexuels. Himmler met sur pied des structures pour lutter contre l’homosexualité. Mais les nazis n’ont jamais voulu éliminer les homosexuels comme ils ont voulu éliminer les juifs. Ne sont visées que certaines catégories d’homos : les « actifs » ou considérés comme tels, à savoir les prostitués, les corrupteurs de la jeunesse, les pédophiles homosexuels et tous les homosexuels ayant été arrêtés à plusieurs reprises et donc considérés comme particulièrement dangereux. Par contre si l’on n’a pas de relations homosexuelles, le seul fait d’être homosexuel ne suffit pas pour être arrêté. C’est la différence cruciale entre le statut de juif et celui d’homosexuel.

Les lesbiennes, qui ne sont pas réprimées par la loi, réussissent à échapper largement à la répression. Quelques-unes sont incarcérées, mais ce sont des lesbiennes communistes, et on ne sait pas pour lequel des deux motifs elles furent arrêtées.

Mais il ne faut pas trop insister sur la spécificité nazie : sa répression, intense, s’appuie sur l’opinion publique et elle est le prolongement de celle de la république de Weimar. Les nazis récupèrent des préjugés populaires, des écrits antérieurs, et mettent en pratiques ce que d’autres avaient seulement pensé avant eux.

Je propose, pour finir, quelques sujets de débat :

– Une interrogation sur l’historiographie française aujourd’hui, anormalement pauvre en comparaison des travaux étrangers.

– Des études gaie et lesbiennes sont certes possible, mais il faut les étudier ensemble en les comparant. Ainsi on découvre, à travers mes recherches, que les lesbiennes sont méprisées : on ne les considère pas comme suffisamment importantes pour les réprimer.

– Quelle est la place de l’homosexualité dans l’Histoire ? Elle ne doit pas rester à part. Elle nous enseigne en effet beaucoup sur l’Histoire dans son ensemble. Elle permet d’expliquer par exemple la crise de la masculinité entre les deux guerres, et certains aspects des mouvements nazis.

– Si l’on veut étudier les représentations de l’homosexualité, il y a aussi beaucoup de travail à faire sur la presse.

– Contrairement aux Allemands, nous n’avons, en France, aucune étude sur l’homosexualité dans une région ou une ville de province, dans les ports… Toulon, par exemple, a été un foyer d’homosexualité active, mais sur Toulon il n’y a rien. Il s’agit d’homosexualité dans l’armée et dans la marine, où elle était réprimée. Il existe donc certainement des archives là-dessus, et aussi sur la prostitution toulonnaise.

Débat :

 Une auditrice : Quelles répercussions ont eu les salons parisiens dont vous avez parlé ?

Florence TAMAGNE : Cela dépend des salons et des tendances. Le plus connu des salons, celui de Nathalie Barney, dans les années 20, était élitiste et aristocratique, très fermé composé d’intellectuelles et d’artistes. Il s’est occupé, avec succès, de la construction de l’identité féminine, mais absolument pas des lesbiennes anonymes. Il n’a pas milité, ni fait avancer la cause lesbienne. il diffusait une image très féminine du lesbianisme. Le salon de Gertrude Stein étai concurrencé par celui de Nathalie Barney. Elle traitait les amies de N. Barney de dégénérées, de décadentes. Chaque salon était un îlot.

En Angleterre, Radcliffe Hall proposait une version presque opposée, s’appuyant sur la notion d’invertie congénitale.

Virginia Woolf est un troisième exemple, celui de l’intégration lesbienne. Son groupe est le seul qui ait réussi à collaborer avec des homosexuels masculins, certaines de ces femmes étant d’ailleurs mariées avec eux, ou avec des hétérosexuels, tous parfaitement normalisés, intégrés à la société.

En Allemagne, les seuls mouvements lesbiens étaient intégrés à un mouvement homosexuel masculin, le BFM, et restaient dominées par lui.

Une auditrice: Il existe trois ostracisme vis-à-vis du monde lesbien, la recherche universitaire en fait preuve vis à vis de la recherche individuelle, Paris en fait preuve vis-à-vis de la Province. Le dernier ostracisme est celui des chercheurs universitaires à l’égard des militant(e)s de terrain. Comment dans ces conditions écrire une histoire qui reflète notre réalité plurielle? La défense de nos droits s’est construite à partir du militantisme de terrain, très structuré depuis vingt ou trente ans, hors des universités. Dernièrement nous avons crée une Coordination lesbienne nationale, à partir de nos associations de Province et non de Paris, où chacun défend sa chapelle. Pourtant nous ne faisons pas de hiérarchie de valeur entre l’approche institutionnelle, l’approche individuelle, l’action de terrain. Nous souhaiterions que ces différentes contributions à l’élaboration de notre histoire soient complémentaires.

Geneviève PASTRE : Avant les années 1980, les groupes féministes étaient issus de la gauche et de l’extrême gauche, et en étaient marqués. Par la suite, ces mouvements sont devenus moins dogmatiques, plus culturels, plus conviviaux. Peut-on dire que la recherche sur les lesbiennes s’est réfugiée dans les universités? Je ne le pense pas du tout. Marie-Jo Bonnet a dit que les lesbiennes étaient « absentes » entre 1980 et 1989. C’est complètement faux. Il s’est passé beaucoup de choses pendant ces années-là, non pas dans la recherche universitaire, mais dans les groupes lesbiens sur le terrain. Pendant les années 90, on a effectivement assisté à un clivage entre recherche universitaire et travail de terrain.

Florence TAMAGNE : J’ai rencontré, notamment en Angleterre, des personnes qui me demandaient tout de suite « Quelle est votre théorie? A quoi va servir votre recherche? » Comme si on n’avait pas le droit d’être un historien qui découvre les faits, comme s’il fallait que la recherche corresponde, et aboutisse, à ce que l’on doit démontrer. Or pour moi, la cause à défendre ne doit pas passer avant les faits.

Christian de LEUSSE : J’ai entendu Léo Bersani tenir des propos pessimistes. Il disait qu’arriverait un moment où les homosexuels seraient tellement bien intégrés à la société qu’ils n’auraient plus grand chose à réclamer, ayant tout obtenu. Heureusement Didier Eribon a montré que nous étions toujours en situation de combat, contre l’idéologie selon laquelle l’homosexualité est porteuse de mort. je souhaite que nous puissions créer des lieux de combat, mais aussi d’information. En France, nous n’avons rien de semblable à Homodok d’Amsterdam, aux centres de documentation qui existent en Angleterre et en Allemagne. Nous les homosexuels masculins de Marseille, en tout cas, sommes nuls en la matière, quelques individus mis à part. Et à Paris, la documentation est très dispersée. Le projet de Mémoire des Sexualités à Paris depuis 1983, à Marseille depuis 1989, c’était un peu de participer à la constitution de cette documentation. Nous avons rassemblé des éléments mais nous n’avons guère avancé, car nous n’avons pas consacré le temps et l’énergie (considérable) qu’il faudrait.

Une auditrice : Il existe à Paris, depuis 1983, les Archives de Recherche et de Culture Lesbiennes. L’ARCL possède un fonds qui porte sur l’histoire lesbienne à partir du début des années 1970. Il y a aussi une bibliothèque Marguerite Durand qui conserve des documents sur la lutte pour les droits des femmes. Chacun de nous doit songer à léguer ses archives à un centre spécialisé.