Le Quartier Réservé de Marseille et la question homosexuelle

 Le quartier réservé de Marseille (1878 -1943) et la question homosexuelle

Source : Marseille interdite 1878-1943, histoire du quartier réservé, de Martin Huc (mai 2024)

 

 

Le quartier réservé est créé en 1878

On passe de 88 maisons de tolérance – ayant reçu l’approbation de la municipalité – en 1882 à 22 en 1890

Les filles encartées passent de 715 en 1878 à 975 en 1900, la prostitution se criminalise clairement

 

Saltimbanques, musiciens et marginaux occupent les rues dans les années 1880-1900

Mais surtout la prostitution y est parquée

Jean Lorrain (1855-1906) écrivain homosexuel, décrit le quartier en 1902 « tous les métiers sont bons et il faut bien vivre », il y passe en 1893 et en 1897

Acrobates, jongleurs, magiciens, ventriloques, er pantomime comme le mime Séverin Gaffera

Le prestidigitateur Félicien Trewey y séjourne à 15 ans, il reste 2 ans au Café Vivaux

La concurrence acharnée des grands-music halls fastueux du centre-ville : Alcazar, Palais de Cristal, Variété-Casino dont les directeurs viennent chercher leurs têtes d’affiche au Café Vivaux qui ferme en 1880 (la halle à poisson s’y maintient jusqu’aux années 1930)

La chanteuse Frehel (Marguerite Boulc’h dite Fréhel, 1891-1951) vient s’y produire.

Le crime organisé s’installe dans les 20 premières années (1878-1900)

En 1892, les souteneurs se consacrent aux jeux de cartes, billard, cirques, petits théâtres, cafés concerts, sous-sols de cafés de jeu ; les music-halls ont leurs faveurs ; il y en a une vingtaine, le plus illustre l’Alcazar avec ses 1 600 places

Les spectacles du Café Vivaux, puis à sa fermeture en 1880, le grand bar Saint-Jean sur le quai du port et le bar-glacier de la place Victor Gelu sordide estaminet, le Palais de Cristal, le Variétés Casino, les cafés clinquants de la Canebière, les grandes brasseries du cour Belsunce et de la place de la Bourse

Souvent une pancarte indique qu’il est interdit de danser entre hommes pour éviter le racolage des homosexuels et des travestis

En 1898 le peintre félibre provençal Valère Bernard, ami de Jean Lorrain y passe en 1898, il est choqué par l’attitude osée de celui-ci avec les jeunes hommes de la rue Bouterie

Chez Aline est le bordel des artistes des bas-fonds de ma ville « la maison la plus relevée de marseille » au n°2 rue Ventomagy, Louis Audibert doyen des peintres y trouve refuge dès 1898

En1905 l’histoire du Quartier Réservé s’intègre à l’histoire de l’art et à celle de l’art en Provence

Les peintres y passent du temps : Charles Camoin, Matisse, Marquet, Louis Audibert, Verdilhan, Alfred Lombard, André, Ricardo Florès, van Dongen, Raoul Dufy ; et d’autres critiques d’art, médecins, cadres hospitaliers, l’écrivain Eugène Monfort, Guy de Maupassant y passe en 1889, Valère Bernard publie son roman Bagatoumi en 1894, photographes, philosophes, poètes, journalistes, cinéastes …

C’est le temps de la première bohème du quartier réservé

En 1906 Cocteau, 17 ans, est en fugue et trouve refuge dans le quartier réservé ; il y retournera régulièrement, appréciant les cinémas bleus de la rue Ventomagy et les petits mecs de la rue de la Reynarde

Camoin observe plusieurs scènes d’amours lesbiennes

Il y a aussi Chez Madeleine, le Cynthéeria, le bar Anna, il y aura les magasins de passe, la place Vivaux, les cagoles, les nervis, les tirailleurs, les sidis, les sénégalais

Horace Bertin (1842-1917) chroniqueur du quartier

Pendant la guerre de 14 c’est la cité des plaisirs de l’arrière

1914 les bagnes d’enfants où les gitons abusent des plus faibles, atmosphère de terreur où l’on apprend très jeune à démolir un mec à coup de chaussures pour n’être ni rançonné ni violé

Après-guerre, les adresses prestigieuses (Café Riche, British-American, Grand Café Glacier) se maintiennent ainsi que les music-halls

Dans les années 20 Chez Aline attire artistes et photographes allemand du Bahaus, les poètes surréalistes, les philosophes allemands et des cinéastes internationaux

Les attractions : chambres à voyeurs, salles de torture, « étalons humains » et autres spectacles vivants ; films pornographiques

Le « cinéma bleu » attire Paul Valéry, André Gaillard, Paul Eluard (ébloui par les sexes immenses sur écran)

Malgré la loi antidrogue du 12 juillet 1916, les drogues se diffusent dans le quartier ; et des célébrités viennent consommer ces drogues Walter Benjamin le haschich en 1928, Cocteau à 17 ans l’opium en 1907, Blaise Cendras et André Gaillard l’opium en 1927

Le quartier réservé de New Orleans a été fermé en 1917 ce qui a provoqué l’exil de nombreux afro-américains qui se sont engagés dans l’armée, et le jazz est arrivé en France

En 1925 les Cahiers du Sud deviennent l’épicentre intellectuel du midi de la France du sud, ils s’installent sur la rive sud du Vieux-Port, cour Jean Ballard, de nombreux écrivains, poètes et artistes y viennent pendant les 40 ans que vivra la revue littéraire

