TÉMOIGNAGE D’UNE DÉPORTATION ET D’UNE VIGILANCE
Pierre Seel : Contrairement à ce qui se passe maintenant, l’amour entre Jean et moi (en 1941) était un amour clandestin. Aujourd’hui les jeunes ont la chance de pouvoir crier leur amour, leur sexualité. Ce qui est radicalement différent des années d’avant-guerre. C’était alors très mal vu par la famille, la religion, l’entourage. Un jour, nous nous sommes rendu compte que nous étions surveillés depuis le lycée. Et lorsque la guerre est venue, c’est la police française qui nous surveilla. Aujourd’hui nous sommes peut- être fichés, mais tant que nous ne sommes pas des criminels nous ne risquons pas grand chose, ce qui n’était aucunement le cas en 1941 avec le code pénal allemand que subissait l’Alsace et la Moselle. Aujourd’hui, il existe des boites de nuit, des backrooms, à l’époque il n’y avait que les toilettes publiques.
Entre le domicile de mes parents et le lycée, il y avait une pissotière qui était un point de rencontre. Quand j’y repense maintenant j’ai un peu la nausée, c’était quand même un peu glauque. Est-ce parce que j’étais le plus faible parmi tous ces garçons (j’avais 17 ans), mais un de ceux que l’on appelait truqueurs, genre faux pédés, bref un voyou m’a arraché ma montre de communion (offerte par une des mes tantes qui était également ma marraine) qui était donc un cadeau précieux. J’ai alors crié au secours, tout le monde s’est envolé. Je me suis retrouvé seul. Et quand je suis allé raconter cette histoire, le commissaire qui me connaissait très bien (ainsi que mes parents), après lui avoir expliqué où cela s’était passé, s’est exclamé « si papa savait ». Je compris que je venais d’avouer mon homosexualité à la police française. Paradoxalement, par la suite cela m’a servi, car quand les nazis tombèrent sur ma fiche, n’ayant rien à avouer, cela m’a valu moins de torture que d’autres. Il n’en reste pas moins que ce fut un moment terrible. Les troupes nazies arrivèrent à Mulhouse, avec tout ce que cela comportait comme changements et comme terreur. Par exemple, je n’ai pas pu continuer mes études, ainsi que mon ami. Un soir que je rentrais chez moi, ma mère m’apprend que j’étais convoqué le lendemain à la Gestapo. Je n’étais pas seul dans ce cas, car le même jour nous étions au total douze homosexuels (tous fichés) à être convoqués. Ce fut treize jours de tortures. Par exemple nous étions à genoux et avec des règles en bois qu’ils avaient brisées en trois ou quatre, ils nous labourèrent l’anus. Il y avait du sang partout. Sur la liste (que détenait la Gestapo) de tous les homosexuels notables de Mulhouse figurait l’ensemble du cercle d’étudiants dont Jean et moi-même faisions partie, avec en tête l’aumônier. Sur cette liste était aussi marqué le nom de l’un de mes frères. Nous n’avons ni cédé aux tortures, ni parlé. Et c’est grâce à notre silence qu’ils purent continuer de vivre, qu’ils purent ne pas aller au camp de concentration. En somme, c’est Jean et moi qui avons payé pour les autres. Je le dis sans méchanceté, sans haine ni rancune.
Intervention de Pierre Seel aux UEEH (Universités Euroméditerrannéennes des Homosexualités de Marseille/Luminy) en juillet 2000