par Anne Guérin
« François Mauriac, c’est la grande chose de ma vie » : ainsi Daniel Guérin résumait-il une très longue amitié, née d’une rencontre avec l’écrivain dans le jardin du peintre Jacques-Emile Blanche qui faisait son portrait, en 1923. Guérin avait alors 19 ans, et Mauriac la quarantaine.
De son côté Mauriac resta attaché, probablement jusqu’à sa mort, à ce « petit païen », son « cher enfant de gauche » qui fut, surtout pendant les années 1920, l’un des rares, parfois « le seul, ami auquel Mauriac puisse tout confesser, ou presque, de ses penchants intimes », comme l’écrit Jean-Claude Barré dans son Mauriac : une biographie intime ( tome 1, 1885-1940, Fayard, 2009).
Ce qui nous reste de cette amitié sans fard, « qui a toujours été platonique, mais dans laquelle nous échangions nos souffrances homosexuelles » (écrivit Guérin), c’est la correspondance dont Barré nous livre de nombreux extraits, écrits entre 1924 et 1929.
Les seules lettres de Guérin que cite J.-L. Barré datent de 1924. Guérin y explique qu’après ses « doux tête-à-tête de la quinzième année, dans la pénombre des chapelles », il avait rompu avec la religion qui « supprime ce qu’il y a de plus beau en l’homme, l’action et l’intelligence, qui ordonne de tendre la joue droite et n’ouvre le Paradis qu’aux faibles d’esprit ». Mais il avoue qu’ « il ne [lui]} reste plus qu’à aimer dans le vide, à étreindre un beau corps tout en le sachant périssable, à crier l’amour de la vie en face de la mort ». Il se présente peu après à Mauriac comme « un mystique inconsolable », sachant que « quelque chose manque toujours à notre coeur. »
« Voilà pour vous une humble raison de se mettre à genoux, réplique Mauriac, et lorsque vous aurez consumé au feu de cet amour beaucoup de corps – de ces corps qu’aucune étreinte ne nous donne – peut-être vous souviendrez-vous de ce que je vous écris ici… »
« Mon pauvre enfant, poursuit Mauriac dans une lettre ultérieure, que je voudrais vous défendre contre vous-même et contre les fantômes que crée votre appétit de tendresse ! »
Plus tard, Mauriac à son tour fait part au jeune homme de son propre tourment : « Moi non plus, je ne prie plus ; mon mysticisme m’apparaît comme une forme de ma misère. J’ai honte de prier comme de crier. J’englobe tout cela dans le dégoût sans nom que j’ai de moi-même. »
« Mon cher Daniel, qu’il est étonnant que si loin l’un de l’autre par l’âge nous souffrions de la même peine ! Le coeur atteint vite l’extrême bord de la douleur et il s’y tient jusqu’à son dernier battement. Rien de changé pour moi – rien que l’affreux calme de l’absence – cet abrutissement des yeux qui ne voient plus, des mains qui ne touchent plus – cette impuissance à retrouver en soi l’image bien-aimée, à réentendre sa voix : ce goût du néant dans la bouche – et je n’ose vous dire toutes mes pensées. »
« Impossible de me dépêtrer de Dieu. Impossible de me dépêtrer de l’être que j’aime ».
« J’ai regardé de votre côté […] Je rêvais de m’enfoncer à votre suite dans une vie où j’aurais sans doute été dès les premiers pas – dès le premier corps – immobilisé […] Je regarde cette photo que vous m’envoyez – cette décharge en plein cœur… oui, j’aurais pu m’enfoncer dans ce paradis… mais maintenant, voyez, je suis calme. »
En 1961, Mauriac demande à Guérin de lui restituer « ce qui dans cette correspondance est trop personnel pour que je puisse exposer les miens aux risques d’une publication posthume. Non qu’il y ait rien là dont j’aie à rougir ». Mais Mauriac ne souhaite pas « voir exposé à la curiosité […] le pauvre être que je fus entre 1924 et 1928 ! »
Guérin conserve ces lettres. Après la mort de leur auteur, en 1970, il souhaite les publier. Il obtient l’autorisation de Claude, l’aîné des enfants Mauriac, mais pas celle de Jean, le second[1]. Déçu, Guérin voudrait malgré tout faire état de ces lettres, sans les citer. « Mais comment ? On ne peut tout de même pas paraphraser un François Mauriac ! » se lamente-t-il. Il y renonce, et fait don des lettres au fond Mauriac de la Bibliothèque Doucet à Paris.
Mais les temps vont changer… En 1881, Caroline Mauriac, épouse de Jean, publie la correspondance de François Mauriac sous le titre Lettres d’une vie. Dans le premier volume figure certaines lettres adressées à Daniel Guérin et conservées à la Bibliothèque nationale. A son tour J.-L. Barré puisera dans les deux fonds, avec l’autorisation de la famille. Caroline Mauriac publiera prochainement un dernier volume de la correspondance de son beau-père…
François Mauriac et Daniel Guérin ont traité d’autre sujets que la sexualité et la foi : publiquement homme de droite, Mauriac confie dès 1925 à son jeune ami, à propos du soulèvement d’Abd-el-Krim au Maroc, « le tragique de cette guerre » colonialiste qu’entreprend la France «et la part de vérité que contiennent les protestations communistes » ! Trente ans plus tard, Mauriac se prononcera pour l’indépendance du Maroc. Puis de l’Algérie. Enfin, en 1965, il rejoindra, à la demande de Daniel Guérin, le Comité pour la Vérité sur l’affaire Ben Barka, dont ils seront tous deux co-fondateurs.
AG
[1] Les lettres appartiennent légalement à leur auteur et au destinataire, mais ne peuvent être publiées qu’avec l’accord de l’auteur ou de ses héritiers.