Au printemps 1925 Claude Mckay (1890-1948), romancier, poète jamaïcain, bisexuel, figure du Harlem Renaissance, lassé du racisme et de la ségrégation américaine, s’aventure dans le quartier en compagnie de son ami le photographe Man Ray (1880-1976)

En 1927 Claude Mckay accompagne la célèbre danseuse américaine Isadora Duncan dont la toilette et la prestance subjuguent les filles de la rue Bouterie

Mckay est le meilleur chroniqueur des bas-fonds de Marseille, avec Banjo ; il fréquente les soirées endiablées du Café Africain sur le port, où il rencontre le sénégalais Lamine Senghor et de nombreuses autres nationalités africaines

Dans les années 1926-1927 les batailles entre proxénètes noirs et blancs se développent, pour le contrôle de la prostitution à Marseille

En 1929 le Guide to the gay world of France du britannique Basil Woon ne recommande pas le quartier et met en garde les homosexuels sur sa dangerosité (il parle du « port le plus mauvais du globe… où la lie du monde semble d’être déversée », ils sont exposés aux « truqueurs », petits voleurs et aux maîtres-chanteurs

1929 introduit par André Gaillard, Paul Eluard est émerveillé par le quartier et le cinéma bleu, « quelle splendeur ! » écrit-il à Gala

Le peintre Marcel Leprin est la figure emblématique de la deuxième bohème du quartier réservé, avec sa petite fleur bleue, admirateur de Baudelaire, d’Oscar Wilde, de Villon ; orphelin à l’âge de 5 ans en 1891 une jeune prostituée de la rue Bouterie l’aurait pris sous son aile, il sera recueilli à l’orphelinat des frères salésiens de Don Bosco

L’écrivain Francis Carco se lie d’amitié avec les peintres

Claire et Toussaint Landi – Toussaint est l’archétype du maquereau corse vaniteux – sont les mécènes des artistes du quartier réservé, Claude Mckay les rencontre

Claire Landi est marié au juif algérien Henri Smadja, elle est proche du maire Henri Tasso (homme politique à partir de 1910, maire de 1935 à 1939), elle mène les filles à la baguette dans la rue Bouterie (propriétaire d’une quinzaine de magasins de passe de la rue)

Marcel Leprin est sous sa coupe

Leur cousin Antoine Gianelli est entré aux Beaux-arts en 1912, il sert de guide des quartiers chauds

Nombreux sont les artistes qui passent dans leurs bordels : Foujita, Vlaminck, Isadora Duncan, Paul Eluard, Cocteau, Dufy

C’est l’âge d’or marseillais de 1921 à 1926 selon Jean Tourette

Les peintres Pacsin et Kisling rencontrent les prostituées et découvrent une boite d’homosexuels d’accès plus difficile et dont Pacsin (Jules Pinkas d’origine bulgare arrivé en France en 1905) réussit à ouvrir les portes

Pacsin aime Lucy Krogh, il est protégé par les filles et les nervis, il se promène dans toutes sortes de bars et voit un jour une tapette nue portant pour seul vêtement une savate

Le peintre Moïse Kisling, proche de Toussaint Landi et de Paul Carbone, a pour maîtresse Manouche (Germaine Germain de son vrai nom, sur laquelle Roger Peyrefitte écrira un livre en 1972)

En 1926, Jean Genet 16 ans, s’y rend lors d’une fugue et s’y prostitue plusieurs jours durant et rencontre des prostitués de son âge (15-20 voyous) rue Bouterie et cour Belsunce, il parle de « ville chère aux pédés » ; en 1932 il reviendra et s’éprendra d’un flic ripou, l’inspecteur Bernardini, qui maque des filles à Belsunce et fréquente les gangsters du quartier de l’Opéra ; en 1934 il loge dans un taudis rue Bouterie avec 5 autres garçons, il attirent les pédés en maraude pour les dépouiller, les putains lui achète les objets volés ; en 1943 après 13 condamnations il sera sauvé par l’intervention de Cocteau qui parle du « plus grand écrivain de l’époque moderne »

 

En 1926 les philosophes allemands Walter Benjamin, Siegfried Kracauer et Ernst Bloch, venus voir les Cahiers du Sud, font un tour dans le quartier réservé, sur la foi des articles élogieux de Joseph Roth journaliste autrichien, venu en 1925  et 1929, il y reviendront plusieurs fois

En 1931 le photographe Pierre Verger évoque la classique tournée au quartier réservé avant son départ pour Tahiti

En 1931 Simone de Beauvoir, 23 ans, est enchantée par ce quartier, tandis que Victor Margueritte dans Ton corps est à toi en 1927 est scandalisé par les déboires d’une petite provençale engrossée lors d’un viol qui a tant de difficultés à se faire avorter

En 1932 Paul Valéry 61 ans, apprécie le « cinéma bleu », mais André Gide est révulsé par les bas-fonds et la racaille

Années 30 mémé Guerini tient le Paradou rue Saint-Saëns ; les filles occupent tant bien que mal les rues du quartier « aux côtés des invertis et autres travestis qui continuent de minauder dans la zone »

 

En janvier 1943, 14 ha sont détruits (15 000 déplacés), incluant les 3 ha occupés par le quartier réservé